CHAPITRE IX
Malgré la certitude qu’avait tenté de me donner le mentator, quelque chose en moi, une trace du paysan de Mérina peut-être, s’obstinait à ne pas y croire. Il voulait bien admettre l’afflux des connaissances, qui n’était que le développement d’un savoir de base acquis chez les moines, mais pas cette faculté de pouvoir tout analyser en profondeur, cette capacité d’intégration de données multiples qui permettait pratiquement de lire l’avenir.
C’est seulement après avoir retrouvé Jarle dans une maison abandonnée, non loin de l’endroit où je l’avais sauvé une première fois, que le petit paysan a commencé à se dépouiller de son incrédulité.
Sans renoncer à la méfiance, il a pourtant admis que le cheminement mental qui m’a fait découvrir la maison était efficace. Et, comme tous les gens simples, il fait plus confiance aux résultats qu’aux principes.
L’enfant était enfermé dans une cave chichement éclairée par un soupirail grillagé. La grille n’a pas résisté longtemps au vieux couteau et je me suis glissé dans l’étroite ouverture. Jarle m’a reconnu de suite, mais ça n’a pas calmé son inquiétude. Il m’a demandé de suite où se trouvait son grand-père. Je l’ai rassuré, montrant beaucoup plus de confiance au sujet du vieil homme que je n’en ressentais réellement.
L’enfant n’avait pas été maltraité. On lui avait donné à boire et à manger, mais il n’avait vu personne depuis la veille au soir. En cherchant à savoir ce que ses ravisseurs avaient pu dire de compromettant devant lui, j’ai découvert qu’ils attendaient la visite de quelqu’un d’important pour le lendemain… c’est-à-dire aujourd’hui. Et qu’ils n’étaient que deux dans la maison.
Je ne voulais quand même pas les alerter inutilement. Je suis ressorti par le soupirail et j’ai examiné la maison. Il n’était pas difficile d’atteindre le toit par une maison voisine, et d’entrer par là dans la maison. J’ai découvert l’un des deux hommes dormant dans une chambre. Je n’avais rien pour l’attacher, alors je l’ai tué en lui plantant le couteau dans le cœur, ce qui était plus discret que le sifflement du fulgurant.
J’ai continué à explorer les lieux.
L’autre homme a été plus coriace. Je n’avais plus de raison d’être discret et j’avais le fulgurant à la main, mais il m’a surpris au débouché d’une porte et d’un coup sec sur mon poignet a fait tomber l’arme à terre. Heureusement, j’avais acquis des réflexes ultra-rapides au corps-à-corps et j’en suis vite venu à bout.
Jarle était libre, mais je savais que tout n’était pas fini. Nous courions à travers Gar vers mon ancien cantonnement. J’étais redevenu civil, mais pas tous mes hommes et je pensais pouvoir compter sur eux. En outre, de là, il me serait facile d’alerter Moran… faute d’une meilleure solution. Je préférais qu’il continue à ignorer l’existence du dernier des d’Orvaux, mais s’il n’y avait pas moyen de faire autrement, je choisirais le Siran comme moindre mal.
Je ne suis pas arrivé jusque-là. Notre départ n’avait dû précéder l’arrivée du « personnage important » que de quelques instants et la disparition de leur prisonnier une fois découverte, les Transvitalistes de tous les quartiers avaient été rapidement alertés. Gar s’était mise à grouiller de cette engeance, et tout ce que la ville comptait comme mauvais garçons, pillards, émeutiers, était en grand branle-bas. Ils bloquaient plus ou moins discrètement l’accès à tous les bâtiments officiels. Les troubles ne devaient cependant pas se limiter à cette surveillance passive, car j’ai vu bon nombre de véhicules des milices moranistes circuler à toute vitesse dans les rues, tandis que des hélicars patrouillaient en altitude.
Nous avons cessé de courir pour ne pas nous faire remarquer.
Les enfants blonds de cinq ou six ans devaient être légion dans cette ville immense, mais peu d’entre eux devaient se promener dans la rue, surtout avec cette subite montée de tension. Je ne pouvais courir le risque de continuer à circuler en tenant Jarle par la main.
