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Jeudi 26 mars 1914

Depuis le jour où il avait posé les yeux sur elle à Westbrook, George avait été incapable de ne plus penser à Ruth, même quand il s’adonnait à l’alpinisme. Était-ce la raison pour laquelle Finch était arrivé au sommet du Matterhorn avant lui, et que Young avait choisi Somervell et Herford pour le rejoindre au sein du Comité pour l’Everest ? Finch avait-il raison quand il avait suggéré qu’à un moment donné, Young devrait peut-être choisir entre eux deux ? Aucun choix ne s’imposait pour l’instant, songea George, car les deux dames en question s’ingéniaient à l’ignorer.

George s’était esquivé de Zermatt mardi soir, laissant ses collègues régler leurs différends. Il prit le train pour Lausanne, changea à Visp, où il passa le plus clair de son temps à planifier comment ils pourraient se rencontrer par hasard – à supposer naturellement qu’il réussisse à la trouver.

Alors que le train avançait dans un bruit de ferraille, George ne put s’empêcher de se dire que même si l’on ne pouvait pas compter sur les montagnes, au moins, elles restaient à un seul et même endroit. Ne serait-ce pas trop flagrant qu’il ait fait le voyage de Suisse en Italie spécialement pour la voir ? Il connaissait quelqu’un qui comprendrait immédiatement.

Arrivé à Lausanne, il acheta un billet de troisième classe sur la Cisalpino pour Vérone, d’où il prendrait l’express pour Venise. Inutile de gaspiller de l’argent pour un billet plus cher alors que tout ce qu’il avait l’intention de faire, c’était dormir. Et il aurait dormi s’il n’avait pas été assis à côté d’un Français qui pensait que chaque plat devait être généreusement arrosé d’ail, et dont les ronflements valaient largement le bruit du moteur.

George ne put se reposer que quelques instants avant que le train n’entre en gare. Il ne s’était encore jamais rendu à Venise, mais le guide Baedecker avait été son fidèle compagnon le mois dernier. Quand il descendit sur le quai, à Santa Lucia, il connaissait donc sur le bout des doigts l’emplacement de chaque hôtel cinq étoiles dans la ville. Il savait même que le Firenze était le premier en Europe à offrir ce qu’ils décrivaient comme « une salle de bains particulière ».

Une fois que la navette l’eut déposé place Saint-Marc, George partit en quête du seul hôtel qu’il pouvait s’offrir et qui n’était pas situé à des kilomètres du centre-ville. Il s’installa dans la chambre la plus petite au dernier étage – l’idéal pour un alpiniste – et s’allongea, brûlant d’envie d’une bonne nuit de sommeil. Il devrait, comme tout alpiniste bien préparé, se lever avant le soleil s’il espérait mener son petit subterfuge à bien. Il était sûr que les Turner ne mettraient pas un pied hors de l’hôtel où ils résidaient, quel qu’il fût, avant 10 heures.

George passa une nouvelle nuit blanche, et cette fois il ne put l’imputer à l’ail ou à un train bruyant, mais plutôt à un matelas sans ressorts et à un oreiller qui n’avait jamais connu plus qu’une poignée de plumes – même ses jeunes élèves de Charterhouse se seraient plaints.

Il se leva avant 6 heures et traversa le pont du Rialto une demi-heure plus tard, accompagné de fêtards qui rentraient et de quelques travailleurs matinaux. Il sortit une liste d’hôtels de la poche intérieure de sa veste et se mit méthodiquement en quête.

Le premier établissement où il pénétra fut l’hôtel Bauer, où il demanda à la réception si la famille Turner – « un gentleman d’un certain âge et ses trois filles » – y résidait. Le portier de nuit passa le doigt sur une longue liste avant de secouer la tête. Dans l’hôtel Europa e Regina, voisin du premier, George obtint la même réponse. L’hôtel Baglione avait un Thompson et un Taylor, mais pas de Turner ; tandis que le gérant de nuit du Gritti Palace attendit un pourboire avant même d’envisager de dire quoi que ce fût. Mais il lui donna la même réponse. L’hôtel suivant refusa de divulguer les noms de ses hôtes, même après que George eut prétendu être un ami proche de la famille.

Il commençait à se demander si les Turner avaient modifié leurs projets de vacances, jusqu’à ce que le portier en chef du San Clemente, un Anglais, sourie en reconnaissant le nom, mais ne sourie plus tant que George ne lui avait pas donné de grosses coupures. Les Turner, lui apprit-il, ne séjournaient pas au San Clemente, mais ils y dînaient de temps en temps, et ils lui avaient demandé une fois de réserver un vaporetto pour les raccompagner au… Il ne termina pas sa phrase tant qu’un deuxième billet n’avait pas rejoint le premier… pour les raccompagner à leur hôtel. