CHAPITRE VI
— Je ne te savais pas aussi efficace, Dorty, me lance Moran alors que nous nous éloignons du village. Et tu as même emmené Gorla.
Il parle de mon prisonnier, évidemment.
— Ça m’aurait fait mal qu’il s’en tire avec seulement un quart d’heure d’inquiétude. Mais ceci dit, je me suis surpris moi-même…
J’éclate de rire, mais ce n’est pas de la fausse modestie, ni même de la vraie. Malgré l’entraînement dans la Garde, je ne me croyais pas capable de réagir aussi vite. Ou aussi bien. Et même si je suis costaud, transporter le dénommé Gorla sur mon dos comme un vulgaire paquet de linge ne fait pas partie de mes talents habituels.
— Qui est-ce ? fais-je en le désignant du canon de mon fulgurant que je continue à tenir pointé sur lui.
— Un initié du Septième Cercle. Le responsable des Transvitalistes sur Yryr. En principe un allié, même si ce n’était que momentané.
— Le moment en question s’est terminé un peu brutalement…
Il ne répond pas, se contenant d’acquiescer d’un hochement de tête. Pas encore vraiment remis du choc, il semble avoir bien du mal à digérer les trahisons qui l’entourent. Pourtant, il devrait sinon y être habitué, du moins s’y attendre.
— C’est donc lui qui a ordonné l’opération contre toi.
— Certainement. Avec l’appui de Vétel, en qui j’avais pleine confiance. Maintenant, je me souviens : Vétel avait insisté pour que je ne signale à personne où nous allions. Par prudence…
— Il y a longtemps que tu es allié aux Transvitalistes ?
Il ne réagit pas au tutoiement. Après ce que nous venons de vivre, il admet non seulement que nous sommes ensemble contre les autres – une décision que j’ai prise sans réfléchir – mais qu’il y a entre nous une certaine forme d’égalité.
— Nous n’avons jamais été vraiment alliés. Nous collaborons parfois, pour des opérations communes, mais chacun est libre de mener sa propre action au sein de l’association. Tôt ou tard, nous devions nous opposer…
— Un moment qui est venu plus vite que prévu. Pourquoi ont-ils brusquement changé d’attitude ?
— Je ne sais pas…
Il me regarde. Ses yeux se font vagues, comme s’il pensait à autre chose. Non, comme s’il voulait oublier et me faire oublier qu’il vient de me fixer. En effet, le seul élément nouveau de l’équation susceptible de changer les données du problème, c’est moi. Ou plutôt les secrets que je suis censé détenir.
Sont-ils tellement cruciaux pour les causes en présence que l’une d’elles n’a pas hésité à rompre une association bien profitable pour s’emparer de moi ? Il est vrai que s’ils s’emparaient de Moran, ils décapitaient ainsi son mouvement et pouvaient espérer récupérer une partie des mécontents qui le suivent…
Je voudrais bien savoir quels sont ces secrets, quel est ce trésor. Mais si je pose la question trop franchement, il en déduira logiquement que j’en ignore tout et même que la bague et moi sommes parfaitement étrangers l’un à l’autre.
Qui me garantit qu’il sera à ce moment aussi bien disposé à mon égard ? Je ne tiens pas spécialement à un statut de cadavre en sursis, même si ce n’est qu’une accentuation de notre sort naturel !
Seul le vrombissement des pales trouble le silence qui est tombé entre nous. Mara, à qui je pose la question, me dit qu’il y a un quart d’heure de vol avant d’atteindre la base. Comme je lui demande si elle a pu emporter mon sac, elle fouille à ses pieds et me le tend. Au moment où je le prends, un trou d’air secoue l’appareil et le sac m’échappe à moitié. Il se retourne, s’ouvre, et le coffret en tombe. Avec ces réflexes ultra-rapides que je me suis découverts depuis peu, je le saisis avant qu’il ne touche le plancher de l’appareil et je le range dans le sac.
Personne ne dit rien, mais j’ai intercepté le regard de Moran, qui s’est figé en apercevant le coffret. C’est un objet qu’il connaît et auquel il attribue une certaine importance. Il reste silencieux et l’hélicar continue son vol. Tout à coup, frappé par une idée subite, il se penche sur le tableau de bord et branche le micro. Je suis très attentif : il va peut-être commander un comité d’accueil spécial en mon honneur. Non, il raconte simplement ce qui s’est passé, sans insister sur les détails, et ordonne qu’on envoie une équipe sur place. Il insiste pour qu’elle soit commandée par un certain Lomax, en qui il paraît avoir pleine confiance. J’ai l’impression que Vétel et ses hommes ne doivent pas s’être attardés sur les lieux et je ne comprends pas comment Moran n’a pas pris cette mesure plus tôt.
C’est seulement lorsqu’il se tait et se rencogne dans son fauteuil, la mine sombre, que je me rends compte qu’il a une fois de plus utilisé le spran… et que cette fois, j’ai tout compris sans faire le moindre effort !
*
* *
Moran est reparti. Le commando lancé sur le village de Mara n’a retrouvé ni Vétel ni aucun de ses hommes, pas même les cadavres de ceux que nous avons abattus. Mara est retournée chez elle, avec une escouade chargée de protéger les lieux.
Moi, je suis dans le village qui se trouve non loin de la base où le 428 s’est posé. Je suis traité avec beaucoup de courtoisie par tous ceux que je rencontre… et il y a toujours quelqu’un sur mon chemin quand je décide de me promener ! Ça ôte une bonne part de son charme à la forêt et je ne m’éloigne pas souvent de la cabane qu’on m’a allouée.
Une autre raison pour laquelle je me promène peu est la fatigue qui ne cesse de s’appesantir sur moi. La pesanteur d’Yryr est un peu plus élevée que celle de Mérina et j’espère que je finirai par m’y habituer, ou que nous partirons d’ici avant que je ne sois complètement épuisé. J’envie tous ceux qui m’entourent et se comportent comme si leur poids était normal. Et ce ne sont pas tous des colons de la seconde génération, accoutumés depuis leur naissance aux conditions locales.
Chacun ici a une tâche précise, sauf moi, et cette inaction me pèse presque autant que la fatigue. Je ne sais si je pourrais faire quoi que ce soit d’utile, mais j’espère qu’au retour de Moran, il me confiera quelque chose à faire. Le boulot ne doit pas manquer, si le bulletin quotidien d’information dit vrai : les combats se multiplient et l’opposition, tant avec les forces impériales qu’avec les Transvitalistes, a pris la forme d’une guerre ouverte. Nous remportons un certain nombre de succès. Ce ne sont encore que des coups d’épingle dans la puissance impériale, mais la Garde ne semble pas venir à bout de cette double insurrection.
L’arme secrète du Siran, cette sorte de pompe qui vide les piles de leur énergie, ne doit pas y être pour rien. Jusqu’ici, je n’avais fait que suspecter son existence. Depuis, quelques lambeaux de conversation m’ont confirmé que j’avais vu juste.
*
* *
Le quatrième jour, à l’aube, le village a été secoué par un branle-bas inhabituel. Alors que je contemplais encore ensommeillé le spectacle de l’activité généralisée qui n’était pas sans ressembler à celle d’une fourmilière en folie, un messager est venu me trouver pour me communiquer d’être prêt à partir.
Prêt, je l’étais sans qu’on doive m’avertir, mais ce message qui ne contenait aucune autre information m’intriguait. Je me suis mêlé aux autres pour tenter d’en savoir plus. Sans succès. L’ignorance se lisait sur presque tous les visages. Ou le refus de parler. J’en ai été réduit à passer la bretelle de mon sac sur mon épaule et à attendre le plus patiemment possible.