Nous étions dans un quartier bourgeois. Pas de masures, pas de palais. Des maisons qui allaient de « simple » à « cossue ». La rue que nous suivions était longue de plusieurs centaines de mètres. J’ai aperçu un groupe débouchant d’une rue transversale presque à l’autre bout. J’ai entraîné Jarle vers la maison la plus proche. Elle était du second type, si bien qu’elle avait déjà attiré l’attention des pillards. Ils s’étaient comportés en véritables vandales, brisant les meubles, les vitres ou la vaisselle avant d’abandonner le champ de leurs exploits dans un état lamentable. Par une fenêtre, j’ai guetté le passage du groupe aperçu quelques instants plus tôt. Eux-mêmes n’avaient pas dû nous voir, car ils sont passés devant la maison sans s’y intéresser. Presque tous armés, ils marchaient d’un pas déterminé, comme s’ils avaient un objectif ou un parcours de patrouille précis à effectuer.
Je pouvais reprendre ma route… au risque de tomber sur un autre groupe. Avant de m’y décider, il me fallait quelques renseignements et je n’avais aucun moyen de prendre contact avec mes hommes, le visiophone ayant été détruit. Je me suis mis à parcourir la maison, Jarle sur les talons.
Dans une chambre du troisième étage, j’ai trouvé une holovision qui avait par miracle échappé aux pillards. Je l’ai branchée pour tomber sur des avis officiels rappelant que la loi martiale était d’application et interdisait tout attroupement. Les nouvelles qui ont suivi parlaient de mutineries, de manifestations, d’assassinats d’hommes isolés et d’autres incidents tout aussi réjouissants. Pas de déclaration de Moran, pas un mot à son sujet. Les communiqués étaient assez neutres pour pouvoir être attribués aux Moranistes ou à l’autre bord – ou être simplement l’affaire de journalistes dépouillés de toute passion partisane. On ne citait aucune personnalité, ce qui contribuait – pour moi tout au moins – à entretenir un sentiment de malaise assez profond. J’ai tout de même compris que les troubles n’épargnaient quasi aucune agglomération importante et qu’ils se manifestaient même ailleurs que sur la planète impériale.
La rue était à nouveau déserte. Je suis sorti avec Jarle et nous avons commencé à fouiller chaque maison à la recherche d’un visiophone intact. La troisième fut la bonne. J’ai appelé Terbo d’Ourane. Le vieux domestique était toujours aussi hostile, mais on avait dû lui faire la leçon et il n’a pas fallu trois phrases pour qu’il me passe son maître. Je lui ai directement passé le petit, puis je lui ai expliqué la situation. Il m’a demandé où j’étais. Je ne le savais pas, mais mon numéro d’appel lui a suffi. Si tout allait bien, un véhicule passerait nous prendre dans le courant de la journée. Si c’était impossible à arranger, il me rappellerait.
Grignotant quelques biscuits, nous avons attendu près de trois heures rythmées parfois par le pas d’une patrouille de l’un ou l’autre bord. Puis un glisseur est passé dans la rue. Il est allé jusqu’au bout, est resté immobile un instant, et est revenu lentement vers notre cachette.
— C’est un glisseur du domaine, a dit Jarle.
Rassuré, je l’ai emmené et nous nous sommes avancés au bord de la chaussée. Le glisseur s’est arrêté à notre hauteur et la porte s’est ouverte. Jarle s’est précipité dans les bras du comte. Je l’ai suivi après un bref regard au chauffeur. Un trop bref regard. J’aurais dû me montrer plus rapide pour reconnaître cette tête. Un Transvitaliste que j’avais rencontré quelque part. Je n’ai pas eu le temps de réagir. Une odeur lourde, bizarre. Le gosse a roulé à mes pieds en poussant un petit cri étonné et je suis tombé sur le siège.
Les gaz ne devaient pas être fort concentrés, car je reviens à moi alors qu’on n’a manifestement pas encore eu le temps de prendre toutes les précautions d’usage. Je suis enfermé dans une sorte de petite cave, mais je suis libre de mes mouvements. Des murs blancs, un plafond bas, quelques caisses que j’inventorie du regard en tentant de me lever, un soupirail qui doit faire deux mains de large sur une de haut. Je suis encore engourdi et je coordonne difficilement mes mouvements. J’étais étendu sur un béton nu et froid et c’est cette sensation désagréable qui m’a tiré de mon sommeil artificiel.
