CHAPITRE X

Vétel fanfaronnait quelque peu en prétendant qu’il tenait toute la ville, sinon pourquoi organiser un convoi de plusieurs glisseurs bondés d’hommes armés jusqu’aux dents ? En outre, nous avons effectué un trajet tellement surchargé de détours et de demi-tours qu’il a duré trois fois plus que nécessaire.

À notre arrivée à l’hôtel, deux groupes ont été prendre position aux extrémités de la rue pour en bloquer l’accès. Ce qui laissait tout de même à Vétel une escorte d’une douzaine d’hommes, en pénétrant dans le petit hall d’accueil qui avait rarement dû recevoir une telle foule en une fois. On m’avait libéré les jambes, mais remis le harnais magnétique autour du torse. Je pouvais marcher, rien de plus.

J’ai regardé autour de moi, l’air méfiant, puis j’ai attiré d’un signe de la tête l’attention de Vétel qui distribuait des instructions à quelques-uns de ses hommes.

— Tu changes d’idée, Dorty, m’a-t-il demandé avec un sourire faux, tout en caressant les cheveux de Jarle qu’il avait gardé près de lui durant tout le trajet.

— Non, mais il y a deux choses qui m’ennuient…

— Dis toujours…

— Quand tu connaîtras le secret, je ne te serai plus utile. Et je ne possède déjà plus rien, tes hommes m’ont ratissé les poches… Je veux pouvoir quitter Garmalia et rentrer chez moi, avec un honnête pécule.

Il a un bon sourire.

— Bien entendu. Une fois que je serai certain de maîtriser le secret.

Je ne me faisais guère d’illusions, mais maintenant, je suis tout à fait certain du sort qui m’attend… si je ne manœuvre pas à la perfection durant les prochaines minutes. J’enchaîne de suite :

— À propos du secret…

— Oui ?

— Je crois que le secret est compliqué à expliquer, mais pas à comprendre. Si nous sommes trop nombreux, ce ne sera plus vraiment un secret.

Il comprend très vite. Il regarde autour de lui. À la manière dont il dévisage ses sbires, je vois tout de suite que j’ai frappé juste.

— Je monterai seul avec toi, le gosse et un seul homme. Il ne parle que son patois d’un monde arriéré. Un peu comme Mérina, mais en pire. On laissera même Moran ici, pour ne pas s’encombrer.

C’est gagné, et j’ai bien du mal à rester impassible !

Ma chambre est au quatrième. Vétel a quand même envoyé un groupe de trois hommes vérifier si les alentours étaient libres avant que nous ne passions dans le puits gravitique. Les Transvitalistes n’ont pas pris de gants : ils ont fait évacuer tout l’étage par les quelques occupants présents à cette heure.

Ma chambre est située par bonheur à l’extrémité d’un couloir qui fait un coude. Les hommes que Vétel a laissés au débouché du puits ne nous verront pas même si la porte reste ouverte.

Vétel me pousse devant lui pour entrer, tout en tenant Jarle par l’épaule. Il ordonne à son équipier de refermer la porte. Il ne s’est encore rien passé. Le mentator ne réagira que si quelqu’un le manipule, le soulève, le retourne. Je ne tenais pas à retrouver tout le personnel de service paralysé en regagnant ma chambre.

— Où est-il ?

Du menton, je lui indique la seule armoire de la pièce.

Il hésite avant d’ouvrir.

— Quel genre de piège ?

— Un explosif à haute puissance. De quoi ravager toute cette aile de l’immeuble, et briser les vitres de tout le pâté de maisons.

Vétel pâlit d’abord, puis sourit :

— Tu ne tiens pas à te suicider, Dorty ?

Comme je fais signe que non, il ouvre l’armoire, puis se fige.

Je suis resté immobile. Ce n’est pas l’effet du mentator qu’il n’a pas touché. Seulement une dernière hésitation.

— Vas-y, Lugo, fait-il à son homme de main.

Il ne se doute pas que je comprends cette langue-là aussi.

Malgré son ignorance de ce que nous venons de nous dire, Lugo doit avoir compris qu’il y a du danger. Il regarde son chef, l’air méfiant. Vétel se tourne vers moi :

— Comment la désamorcer, cette bombe ?

— Il faudrait que j’aie les mains libres…

— Pas question ! Tu guideras celles de Lugo. Tu seras d’autant plus prudent si tu as ta place aux premières loges, tout comme ton cousin. D’accord ?

— Puisqu’il le faut…

Je prends le ton d’un vaincu qui voit s’échapper sa dernière chance d’éviter la défaite, alors que je ne suis plus qu’à un fil de la victoire.

