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Lundi 2 juin 1924

Puis ils furent cinq.

George prenait son petit déjeuner lorsqu’un sherpa arriva du camp de base et lui tendit un télégramme. Il l’ouvrit à la va-vite, lut lentement son contenu et sourit en réfléchissant à ses implications. Il jeta un coup d’œil sur Norton, assis en tailleur par terre à côté de lui.

— Pourrais-je te dire un mot, mon vieux ?

— Oui, bien sûr, répondit Norton en mettant de côté sa langue de bœuf et son jambon tranché.

— Je vais te le demander une dernière fois. Si par hasard je t’offrais la chance de m’accompagner pour l’ascension finale, serais-tu prêt à réfléchir à l’utilisation de l’oxygène ?

— Non, pas du tout, répondit Norton d’un ton ferme.

— Alors soit, fit George d’un ton calme, acceptant qu’aucune discussion sur le sujet ne puisse persuader Norton de changer d’avis. Dans ce cas, tu peux diriger le premier assaut sans oxygène.

— Messieurs, lança George après avoir rassemblé l’équipe, je suis désolé d’interrompre votre petit déjeuner, mais je viens de recevoir un télégramme de ma sœur à Colombo.

Il baissa les yeux sur le télégramme de Mary.

— Une semaine, peut-être dix jours de beau temps avant la mousson. Bonne chance. Nous n’avons pas une minute à perdre. J’ai eu largement le temps de réfléchir à mes options, et je vais maintenant vous confier ce que je pense. J’ai choisi deux équipes pour tenter l’ascension du sommet. La première sera constituée de Norton et Somervell. Ils partiront dans une heure, et tâcheront d’arriver au camp V à 7711 mètres d’ici la tombée de la nuit. Demain ils devront se lever tôt s’ils espèrent contourner l’arête nord-est, installer le camp VI à environ 8229 mètres et avoir fini avant le coucher du soleil. Ils auront tout intérêt à profiter du maximum d’heures de sommeil possible, parce que le lendemain matin, ils devront tenter la première ascension du sommet. Des questions, messieurs ?

Norton et Somervell secouèrent la tête. Ils avaient passé le mois dernier à discuter inlassablement du moindre scénario possible. Maintenant tout ce qu’ils désiraient, c’était en finir une bonne fois pour toutes.

— Pendant ce temps, le reste de l’équipe, reprit Mallory, sera assis à se tourner les pouces en attendant le retour de leurs héros conquérants.

— Et s’ils échouaient ? demanda Irvine avec un grand sourire.

— Alors vous et moi, Sandy, feront la deuxième tentative en utilisant de l’oxygène.

— Et si nous réussissions ? demanda Norton.

Mallory gratifia le vieux soldat d’un sourire désabusé.

— Dans ce cas, Odell et moi tenterons la deuxième ascension sans l’aide d’oxygène.

— Pieds nus, n’oublie pas, ajouta Somervell.

Les autres éclatèrent de rire, et Mallory fit à ses deux collègues un léger signe de la tête. Il attendit un moment avant de reprendre la parole :

— Messieurs, ce n’est pas le moment de faire un discours sur la signification pour nos compatriotes dans tout l’empire d’être le premier homme à se tenir au sommet de cette montagne, ni de s’appesantir sur les éventuelles couronnes de fleurs que l’on pourrait poser sur nos têtes. On aura tout le temps de s’asseoir au bar du Club alpin et d’embêter de jeunes alpinistes avec les histoires de nos gloires passées, mais pour l’instant, si nous voulons réussir, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre une précieuse minute. Alors bonne chance messieurs, et à Dieu vat !

Trente minutes plus tard, Norton et Somervell étaient complètement équipés et prêts. Mallory, Odell, Irvine, Bullock, Morshead et Hingston se mirent en rang pour les voir partir, pendant que Noel les filmait jusqu’à ce qu’ils deviennent invisibles. Il ne vit pas Mallory lever les yeux au ciel et dire :

— Donnez-moi juste une semaine de plus et je ne vous demanderai plus jamais rien.