On m’a fouillé. Mon fulgurant, mes papiers, mais aussi mon argent ont disparu, ce qui laisse pas mal à penser sur l’honnêteté fondamentale de mes ravisseurs. Mais j’ai toujours le pendentif et j’aperçois le couteau d’Olf à terre. Celui qui m’a fouillé a rejeté dédaigneusement ce qui pour lui n’était qu’un vieux débris…
Il y a aussi un bout de corde au milieu de la pièce, probablement pour m’attacher, mais on n’en a pas encore pris le temps.
Des pas… Un bruit de voix…
Je me laisse retomber à terre, à peu près dans la position où j’étais en m’éveillant, seul détail divergent : je tiens le couteau dans ma main droite, en dessous de mon corps. Sans le serrer trop fort pour ne pas faire jaillir la lame. Ou le pinceau de lumière. Je ne me souviens pas du dernier réglage utilisé. J’attends. Je pourrais tenter ma chance maintenant, si mes geôliers commettent une imprudence. Sinon, je les laisserai s’éloigner.
Ils sont deux, et le second reste prudemment dans l’encoignure de la porte, hors de portée, tandis que le premier se penche sur moi. Je n’ai pas la moindre chance et je me laisse faire comme si j’étais encore inconscient. Dès qu’ils sont sortis, je serre la poignée du couteau, qui a échappé à l’attention de celui qui me ficelait. Quelques instants plus tard, j’ai les mains libres. Je me suis juste un peu tailladé les poignets au passage.
Je change le réglage du couteau après avoir constaté que la porte de la cave est fermée à clé. Le plus simple est de couper les charnières. Je peux y aller sans souci d’économiser l’énergie : c’est ma chaleur corporelle qui alimente le pinceau laser. Tout en travaillant, je guette le moindre bruit à l’extérieur… Rien, ni dans le couloir, ni plus loin. J’ai jeté un coup d’œil par le soupirail. On ne voit que le ciel et la cime d’un arbre, ce qui me confirme que nous ne sommes plus au centre de Gar. Je verrais des immeubles, tout comme j’aurais déjà entendu passer l’un ou l’autre véhicule.
La première charnière a cédé. Au tour de la seconde. Elle lâche à son tour et la porte s’affaisse de quelques millimètres tandis que je la retiens pour éviter que le fracas de sa chute n’alerte toute la maisonnée.
Je quitte la cave. Personne en vue. Je suis dans un couloir d’une vingtaine de mètres de long sur lequel donnent d’autres portes. Je les essaie toutes successivement, mais elles ne m’apprennent rien, sinon que le propriétaire de cette bicoque est un homme prudent et ordonné : chaque cave est consacrée au rangement d’un produit particulier. Des vins, des conserves, de l’outillage, des vêtements, du matériel de survie. De quoi soutenir un siège de longue durée !
Ce n’est qu’à la dernière, consacrée aux archives, que j’ai la confirmation de ce dont je me doutais : je suis chez Terbo d’Ourane.
… Et la seule chose qui manque à l’inventaire, en matière de siège, ce sont des armes. Je devrai donc me contenter de ce que j’ai.
Au bout du couloir, un escalier. Je l’emprunte avec le maximum de légèreté, mais les marches sont en bois naturel et elles grincent sous mon poids. En haut, une porte s’ouvre par chance sans le moindre bruit. Le décor devient princier. Des meubles anciens, des tapisseries en textile naturel aux murs et quelques tableaux de facture ancienne. J’ignore s’il s’agit d’œuvres de prix, mais quelque chose qui me vient du mentator identifie un style réellement antique qui leur confère automatiquement une certaine valeur. Je ne perds pourtant pas de temps à les admirer : je cherche mes geôliers. Pas seulement les deux que j’ai aperçus, il doit y avoir plus de monde.
La maison est vaste et il me faut plusieurs minutes pour faire le tour du rez-de-chaussée qui comporte une cuisine suffisante pour ravitailler un régiment, un salon assez grand pour l’y faire danser, une salle à manger digne d’accueillir tout son état-major, plus encore un hall majestueux et un bureau. Tout est vide, mais le bureau ne l’est pas depuis longtemps : la fumée d’un cigare flotte encore dans l’air. Sur le bureau, on a étalé des documents qui doivent provenir d’un coffre-fort ouvert que j’aperçois derrière le meuble. Je jette un coup d’œil rapide : des tables généalogiques qui remontent fort loin, retraçant l’histoire de la famille d’Orvaux. D’autres documents où je glane quelques phrases au hasard. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. J’aimerais avoir le temps d’étudier tout cela plus à fond, mais ce sera pour plus tard, si j’en ai le temps. Pour le moment, le plus pressé est de mettre la main sur mes ravisseurs et de retrouver Jarle ainsi que son grand-père. Au fait, quel jeu joue-t-il, celui-là ?
Des voix. J’ai à peine le temps de passer dans une bibliothèque qui contient des milliers de volumes sous toutes les formes avant qu’on n’entre dans le bureau. Il y a une fenêtre qui donne sur un jardin immense et parfaitement entretenu. Je repère quelques buissons qui, en deux bonds, peuvent me mettre à l’abri des regards, puis je reviens vers la porte pour écouter ce qui se dit de l’autre côté.
— … pas le gamin qui peut nous renseigner. S’il détient la clé du mystère, c’est trop inconsciemment pour nous apprendre quoi que ce soit d’intéressant.
— Nous devons pourtant savoir, fait une voix que je connais, mais ne situe pas de suite. La situation est trop grave pour négliger tout avantage supplémentaire, nous avons dû agir plus précipitamment que prévu, Moran s’apprêtait à nous chasser de tous les niveaux de décision. Nous n’étions pas prêts et notre seule chance est de nous emparer de ce secret…
— Et le vieux ?
— Il ne sait rien. Ce n’est pas un membre de la famille. Sa fille a épousé leur dernier descendant, c’est tout.
— Tu en es sûr ?
— Tu doutes de mon efficacité avec le neuranal ?
— Non, mais le gosse n’est peut-être pas le dernier descendant. Il y a aussi Dorty.
— Ce n’était pas l’avis du vieux.
— Il faut quand même l’interroger. De toute manière, pas question de le laisser filer d’ici vivant. Vivant, ou en état de reconnaître qui que ce soit, si jamais c’est Moran qui l’emporte. Tu t’en occupes ?
— J’y vais, répond la voix familière.
Une porte claque. C’est maintenant que ça va devenir dangereux, quand on va découvrir que je ne suis plus sagement enfermé dans ma petite cave. Je dégage mes stylets de jet, puis j’entre dans la pièce d’un seul bond. Ils – qui qu’ils soient – doivent être armés, mais avec l’avantage de la surprise, j’espère les neutraliser avant qu’ils n’en appellent d’autres.
Ils sont deux. Un chef transvitaliste que j’ai déjà vu sur les écrans holo et un homme en uniforme de fonctionnaire impérial. Le premier est armé. Il ébauche un geste vers le fulgurant qui pend à sa ceinture, mais l’un de mes couteaux lui perce le bras. C’est moi qui sort le fulgurant de son étui pour le braquer sur le second homme qui n’a pas bougé.
— Où est le gosse ? Vite !
Pour appuyer ma question j’arrache sans ménagement le stylet du bras blessé. Le Transvitaliste, qui n’avait déjà pas bonne mine, en devient presque vert. Il chancelle. Je pointe le stylet sur l’autre, comme si j’allais le lancer. Il répond, bégayant presque :
— À l’étage. Dans la dernière pièce au bout du couloir.
— Et le grand-père ?
— La chambre voisine… mais…
Il se tait.
— Mais quoi ?
Cette fois, c’est l’autre qui parle.
— Il est…
Il se tait aussi et je dois insister en balançant le couteau sous son nez. Tout d’un coup, j’ai peur pour le comte. Il peut être mort. Ou pire, à cause du neuranal.
Non, on l’a seulement drogué. Ça ne garantit pas toute son intégrité, mais signifie qu’ils l’estiment tout de même assez dangereux. Il doit donc encore être capable de distinguer ses amis de ses ennemis.
La porte s’ouvre à toute volée et j’identifie enfin la voix : Vétel. Il entre en s’écriant : « Dorty s’est envolé ! », puis me voit et s’arrête pile. Il devient très pâle. Ce n’est pas le courage qui l’étouffera, celui-là. Il trouve pourtant la ressource de se laisser tomber en arrière et de bouler hors de portée de mon fulgurant avant que j’aie tiré. J’aurais pu, j’aurais dû tirer, mais il ne portait pas d’arme visible sur lui et je ne suis pas assez endurci pour abattre un homme qui fuit sans prendre le temps de réfléchir.
C’est ce que doivent penser les deux gars que je tiens en respect, car ils tentent eux aussi leur chance. C’est trop ! Je tire deux fois, ils s’écroulent en hurlant, l’un dans l’embrasure de la porte, l’autre devant une fenêtre.
C’est incroyable ce qu’on peut s’endurcir rapidement quand on est soumis à une forte pression !
Faut agir vite, maintenant, avant que Vétel n’ait rameuté toutes ses troupes. Je quitte la pièce, enjambant le cadavre à moitié carbonisé. Personne en vue. Un escalier à gauche. Je grimpe deux volées de marches quatre à quatre. Un gars qui n’est – heureusement – pas encore bien réveillé sort d’une chambre, l’arme à la main. Je ne lui laisse pas le temps de s’en servir.
Une porte au bout du couloir. La chambre de Jarle, si le Transvitaliste n’a pas menti. Pris d’une inspiration subite, j’entre à la volée et je me laisse rouler à terre. Un sifflement sec de fulgurant et le chambranle qui se met à grésiller me confirment que je ne m’étais pas trompé. Je continue le mouvement jusqu’au bout de la pièce et tout en roulant sur moi-même, j’aperçois un homme qui s’abrite à moitié derrière Jarle. Avant, j’aurais renoncé à tirer dans ces conditions, mais je suis maintenant parfaitement sûr de moi et je lui fais sauter la tête de trois coups en rafale. Avant de m’occuper du gosse, j’en lâche deux autres en direction du couloir pour inciter à la prudence ceux qui pourraient s’y être lancés à ma poursuite. Personne ne crie, mais j’entends quelqu’un dégringoler l’escalier en accompagnant sa chute d’une bordée de jurons en deux ou trois langues. Je me précipite sur Jarle qui tremble mais ne pleure pas et le sépare, d’une bourrade, du cadavre qui est encore debout mais s’effondre lentement sur lui.
Retourner vers le couloir, c’est risquer l’embuscade. Rester sur place et attendre qu’ils se reprennent n’est pas plus indiqué. Reste la fenêtre. Un coup d’œil sur le jardin. C’est à peu près le coin que j’avais repéré tout à l’heure. Je dois pouvoir sauter sans me casser une jambe à l’atterrissage.
Le grand-père ! Je l’avais oublié. J’hésite un instant. Non, impossible de m’en occuper. Aller le récupérer serait déjà difficile et s’il est drogué, il sera incapable de fuir par ses propres moyens. Dommage pour lui, mais je suis sûr qu’il préférerait que je sauve son petit-fils. J’attire le gamin vers la fenêtre.
— Je vais sauter. Dès que je suis en bas, laisse-toi tomber dans mes bras.
J’espère qu’il n’aura pas peur.
Je saute après une dernière décharge vers le couloir. La terre est meuble, je me reçois bien. Personne en vue. Je fais un clin d’œil à Jarle :
— Viens !
Il passe la fenêtre, se laisse pendre par les bras, puis lâche prise et me tombe dans les bras. L’ennui, c’est que j’ai dû passer le fulgurant dans ma ceinture et que je perds du temps quand Vétel apparaît à la fenêtre. Je me laisse rouler en arrière, tenant toujours le gosse dans mes bras. Je sens la chaleur d’une décharge me roussir les semelles. Je lâche le gosse, je le lance presque vers les buissons et je reprends l’arme. Vétel n’est plus en vue. Il descend probablement par l’intérieur.
— Cours le plus vite que tu peux. Je te suis.
Il est très bien, ce gosse. Pas besoin de lui répéter deux fois les instructions. Un dernier regard vers la maison. Je ne m’attarde pas, je rattrape Jarle. Comme il connaît les lieux, il nous guide jusqu’à un chemin en creux qui s’éloigne de la maison vers un bouquet d’arbres. Avant que Vétel et les hommes qui lui restent n’apparaissent, nous sommes hors de vue de la résidence.
Je ralentis. Nous n’avons pas de temps à perdre, mais il est dangereux et inutile de s’épuiser trop vite. La poursuite peut encore être longue.
Le bouquet d’arbres n’était que la pointe d’une forêt plus importante dans laquelle nous nous sommes enfoncés. Le gosse la connaissait assez bien, s’y étant souvent promené. Il nous conduit vers la maison d’un ami de son grand-père chez qui il s’est rendu plus d’une fois. J’hésite… Mais nous ne pouvons pas vagabonder des jours durant dans ces bois, même s’il s’agit plutôt d’un grand parc soigneusement entretenu, comme tout Garmalia, que d’une véritable forêt naturelle.
Régulièrement, je regarde derrière nous, sans découvrir de signes suspects. Vétel aurait-il renoncé ?
Nous atteignons notre but sans encombre. La maison, un petit château en fait, est déserte. On a voulu la piller, mais le bâtiment était en état de défense et les pillards ont renoncé, non sans abandonner un véhicule grillé par les électrans automatiques. Il y a un cadavre à bord et vu son état, l’affaire doit remonter à plus d’une semaine. Je m’apprête à faire demi-tour, mais Jarle connaît le code d’accès. La première chose que je fais, une fois à l’intérieur, est de vérifier le système de défense. Ce n’est pas suffisant contre un commando armé, mais on ne nous aura pas par surprise. Puis je branche la holo. Avoir une idée de la situation générale est indispensable.
Les informations diffusées sur les diverses chaînes ne sont pas claires, tout en concordant sur un point : la confusion la plus totale qui règne sur Garmalia. Entre Moranistes et Transvitalistes, c’est la guerre ouverte, mais nul n’ose affirmer qui va l’emporter. En outre, des bandes années et des milices commandées par les partisans de l’ancien régime se mêlent aux combats, sans qu’on sache si c’est pour leur propre compte ou pour appuyer l’un des deux autres clans. On ne parle toujours pas de Moran lui-même, et nul ne semble savoir où il se trouve. J’en conclus que même si je décidais de faire appel à lui, il serait impossible de l’atteindre. Je vais donc devoir continuer à me débrouiller seul.
Ça ne me déplaît pas vraiment, mais le gosse m’enlève une partie de ma liberté de mouvement. Si je pouvais trouver un endroit sûr pour lui…
J’explore la maison. Un petit quadrilatère fermé qui abrite un jardin intérieur, reprenant un style de construction fort ancien. Au milieu du jardin, un petit hélic. Je n’ai jamais piloté ce genre d’engin, mais alors que je m’installe un instant à la place du pilote, je me découvre des réflexes que j’ignorais posséder. Grâce au mentator, je suis prêt à décoller. Il ne me reste qu’à aller chercher Jarle.
Je le découvre regardant comme hypnotisé des images de combats de rue défilant sur l’écran holo. Je m’approche de lui. À ce moment, deux hommes qui se tenaient de part et d’autre de la porte du salon où j’avais laissé le gosse me sautent dessus. Je parviens à me débarrasser de celui de droite, mais celui de gauche est plus coriace. Le temps que je l’envoie rouler à terre, un troisième et un quatrième larrons ont fait leur apparition. Un de plus au tapis… avant de basculer dans un grand trou noir.
C’est l’ouïe qui me revient la première. Un bruit de voix, proches mais étouffées. Puis la sensation des liens magnétiques qui m’attachent pieds et mains. On n’a pas fait le détail, car dès que je bouge un peu, je sens la pression douce mais ferme d’un harnais qui me fixe sur un lit. Je suis dans l’obscurité. Non, avec le retour des sensations, je comprends que j’ai un bandeau sur les yeux, de même qu’un bâillon sur la bouche. Difficile de me montrer dangereux pour mes geôliers dans ces conditions. Ou même de découvrir où je me trouve.
Je m’y efforce quand même. Le bruit de fond très vague qui m’entoure est celui d’une ville, avec le ronronnement de la circulation et d’un nombre incalculable d’appareils automatiques qui font vibrer légèrement le sol et les murs… L’absence totale de sons animaux est aussi un indicateur, de même que l’air pollué. On a dû me ramener dans Gar. J’entends toujours les voix dans une autre pièce, sans saisir les mots.
La porte s’ouvre. C’est un grincement quasi imperceptible qui me l’apprend, ainsi qu’un souffle d’air plus chaud, chargé de fumée. Le sol gémit sous la pression de pas qui se voudraient légers. La porte se referme et le silence revient. Suis-je seul à nouveau ?
Une main se pose sur moi et je ne peux empêcher un réflexe de raidissement.
— Il est revenu à lui.
— Où nous sommes, ça ne sert à rien de crier.