Vétel pousse Lugo vers l’armoire, tout en restant derrière lui. Protection dérisoire, si j’ai dit la vérité au sujet de l’explosif. Elle est tout aussi dérisoire face à la puissance du mentator. Lugo regarde dans l’armoire, écarte quelques vêtements. Je lui dis où chercher.

— Il peut le prendre en main ?

— Oui, mais doucement. Pas de chocs, pas de gestes brusques.

Lugo pose la main sur le coffret, le soulève et se fige aussitôt. Cette fois, c’est l’effet du mentator. Vétel s’affaisse lentement et j’entends Jarle tomber à terre dans mon dos.

Même avec les mains entravées, trouver la clé des liens magnétiques dans les poches de Vétel a été un jeu d’enfant. C’est lui qui porte les liens maintenant, et Lugo le harnais. Je les ai bâillonnés tous les deux. Ensuite seulement, j’ai débranché le mentator.

Il ne doit pas s’être écoulé un quart d’heure depuis que nous sommes entrés dans la chambre. Ce n’est pas encore suffisant pour que les hommes de Vétel s’énervent et osent venir aux nouvelles.

Vétel s’est réveillé. Je l’installe devant le visiophone intérieur, que je branche.

— Dis à tes hommes qui sont à la réception que j’ai besoin d’outils. Qu’ils aillent les chercher à l’astroport, c’est seulement là qu’on peut en trouver de semblables. Qu’ils rappellent aussi ceux que tu as laissés près de l’ascenseur… Je te laisse libre d’inventer les détails… en te conseillant d’être fort prudent dans ce que tu diras.

Dès qu’il a fini de parler, je l’assomme et j’arrache les connexions de la visio. Je regarde dans le couloir. Personne. J’entraîne Jarle, sans oublier mon sac dans lequel j’ai remis le mentator. J’ai fait les poches de Vétel et de Lugo et récupéré une honorable liasse de munits, ainsi que deux fulgurants.

Dans le hall de l’hôtel, j’aperçois Moran affalé dans un fauteuil, encore moins brillant que la dernière fois. Il est à peine conscient. Il n’y a que deux hommes pour le garder, mais j’en vois d’autres à l’extérieur. J’hésite. Je m’apprête à l’abandonner à son sort pour filer par une sorte de service quand un tumulte s’élève dans la rue. J’entends siffler des fulgurants, ça hurle sur la gauche. Les deux hommes se précipitent au-dehors après avoir jeté un bref coup d’œil sur leur prisonnier. Les cris se multiplient. Je pénètre dans le hall, laissant Jarle en arrière. En un tournemain Moran est libre. Je ne lui dois rien, vraiment, mais il peut m’être utile. Et j’ai quand même plus de sympathie pour lui que pour Vétel… Je le porte plutôt que je ne l’entraîne vers le puits gravitique que nous utilisons jusqu’au dernier étage. J’y force la porte d’une chambre, que je barricade ensuite sommairement en poussant le lit devant.

Les liaisons visio avec l’extérieur fonctionnent normalement, mais il nous faut plusieurs essais pour tomber sur un groupe fidèle à Moran dont les troupes tiennent fermement l’astroport. Ils ne sont pas en mesure de forcer les barrages des Transvitalistes, mais on va nous envoyer un hélic.

Nous grimpons sur le toit. Nous n’avons plus qu’à attendre, en espérant que ça ne durera pas trop longtemps et surtout que personne n’ait l’idée de venir nous chercher ici. Heureusement, en bas ça bagarre de plus en plus ferme et les hommes de Vétel sont trop occupés pour penser à autre chose qu’à leur survie immédiate.

L’hélic est arrivé. Un engin civil, léger. Un seul homme à bord, le pilote, un gars plutôt soigné, bedonnant, entre deux âges. Ce n’est pas un as, et il hésite avant de se poser sur l’étroite plate-forme qui couronne l’hôtel, mais quand il aperçoit Moran, le visage ensanglanté, il plonge. Nous sautons à bord et il repart aussitôt. Je lui indique une destination au sud de la ville.

— On m’a dit de retourner directement à l’astroport avec le Siran.

— Petit changement : directement après m’avoir déposé là où je te l’indiquerai. Mais tu peux communiquer que le Siran est vivant et en sécurité.

J’ai un fulgurant en main, et il n’insiste pas, transmettant rapidement l’information puis débranchant ostensiblement la radio pour me prouver sa bonne volonté.