 

Assis seul dans sa tente, George ressassait la cadence de Norton et Somervell, pas après pas. Il regardait régulièrement sa montre, tâchant d’imaginer l’altitude que ses deux collègues avaient atteinte.

Après un déjeuner prolongé de macaronis et de pruneaux avec le reste de l’équipe, George retourna sous sa tente. Il écrivit sa lettre quotidienne à Ruth, et une autre à Trafford – lieutenant-colonel Mallory, un autre homme intéressé par les altitudes élevées. Il traduisit ensuite quelques lignes de l’Iliade, et entama un bridge contre Odell et Irvine, Guy étant son partenaire. Une fois le dernier robre décidé, Odell sortit une boîte de corned-beef et attendit qu’elle dégèle pour en diviser le contenu en quatre parts. Plus tard, tous les membres du groupe d’alpinistes restants s’assirent pour regarder la lune remplacer le soleil, qui scintillait au-dessus de la neige et venait clore une journée en l’occurrence idéale pour l’alpinisme. Ils avaient tous une seule pensée en tête, mais nul ne l’évoqua : où étaient-ils ?

George grimpa – la seule grimpette qu’il parvint à faire ce jour-là – dans son sac de couchage peu avant 23 heures, épuisé de passer tout ce temps à ne rien faire. Il sombra dans un profond sommeil, se demandant si toute sa vie il regretterait d’avoir laissé Norton et Somervell tenter la première ascension du sommet. Rentrerait-il en Angleterre dans une semaine après avoir dirigé l’équipe gagnante, pour se rappeler à jamais les paroles de Norton : « Personne ne se souviendra du nom du deuxième homme qui a gravi l’Everest ? »

 

Irvine fut le premier à se lever et entreprit immédiatement de préparer le petit déjeuner pour ses collègues. George jura que lorsqu’il rentrerait chez lui, il ne mangerait plus jamais de sardines de toute sa vie.

Une fois la table débarrassée, Irvine aligna les neuf bouteilles d’oxygène et comme son chef, choisit la meilleure paire pour l’ascension finale. George l’observa tapoter méthodiquement les bouteilles et en régler les boutons. Il se demanda si elles serviraient à quelque chose un jour, ou seraient tout simplement abandonnées ici sur le col nord avec leur propriétaire. Odell partit en chasse de pierres et de fossiles rares, ravi de s’échapper dans un monde à lui.

Dans l’après-midi, tous trois se réunirent pour se plonger dans les dernières photos de Noel des amonts, cherchant une information nouvelle qui puisse les aider dans leur tentative d’ascension du sommet. Ils discutèrent afin de déterminer s’ils devraient suivre l’arête et attaquer le Second Step sans hésiter, ou simplement partir en direction de la face nord par les blocs calcaires de la bande jaune, et contourner le Second Step ? En vérité, tous trois savaient que la décision finale dépendait du retour de Somervell et Norton, qui leur transmettraient l’information de première main et leur permettraient de remplir tous ces vides sur la carte et tous ces trous dans leur savoir.

Après le souper, George retourna sous sa tente, une boisson à base de lait en poudre dans une main, Ulysse dans l’autre. Il s’endormit à la page 172, bien déterminé à finir le chef-d’œuvre de Joyce lors du voyage en mer qui le ramènerait en Angleterre.

 

Le lendemain, Odell se leva tôt, et à la grande surprise de ses collègues, il mit son sac à dos, ses gants et ses lunettes.

— Je pars au camp V m’assurer que la tente est toujours en place, expliqua-t-il lorsque George sortit de son sac de couchage. Et autant leur laisser quelques provisions, je suis sûr qu’ils seront au retour affamés.

George n’aurait pas songé à cela, à 7620 mètres d’altitude, mais c’était typique de la part d’Odell de penser au supplice que vivaient les autres, et non aux dangers que lui-même pourrait rencontrer. Il regarda Odell, accompagné de deux sherpas, remonter la montagne comme s’il était en balade une après-midi dans les Cotswolds. George commençait à se demander si Odell ne serait pas, plutôt que Sandy, le meilleur choix pour l’accompagner lors de l’ascension finale ; car il semblait s’être mieux acclimaté aux conditions que chacun d’entre eux cette fois, y compris lui-même.