Cette fois, je reconnais sans hésiter la voix de Vétel.
On détache mon bâillon. Ça fait du bien de respirer plus librement.
— Je ne sais pas ce que tu connais de la situation, alors je vais t’informer. Nous sommes maîtres de Gar, même si quelques fidèles de Moran résistent encore ici ou là. Nous tenons aussi plusieurs villes secondaires. Une partie de la flotte s’est ralliée à nous. Le reste est trop loin, engagé dans divers combats contre les débris de la Garde, pour intervenir avant plusieurs jours. D’ici là, nous aurons gagné la partie sur Garmalia et probablement aussi sur un certain nombre de planètes majeures.
Machinalement, je veux me redresser. Vétel m’envoie un coup de poing dans les côtes pour me rabattre sur le lit.
— Du calme, bonhomme. Tu te lèveras seulement si j’en ai envie.
Toujours aussi affable, l’animal ! Mais à quoi bon m’énerver, surtout dans l’état où je suis… Il continue, et cette fois, je sens nettement le triomphe faire vibrer sa voix :
— Et tu ne connais pas encore le plus beau : nous tenons Moran ! C’est ça qui est vraiment le plus dur pour ses partisans. Nous l’avons eu par surprise au moment où il quittait le Palais impérial et cette fois, tu n’étais pas là pour nous mettre des bâtons dans les roues.
— Faudrait le voir pour le croire !
J’ai essayé de charger ma voix de tout le mépris et de toute l’incrédulité possible. Si Moran n’est pas loin, ce vicieux de Vétel ne va pas résister au plaisir de me prouver qu’il dit vrai. M’amener à lui, ou l’amener ici, en tout cas me débarrasser de mon bandeau pour que je puisse être témoin de son triomphe. Ce n’est pas ça qui me rendra ma liberté de mouvement, mais ce sera déjà mieux.
Il tombe dans le piège. Non, il s’y précipite. Je l’entends qui lance vers l’autre pièce : « Amenez Moran ici ! » pendant qu’il se penche sur moi et m’arrache le bandeau. Quelques secondes d’éblouissement, puis mes yeux s’accommodent à la lumière. J’aperçois d’abord deux jambes. Vétel. Ensuite, je vois la porte s’ouvrir. Un frottement sur le sol. Je tourne la tête, tirant sur le harnais qui me cloue au lit. On traîne Moran dans la pièce. Il est aussi ficelé que moi. Conscient, mais pas en grande forme. Ses vêtements sont noirs de fumée et il a le front traversé d’une blessure qui saigne encore. Il me reconnaît et veut parler, mais l’un de ses gardiens lui plaque une main sur la bouche. On le remmène presque de suite dans l’autre pièce.
— Tu me crois, maintenant ? fait Vétel encore plus triomphant.
— Faut bien, même si ce n’est pas réjouissant.
Je dois le faire parler. C’est la seule manière d’apprendre quelque chose qui pourrait m’être utile… Je ne peux rien faire de plus, il est vraiment le maître du jeu. Il exagérait peut-être les succès transvitalistes il y a quelques instants, mais, privés de leur chef, les Moranistes risquent de s’effondrer rapidement. Je ne peux donc compter que sur moi-même et mon seul espoir est que Vétel, gonflé d’orgueil par son succès, commette une erreur.
— J’avais des doutes, Dorty, des doutes profonds, reprend-il tout d’un coup. Je t’aurais peut-être laissé en paix, comme Moran, mais quand tu t’es mêlé de défendre ton cousin, puis de l’arracher à nos mains, j’ai voulu en avoir le cœur net. Je me trompe rarement, mais je suis humain, et ça peut m’arriver…
Il quitte brusquement la pièce, me laissant seul. Je n’ai que le plafond à contempler. Je réfléchis à ses paroles.
Mon cousin ? Jarle, évidemment. Me voici donc membre de la famille. Mais est-ce par association logique ou Vétel a-t-il découvert un élément neuf dans les documents de Terbo ?
Il rentre dans la pièce, poussant Jarle devant lui.
— Nous ne l’avons pas maltraité, rassure-toi… D’un autre côté, à part toi, c’est la seule piste qui nous reste.
On ne peut être plus clair.
Le gamin, sans tout saisir, doit comprendre plus ou moins ce qui se passe. Il jette des regards inquiets autour de lui, mais ne pleure pas. Il n’a même pas le visage souillé de traînées de larmes séchées. Il s’approche de moi et me caresse gentiment la joue.