Heureusement, cette attente n’a pas été fort longue. Moins d’une heure après le message, un glisseur débouchait de la forêt. Dix minutes plus tard, j’étais dans la clairière. Le 428 glissait lentement sur les rails pour se mettre en position de départ. Un hélicar est arrivé peu après. Moran en a débarqué, accompagné d’un groupe d’officiers. J’ai aussi reconnu Médak, le pilote, son presque frère.
Je n’ai pu échanger qu’un bref regard avec Moran et ce n’est que plusieurs heures plus tard, alors que l’astronef s’était endormi dans la routine d’un vol de longue durée, qu’il m’a fait convoquer. Il m’attendait dans les appartements du commandant de bord, seul et détendu.
— Dorty, le moment de choisir est arrivé… Es-tu avec moi ou contre moi ?
Avant de me laisser le temps de répondre, il a enchaîné :
— Que tu m’apportes ton aide ne changera rien à mes décisions, mais pèsera sur mes plans, et sur la durée de la guerre. Cela n’aura aucune influence sur l’issue du combat, pour l’Empire tout au moins, car tous le savent condamné. La volonté de résister n’existe plus que chez quelques officiers isolés et une bonne part des hauts dignitaires, mais ils cherchent seulement à préserver leurs avantages. L’Empire va être vaincu. La seule incertitude est de savoir si c’est moi qui en serai le vainqueur !
— Les Transvitalistes…
— … pourraient fort bien l’emporter, tu as raison de les mentionner.
Je m’apprêtais à faire un commentaire, mais tout à coup je me suis levé et j’ai lâché une longue série de chiffres, entrecoupée de quelques lettres. C’est seulement quand je me suis tu que j’ai reconnu des coordonnées spatiales. Lesquelles ? J’aurais été fort en peine de le préciser !
— Enregistré ? a lancé Moran à la cantonade.
Une voix a répondu par les transmissions internes que c’était fait, puis a demandé des instructions.
— Calculez immédiatement la nouvelle route, a ordonné Moran.
Il ne m’a pas posé d’autres questions et m’a invité à le suivre dans le module de pilotage. J’ai tout observé avec une curiosité à la fois intense et lointaine. J’étais préoccupé par ce que je venais de dire, tout en ne réussissant pas à m’inquiéter d’un comportement aussi étrange. J’ai fini par me lasser et je suis retourné dans ma cabine. Je me suis endormi presque aussitôt.
*
* *
J’ai revu Moran plusieurs fois durant les jours suivants, mais il était chaque fois trop occupé pour me consacrer plus que quelques instants d’une conversation banale. Nous n’avons plus reparlé ni de ses projets, ni des Transvitalistes ou des chiffres que j’avais fournis. Quant au reste de l’équipage, il se tenait à distance, échangeant à peine avec moi les mots indispensables à la vie commune. Un peu comme si on me considérait comme un malade contagieux, qu’il est dangereux de trop fréquenter. Sans trouver cette attitude agréable, ou simplement normale, je ne parvenais pas à m’en inquiéter. J’étais détaché de tout, si loin, si loin…
Moran m’a finalement demandé de le rejoindre dans le module de commande. En y arrivant, la première chose qui m’a frappé fut la vue d’un soleil d’un bleu intense, très brillant, qui remplissait les écrans de vision extérieure. Je suis resté un instant immobile à contempler cette étoile. J’ai fini par distinguer deux points lumineux trop brillants pour être de lointaines étoiles au moment même où l’officier navigateur annonçait :
— Le système comporte cinq planètes. Laquelle est la bonne ?
La bonne ? Je n’en sais rien, mais en même temps, j’entends ma voix qui explique :
— La seconde. Il faut chercher des ruines dans la zone équatoriale.
Je suis sur le point d’ajouter quelque chose, mais je sens ma gorge qui se bloque et je me contente d’observer d’un regard qui doit être halluciné l’un des points lumineux. Celui-ci se met à grandir, car le 428 s’en approche à grande vitesse.
Tout le temps que dure l’approche, puis après, alors que nous décrivons une dizaine d’orbites autour de la planète pour découvrir les ruines, je reste silencieux, prisonnier à l’intérieur de moi-même.