Je l’interroge. La situation de Moran n’est pas aussi noire que l’avait dépeinte Vétel. Les Moranistes ne se sont pas débandés lors de la disparition de leur chef. Ils tiennent de nombreux points forts et regagnent lentement le terrain perdu. Maintenant que Moran est – presque – revenu à leur tête, le pilote ne doute plus de la victoire.

Je rebranche la radio, sur les ondes commerciales. On annonce que le calme revient peu à peu dans Gar, dont nous survolons la banlieue. L’un des principaux chefs, un adepte du Huitième Cercle, vient d’être fait prisonnier dans un hôtel, sommairement jugé et exécuté. Il s’appelait Vétel, précise-t-on et sans lui la résistance transvitaliste ne peut que s’effondrer.

Ces bonnes nouvelles pour Moran ne me feront cependant pas changer d’avis. Je veux d’abord trouver un endroit calme pour le gosse, et si nous avons tous deux échappé à Vétel, ce n’est pas pour nous retrouver plus ou moins prisonniers de Moran. Il m’est plutôt sympathique, mais la raison d’État peut le pousser à oublier son côté humain et même chevaleresque.

Tandis que Gar disparaît derrière nous, je réfléchis rapidement. Dans toute l’affaire, j’ai finalement pris indirectement le parti de Moran. J’irais même plus loin, si je pouvais corriger certaines choses qui ne me plaisent pas dans ses projets.

Le mentator m’en donne la possibilité.

C’est tellement énorme que je suis un instant tenté de balancer mon sac par la fenêtre…

Je ne saurai jamais si c’est mon libre arbitre qui a repoussé cette tentation ou si j’ai agi sous l’effet du mentator. C’est un engin terrible, dont nul n’a jusqu’à présent utilisé tout le potentiel, tout simplement parce que les autres modèles ont toujours opéré sous un contrôle strict, et sur la base d’un programme limité.

À moins que les quelques fois où des mentators ont été libres d’aller jusqu’au bout, ils n’aient fait que pousser à la folie et à la mort les esprits et les corps qu’ils dirigeaient. J’ai eu beaucoup de chance que Moran, jouant sans le savoir le rôle d’un précepteur, m’évite ce sort et m’accorde quelques semaines de repos mental. Le temps de digérer ce qu’il m’avait déjà enseigné, de mûrir et de devenir assez fort pour rester maître de lui tout en l’utilisant.

Mais je suis peut-être plein d’illusions sur mon libre arbitre, même en cet instant…

Quoi qu’il en soit, je n’avais pas tort en prétendant, pour abuser Vétel, que le mentator recelait une bombe capable de ravager un pâté de maisons.

J’étais seulement en-dessous, bien en-dessous de la vérité. Le mentator est assez puissant pour ravager un Empire… !

J’ai survécu à la pression du mentator, dans la première phase, mais sans que la mission dont il me faisait dépositaire soit accomplie. Sur la planète morte, un corps attend toujours d’être tiré de stase. Pour l’en libérer, il faut que je sois libre moi-même. Et assez riche pour monter une expédition. Et assez puissant pour que personne ne se mette cette fois sur mon chemin. Le mentator veut pour moi cette liberté, cette richesse et cette puissance.

Pour le moment, comme ces objectifs m’intéressent aussi, j’ai décidé de jouer son jeu. Ou bien il me fait croire que c’est ce que j’ai décidé.

Je vais garder Moran avec moi. Officiellement pour le soigner, et c’est vrai qu’il en a besoin. D’ici une semaine, il devrait être en état de reprendre la tête d’un mouvement qui, je l’espère, aura nettement pris le dessus. Il sera physiquement rétabli. Moralement, je ne peux rien garantir. On dirait qu’un ressort s’est brisé en lui depuis qu’il a été capturé. Je vais essayer de faire quelque chose. Je sais ce dont le mentator est capable. Certainement assez pour que Moran fasse illusion et administre durant quelques années son Empire, le temps que les changements deviennent irrémédiables, même s’ils ne sont pas tous aussi fondamentaux que le veut le plan de Hulor.

L’hélic survole une région de moyenne montagne. Le pilote est resté silencieux. Je me rends compte que mon fulgurant est toujours braqué sur lui.

— Où sommes-nous ?

— Presque au-dessus de Torboy, répond-il après avoir consulté ses instruments.

— N’est-ce pas une région célèbre pour ses cavernes et ses gouffres ?

J’ai lu un jour quelque chose là-dessus, à moins que cette connaissance ne me vienne du mentator. Le pilote confirme.

— Trouve-nous une auberge. En dehors de la ville, mais pas trop loin.