Mardi 2 juin 1914
— Pensez-vous que nous allons entrer en guerre, monsieur ? demanda Wainwright le premier jour de la reprise des cours.
— Espérons que non, Wainwright, répondit George.
— Pourquoi pas, monsieur, si la cause est juste ? Après tout, nous devrions nous battre pour nos convictions, les Anglais l’ont toujours fait par le passé.
— Mais si c’était possible de négocier un accord honorable avec les Allemands, dit George, ne serait-ce pas une meilleure solution ?
— On ne peut pas négocier d’accord honorable avec les Huns, monsieur. Ils ne respectent jamais leurs engagements.
— Peut-être l’Histoire prouvera-t-elle que vous avez tort à ce sujet.
— Vous nous avez toujours appris, monsieur, à étudier avec soin le passé pour prédire un tant soit peu l’issue de l’avenir, et les Huns…
— Les Allemands, Wainwright.
— Les Allemands, monsieur, se sont avérés à travers l’Histoire, une nation belliqueuse.
— Certains pourraient en dire autant des Anglais, dès que c’était dans leur intérêt.
— Faux, monsieur, répliqua Wainwright. L’Angleterre ne fait la guerre que si la cause est juste.
— À ce que prétendent les Anglais, suggéra George, ce qui fit taire Wainwright un moment.
— Mais si nous devions entrer en guerre, renchérit Carter junior, vous engageriez-vous ?
Avant que George ne puisse répondre, Wainwright le coupa :
— M. Asquith a dit que si nous devions entrer en guerre, les enseignants seraient dispensés de servir dans les forces armées.
— Vous semblez anormalement bien informé sur le sujet, Wainwright, observa George.
— Mon père est général, monsieur.
— « Les opinions entendues à l’infirmerie sont toujours bien plus difficiles à déloger que celles enseignées dans la salle de classe », répondit George.
— Qui a dit ça ? demanda Graves.
— Bertrand Russel, répondit George.
— Et tout le monde sait que c’est un objecteur de conscience.
— Qu’est-ce qu’un objecteur de conscience ? demanda Carter junior.
— Quelqu’un qui se servira de n’importe quel prétexte pour ne pas se battre pour son pays, ajouta Wainwright.
— Chacun devrait avoir le droit de suivre sa propre conscience, Wainwright, quand il se retrouve confronté à un dilemme moral.
— Bertrand Russel, sans aucun doute, dit Wainwright.
— Jésus-Christ, en fait.
Wainwright se tut, mais Carter junior revint à la charge :
— Si nous devions entrer en guerre, monsieur, cela ne saborderait-il pas plutôt vos chances d’escalader l’Everest ?
La vérité sort de la bouche des enfants… Ruth lui avait posé la même question voilà une semaine, ainsi que celle, plus importante, de savoir s’il pensait que c’était son devoir de s’enrôler ou, comme son père l’avait crûment dit, s’il se cacherait derrière le bouclier de sa toge de professeur.
— Personnellement, je pense… commença George juste au moment où la sonnerie retentit.
La classe, pressée de ne pas manquer la pause du matin, ne sembla pas du tout intéressée par ce qu’il pensait personnellement.
Quand il se rendit dans la salle des professeurs, George chassa toute pensée de guerre dans l’espoir de parvenir à un accord pacifique avec Andrew, qu’il n’avait pas vu depuis son retour de Venise. Il ouvrit la porte et remarqua son copain assis à sa place habituelle en train de lire le Times. Il ne leva pas les yeux. George se servit une tasse de thé, et alla tranquillement le rejoindre, prêt à une bagarre mentale.
— Bonjour George, lança Andrew sans le regarder.
— Bonjour Andrew, répondit George.
Il se glissa sur le siège d’à côté.
— J’espère que tu as passé de bonnes vacances, ajouta Andrew en abandonnant son journal.
— Pour le moins agréables, répondit prudemment George.
— On ne peut pas en dire autant de moi, mon vieux.
George se cala dans son siège et attendit l’attaque.
— Je suppose que tu es au courant pour Ruth et moi, dit Andrew.
— Bien sûr.
— Alors que me conseillerais-tu de faire, mon vieux ?
— D’être magnanime ? suggéra George, plein d’espoir.
— Facile à dire pour toi, mais Ruth ? Je la vois mal être magnanime.
— Pourquoi pas ?
— Le serais-tu si je te laissais tomber au dernier moment ?
George ne trouva pas de réponse convenable.
— J’avais vraiment l’intention d’aller à Venise, tu sais, poursuivit Andrew, mais c’était avant d’arriver en demi-finale de la Coupe Taunton.
— Félicitations, lança George, qui commençait à comprendre.
— Et les gars m’ont dit que je ne pouvais pas les décevoir, d’autant plus qu’ils n’avaient pas d’autre gardien de but.
— Donc tu n’es jamais allé à Venise ?
— C’est ce que j’essaie de t’expliquer, mon vieux. Et pire, nous n’avons même pas remporté la Coupe, donc j’ai perdu des deux côtés.
— Manque de bol, mon vieux, dit George, qui tâcha de dissimuler un sourire.
— À ton avis, elle voudra de nouveau me parler ? demanda Andrew.
— Eh bien, tu ne vas pas tarder à le découvrir, répondit George.
Andrew arqua un sourcil.
— Comment ça, mon vieux ?
— Nous venons de t’envoyer une invitation à notre mariage.