Il nous faut bien des passages pour situer ces fameuses ruines. En fait, il y en a plusieurs zones, mais cette fois, je ne dis rien. Il faudra donc explorer plusieurs villes mortes.
Moran choisit logiquement de commencer par les ruines les plus étendues, qui se situent au bord d’un lac d’un millier de kilomètres carrés, au milieu d’une jungle épaisse qui les attaque et les recouvre peu à peu.
Lors d’un dernier survol à basse altitude pour trouver un endroit propice à l’atterrissage, nous découvrons qu’en fait, la ville a dû s’étendre sur tout le pourtour du lac, mais la végétation en recouvre les trois quarts depuis si longtemps qu’une couche d’humus noie complètement les ruines. Encore quelques siècles et plus rien n’aurait été visible.
Une vaste esplanade à peu près dégagée subsiste au milieu de la ville et le 428 s’y pose. Ce n’est qu’à ce moment que je découvre que l’aviso n’est pas seul pour cette expédition. Un second aviso et un cargo de tonnage moyen nous rejoignent bientôt sur l’esplanade.
Moran, prudent, a d’abord fait pratiquer les analyses habituelles d’atmosphère, puis fait descendre quelques groupes de reconnaissance en spatiandres de combat. Leurs premiers rapports ne tardent pas : la ville est parfaitement déserte et aucun danger flagrant ne se manifeste. Moran autorise tout le monde à débarquer, sauf les bordées de quart, mais interdit de s’éloigner de l’esplanade tant qu’une exploration plus détaillée n’a pas été effectuée.
Le soleil venait de se lever sur les lieux quand nous nous sommes posés et, la durée de la journée étant légèrement plus courte que le standard, nous avons une dizaine d’heures de lumière devant nous. On commence à dresser des abris de toile qui nous couperont des rayons lumineux trop violents pour les supporter longtemps. Dans l’après-midi, les patrouilles ont visité les ruines dans un rayon d’un kilomètre autour de l’esplanade sans rien signaler de dangereux. Alors Moran autorise les excursions individuelles, mais organise en même temps une surveillance permanente des abords.
Il ne s’est plus adressé à moi depuis que j’ai indiqué où chercher les ruines. De mon côté, je n’ai rien à lui dire. Je contemple tout ce spectacle mi-amusé, mi-intrigué. Je suis superficiellement curieux de tout, à commencer par mon propre comportement. Je regarde le camp s’organiser et je m’arrange pour n’être jamais bien loin du Siran, sans vraiment le suivre dans tous ses déplacements.
Avec la fin du jour, les premiers rapports sur la ville elle-même commencent à s’accumuler. Il n’y a pas de véritables archéologues dans les troupes de Moran mais quelques amateurs tentent, par comparaison des styles de décoration, ou au moyen d’appareils de datation hâtivement bricolés, de retracer l’histoire de la ville. Certains bâtiments ont plusieurs millénaires, les plus récents ont au moins une demi-douzaine de siècles.
Par moments, je suis curieux de savoir où j’ai entraîné Moran. À d’autres, je ris intérieurement parce que je le sais fort bien… sans pouvoir mettre un nom sur ce monde. Je connais toute son histoire, du moins celle qui compte pour moi, et je me doute des causes de la disparition de cette civilisation.
Je ne sais pas, et je sais exactement ce que cherche Moran ici. Ce qui ne veut pas dire que je sache où le trouver. Ça se trouve peut-être de l’autre côté du lac, dans la partie de la ville submergée par la forêt. Mais Moran prendra le temps de fouiller, et il trouvera.
Il y est obligé, il a trop besoin de moi.
J’éprouve quelque mal à dissimuler un sourire de triomphe à cette pensée. En même temps, je frissonne de terreur. Je me demande ce qui m’arrive.
Nous avons passé la nuit à bord des astronefs. Moran estimait cette précaution indispensable.