Odell revint à temps pour un déjeuner de deux sardines sur un biscuit complet – complet signifiant repas entier – et il n’avait même pas l’air à bout de souffle.

— Aucune trace ? demanda George avant même qu’Odell ait enlevé son sac à dos.

— Non capitaine, répondit Odell. Mais s’ils ont atteint le sommet hier à midi et sont revenus passer la nuit au camp VI, je ne m’attendrais pas à ce qu’ils soient de retour au camp V avant deux heures, auquel cas ils devraient être avec nous peu avant 16 heures cet après-midi.

— Juste à l’heure du thé, observa George.

Après un déjeuner de six minutes, George retourna à Ulysse mais au lieu de tourner les pages de son roman, il fixa la montagne en quête de deux taches surgissant du désert de la face nord. Il consulta sa montre. 14 heures et des poussières. S’ils arrivaient maintenant, ils n’auraient pas pu atteindre le sommet ; s’ils arrivaient vers 16 heures, le prix leur reviendrait sûrement. S’ils n’étaient pas revenus avant 18 heures… il tâcha de ne pas y penser.

Trois heures passèrent, suivies de quatre, suivies de cinq, moment où des discussions plus sérieuses remplacèrent les bavardages. Personne ne parla du souper. À 18 heures, la lune avait remplacé le soleil, et ils commençaient tous à s’inquiéter. À 20 heures, ils se mirent à craindre le pire.

— Je crois que je vais remonter jusqu’à l’arête nord, déclara Odell sur un ton désinvolte, pour voir s’ils ont décidé de s’y installer pour la nuit.

— J’y vais avec toi, lança George en se levant d’un bond. Un peu d’exercice ne me fera pas de mal.

Il feignit ne pas être inquiet mais en vérité, ils savaient tous qu’il dirigeait une équipe de secours.

— Moi aussi, ajouta Irvine en jetant ses bouteilles d’oxygène dans la neige.

George était soulagé que la lune soit pleine et la nuit calme, sans vent ni neige. Vingt minutes plus tard, Odell et Irvine étaient équipés de la tête aux pieds et prêts à l’accompagner à la recherche de leurs collègues.

Ils montèrent haut, haut, haut. George devenait de plus en plus abattu à chaque pas qu’il faisait. Mais il n’envisageait pas de rebrousser chemin, pas même un instant, parce qu’ils pourraient très bien se trouver à quelques mètres seulement de…

Ce fut Irvine qui les repéra en premier, mais il avait la vue d’un homme jeune.

— Ils sont là ! cria-t-il en désignant la montagne.

Le cœur de George fit un bond dans sa poitrine. Ils ressemblaient à deux vieux soldats qui quittaient un champ de bataille en boitant. Norton, le plus grand des deux, avait un bras drapé sur l’épaule de Somervell, l’autre lui cachait les yeux.

George avança le plus vite possible sur le flanc pour les rejoindre, Irvine juste un pas derrière lui. Chacun passa un bras sous les aisselles de Somervell et le portèrent jusqu’au camp. Norton avait mis son bras sur l’épaule d’Odell ; de l’autre il se cachait toujours les yeux.

Mallory et Irvine guidèrent Somervell sous la tente avant de l’étendre doucement par terre et de le recouvrir avec une couverture. Norton suivit un moment plus tard et tomba immédiatement à genoux. Bullock avait déjà préparé deux tasses de Bovril tiède. Il en passa une à Somervell tandis que Norton se hissait sur un matelas et s’allongeait sur le dos. Personne ne parla en attendant que les deux hommes récupèrent.

George défit les lacets de Somervell et ôta délicatement ses bottes, puis lui frotta les pieds pour faire revenir la circulation. Bullock porta la tasse de Bovril aux lèvres de Norton, mais il était incapable d’en siroter la moindre gorgée. Bien que George n’eût jamais cru que la patience soit une vertu, il réussit tant bien que mal à garder le silence. Il brûlait de savoir s’ils avaient atteint le sommet.

À la surprise générale, ce fut Somervell qui parla le premier.