— Émouvant, non ?
Je ne regarde même pas Vétel. J’essaie, sans dire un mot, de réconforter Jarle d’un sourire. Je crois que c’est réussi, car il me le rend bientôt.
— Quelle piste allons-nous suivre, telle est la question ? reprend Vétel d’un ton faussement songeur.
— Ça va, pas besoin d’ironiser.
J’ai pris ma décision. Pas de parler, puisque je ne sais rien, mais au moins de le faire marcher. Aussi loin que je pourrai. Des fois qu’il trébucherait en chemin. Et ça me fera toujours gagner du temps, faute d’autre chose. On ne sait jamais…
— Alors, ce secret ?
— Trop compliqué à expliquer, surtout comme ça.
Je secoue les épaules, je bande les muscles, pour insister sur le harnais et les liens magnétiques. Il éclate de rire.
— Je ne suis pas aussi sot que tu le penses. Je devrais même me vexer. Ce serait trop facile de te rendre ta liberté et que tu tentes une nouvelle fois de t’échapper. Tu n’y réussirais pas, nous sommes trop nombreux, armés et méfiants. D’ailleurs, où pourrais-tu aller ? Je t’ai dit que nous tenions tout Gar ! Mais c’est quand même un risque que je refuse de courir. Trouve autre chose ! (Il ajoute, sur un ton beaucoup plus sec :) Et sans perdre de temps !
Bien sûr que je vais trouver autre chose. Ce n’était qu’un ballon d’essai, et crevé avant le lâcher, en outre.
Mais quoi ?
À tout hasard, sans avoir la moindre idée de ce que je vais dire, je me lance :
— Mais, par tous les dieux ! C’est vrai que c’est compliqué à expliquer en quelques mots et quelques instants ! Tu ne crois quand même pas qu’il suffit de dire abracadabra pour qu’un secret que tu cherches à percer depuis des mois t’apparaisse aussi clairement que le soleil luit sur le monde ? Un secret comme ça, qui a résisté au temps et à toutes les recherches, ça ne se résume pas en une ou deux phrases, non ?
J’étais fou. Je ne savais pas ce que je disais à ce moment là – à moins qu’une partie de moi eût commencé à entrevoir la vérité. Mais j’ai presque explosé d’une colère sincère sous l’effet de l’énervement rentré. Je ne sais si c’était le ton ou les mots, mais il a eu l’air convaincu. Il est resté un instant silencieux, avant de se pencher vers moi pour me débarrasser du harnais.
— Je n’irai pas plus loin, dit-il en se redressant.
Je m’assieds. Lentement, parce que tous mes muscles sont engourdis, et aussi pour qu’il ne revienne pas sur sa décision en me voyant tout à coup trop fringant.
— Et maintenant, Dorty ?
La bonne question, entre cent mille au moins ! Il ne se laissera plus mener bien loin sans avoir quelque chose de précis à se mettre sous la dent. Je pense tout à coup au mentator. Il a dû entendre parler de l’affaire, et un tel appareil doit l’intriguer, ou attiser sa cupidité.
— Je ne connais pas le secret… (Avant qu’il ne m’interrompe, j’ajoute :) mais je sais où il est. Le mentator… On t’en a parlé ? (Comme il acquiesce, je continue :) J’ai bien une vague idée, mais je n’ai pas eu le temps d’étudier la question à fond. Moran m’avait pris le mentator, il ne me l’a rendu qu’au moment où vous enleviez Jarle et j’ai trouvé plus urgent de le tirer de vos griffes.
— Le mentator… Où est-il ?
— Dans ma chambre, à l’hôtel.
Je lui donne le nom de l’hôtel et l’adresse. Déjà il se tourne vers la pièce voisine et ordonne à l’un de ses hommes d’aller chercher mes bagages. Ce n’est pas tout à fait conforme au plan que je viens de concevoir.
— Attention, il est piégé. Il n’y a que moi qui peux le désamorcer.
Rien de tel que la vérité pour donner un irrésistible élan de sincérité à ma voix.
— Alors, nous irons ensemble. Et pour être sûr que tu n’essaieras pas de me jouer un vilain tour, j’emmène le gosse et Moran. Un geste imprudent de ta part et on les grille tous les deux !