Le matin, quand je me suis éveillé avec les autres, tiré du sommeil par la stridence des klaxons, je me sentais particulièrement mal en point. Une migraine sourde me rongeait le crâne et j’avais les muscles douloureux, comme si je m’étais battu pendant mon sommeil. J’ai avalé une double dose de l’analgésique le plus puissant que j’aie pu trouver en regardant mes mains qui tremblaient. J’ai lentement commencé à me sentir mieux, mais j’aurais menti en prétendant me trouver en pleine forme.
Je suis sorti du 428. Moran était déjà sur l’esplanade, organisant les patrouilles. Lui-même s’était équipé pour une longue marche. Une poignée d’hommes l’entourait. J’ai reconnu quelques soldats, mais il y avait d’autres hommes, venus probablement à bord du cargo, qui n’avaient pas une allure très martiale. Certains portaient des instruments bizarres, d’autres attendaient patiemment, assis sur des coffres qu’ils semblaient surveiller jalousement.
— Et maintenant, m’a lancé Moran, où allons-nous ?
Pour la troisième fois, je n’ai plus été maître de mes paroles, tout au moins au départ.
— Vers le nord, sur une distance de… ai-je commencé avant de pouvoir me contrôler.
J’ai réussi à forcer ma voix au silence, mais le sentiment de victoire que j’éprouvais n’a pas duré longtemps, car mes jambes se sont mises à m’entraîner vers le nord. J’ai regardé en arrière pour voir s’ils me suivaient. Quelques-uns ont paru surpris de mon comportement, mais Moran n’était pas de ceux-là. Il m’a immédiatement emboîté le pas et les autres se sont joints à nous.
Une partie de moi-même savait exactement où nous allions et s’avançait sans hésiter dans le dédale des rues et des maisons en ruine, pouvant donner un nom à telle artère, mettre un visage derrière l’une ou l’autre fenêtre devant laquelle nous passions. L’autre partie, qui ne contrôlait plus mon corps, contemplait les événements avec angoisse. J’éprouvais une révulsion de plus en plus profonde pour cette partie de moi-même – que je ne reconnaissais pas et qui me commandait d’agir.
Après quelques instants, l’actif a cessé de s’intéresser aux choses du passé, tandis que l’observateur, qui s’habituait lentement à la situation, étudiait les lieux avec une curiosité ravivée.
Nous nous enfoncions dans les ruines, laissant l’esplanade et les astronefs de plus en plus loin derrière nous. Déjà nous avions atteint, puis dépassé, la limite de la jungle et nous avions pénétré dans une forêt de plus en plus touffue. Nous marchions toujours dans la ville, cependant, et un pan de mur émergeant parfois de la verdure nous le confirmait de temps à autre. Moran avait envoyé deux hommes à ma hauteur, pour tailler une route à coups de fulgurant.
Bientôt les traces de constructions se sont faites plus nombreuses. Nous arrivions dans une seconde zone que la jungle n’avait pas encore totalement envahie. Elle ne devait cependant pas être très étendue, sinon elle nous aurait frappés lors de nos survols de la ville morte. C’est en regardant vers le ciel que nous avons compris : une double rangée d’arbres hauts de plusieurs dizaines de mètres réduisait le ciel à une mince déchirure au-dessus de nos têtes, protégeant une rue presque intacte. Deux rangées de façades encadraient notre petit groupe. Parfois, elles s’interrompaient au débouché d’une rue secondaire, envahie, elle, par la végétation.
Le moi qui ne pouvait qu’observer sans rien contrôler du corps entendait des chuchotements indistincts échangés par les hommes de Moran. L’autre les entendait aussi, mais ne s’en souciait pas et continuait à entraîner le groupe de plus en plus loin des astronefs sans jamais se retourner. Tout à coup, il a pris sur la gauche, pénétrant dans une rue presque dégagée. Au bout de vingt mètres à peine, je me suis arrêté devant une maison de deux étages un peu plus cossue, un peu mieux conservée que ses voisines.
— C’est ici, ai-je dit en me retournant vers Moran sans avoir le temps de contrôler ma voix.
Il s’est avancé à ma hauteur.
La maison était encore en bon état. Notamment la porte, un imposant panneau d’acier recouvert d’une plaque de simili-bois dont il ne subsistait que quelques lambeaux. Moran avait tout prévu. Il a fait un signe et l’un de ses hommes s’est attaqué à la porte à l’aide d’un pinceau de lumière. L’engin était bien plus gros que celui contenu dans le couteau d’Olf, mais j’ai reconnu le principe. Nous n’avons dû patienter que quelques minutes pour que le passage soit libre.
À l’intérieur, il y avait un couloir ouvrant sur une pièce carrée d’une dizaine de mètres de côté. Quelqu’un a allumé une rampe d’éclairage portative. Nous avons découvert quelques débris, quelques meubles qui tombaient en poussière dès que nous les effleurions. Mon moi dirigeant ne disait plus rien, il laissait faire Moran. L’observateur jetait des regards curieux sur la pièce dont les murs étaient ornés de tapisseries aussi fragiles que les meubles. C’est l’une de celles-ci qui, en s’effritant, nous a révélé la seconde porte. Elle était aussi solide que la première, mais n’a pas résisté plus longtemps au pinceau de lumière.
Un couloir de trois mètres, suivi d’un escalier raide qui s’enfonce dans le sol. Plusieurs dizaines de marches. Je me suis élancé le premier, sans me soucier de l’obscurité. À croire que je connais le chemin. Que je le connais très bien, même, puisque je ne suis même pas surpris par la dernière marche en retrouvant un sol horizontal qui me mène à une troisième porte. Je sais qu’elle est encore plus solide que les autres.
Je sais…
… et je ne sais pas ! Mon esprit est vraiment coupé en deux et tandis que mes mains s’affairent sur un mécanisme compliqué pour ouvrir la porte, ce sont les oreilles d’un autre qui entendent des pas s’approcher dans mon – dans notre – dos. Quelques cris, quelques jurons, émis par ceux qui ratent une marche.
J’ai ouvert la porte et j’entre dans une pièce de petites dimensions qui s’éclaire brusquement à mon arrivée. Au centre, un coffre de trois mètres sur deux, un peu plus haut qu’une table. Toute la surface est gravée de dessins géométriques. Je me précipite dessus, j’appuie sur certains détails de l’ornementation. Comme mes suivants/poursuivants entrent dans la pièce, je me précipite sur un meuble bas qui se trouve derrière le coffre et dont je connaissais/j’ignorais l’existence.
Je me redresse, une arme étrange à la main.
Moran entre le premier et n’esquisse pas un geste vers ses armes. Un type intelligent qui ne fait pas de gestes inutiles… ni dangereux. Celui qui le suit est courageux, mais idiot. Il se laisse emporter par ses réflexes, dégaine et veut lever son arme vers moi. Je ne lui laisse pas le temps d’aller jusqu’au bout de son geste. Je braque mon arme et – sans un son – il est brusquement enveloppé d’un halo lumineux qui impressionne mes rétines quelques dixièmes de seconde. Quand la lumière redevient normale, le gars a disparu sans laisser la moindre trace.
— Merci de m’avoir amené jusqu’ici, Helmer Moran !
C’est ma voix, mais pas ma façon de parler.
Je m’apprête/il s’apprête à continuer, mais l’un des assistants fait un geste apparemment innocent : il porte la main à sa poche de poitrine en grimaçant, comme si son cœur le faisait souffrir. Tout à mon triomphe, je n’y prêterais qu’une attention distraite sans l’intensité des sensations que je lis tout à coup sur son visage.
Je dirige mon arme vers lui et je veux tirer, mais mon autre moi me bloque un bref instant. Je reprends la maîtrise du corps en me moquant de ce pauvre paysan qui espère encore me dominer, mais tout à coup, je ressens comme une explosion sourde entre mes yeux.
Je vacille. Je vois Moran basculer et la lumière s’assombrit.