— Longtemps avant d’avoir atteint le Second Step, commença-t-il, nous avions décidé de ne pas la gravir, mais de contourner la bande jaune. Un itinéraire plus long mais plus sûr, ajouta-t-il entre deux souffles. Nous l’avons traversée jusqu’à ce que nous tombions sur un immense couloir. Je me suis dit que si nous pouvions en entamer l’ascension, nous pourrions le suivre jusqu’au bout, jusqu’à la pyramide finale, où la déclivité serait moins pénible. Notre progression a été lente, mais je croyais encore que nous avions le temps de parvenir au sommet.

« Mais l’avez-vous fait ? » voulut demander George quand Somervell s’assit bien droit et but une autre gorgée de Bovril maintenant froid.

— C’était avant d’atteindre 8351 mètres, ma gorge s’est mise à refaire des siennes. J’ai craché des glaires, et quand Norton m’a tapé sur le dos avec force, j’ai quasiment rendu la moitié de mon larynx. J’ai essayé de continuer à avancer. Arrivés à 8533 mètres, je n’arrivais plus à mettre un pied devant l’autre. J’ai dû m’arrêter pour me reposer, mais je voyais le pic devant, alors j’ai insisté pour que Norton poursuive. Je suis resté assis à le regarder monter en direction du sommet, jusqu’à ce qu’il disparaisse.

George se tourna vers Norton et demanda calmement :

— As-tu réussi ?

— Non, je n’ai pas réussi, répondit Norton. Parce que lorsque je me suis arrêté pour me reposer, j’ai commis l’erreur classique.

— Ne me dis pas que tu as enlevé tes lunettes ? demanda George, incrédule.

— Combien de fois nous as-tu prévenus de ne jamais le faire, dans aucune circonstance ? lança Norton.

Il retira son bras qui lui cachait les yeux.

— Quand je les ai remises, mes paupières avaient presque gelé, et je ne voyais pas à un centimètre devant moi. J’ai crié pour alerter Somervell, il a iodlé pour me faire savoir où il était. Et je suis tout doucement redescendu le rejoindre.

— Une chorale, déclara Somervell, tentant un sourire. Avec l’aide de ma torche, nous avons réussi à revenir, pas à pas.

— Merci mon Dieu pour Somervell, dit Norton tandis qu’Odell plaçait un mouchoir, qu’il avait trempé dans l’eau tiède, sur ses yeux.

Il fallut un moment avant que l’un d’eux ne poursuive. Norton respira un bon coup.

— Je ne crois pas qu’il y ait eu de meilleur exemple de l’aveugle qui conduit l’aveugle.

Cette fois George rit.

— Alors, quelle altitude avez-vous atteinte ?

— Je n’en ai aucune idée, mon vieux, répondit Norton avant de passer son altimètre à Mallory.

George étudia l’altimètre un moment avant d’annoncer :

— 8572 mètres. Toutes mes félicitations, mon vieux.

— Pour ne pas avoir réussi à gravir les 268 mètres restants ? fit Norton, l’air terriblement déçu.

— Non. Pour être entré dans l’Histoire. Parce que tu as pulvérisé le record d’altitude. J’ai hâte de voir la tête de Finch quand je le lui annoncerai.

— C’est gentil de ta part de dire ça, mon vieux, dit Norton, mais Finch sera le premier à me rappeler que j’aurais dû l’écouter et accepter d’utiliser de l’oxygène. (Il marqua une pause avant d’ajouter : ) Si ce temps tenait, mais je pense que je ne jouerai qu’un rôle secondaire dans l’histoire parce que, si tu veux bien pardonner le cliché, mon vieux, tu devrais gagner les doigts dans le nez.

George sourit, mais se garda de tout commentaire.

Somervell ajouta :

— Je suis d’accord avec Norton. Franchement, la meilleure chose que vous puissiez faire, Odell, Irvine et toi, c’est de veiller à passer une bonne nuit de sommeil.

George opina, et bien qu’ils eussent été ensemble depuis plus de trois mois, il serra la main à ses deux collègues et retourna sous sa propre tente pour essayer de conquérir cette bonne nuit de sommeil.

Il y serait peut-être même arrivé si l’une des remarques de Norton n’avait pas trotté constamment dans sa tête : « Si ce temps tenait… »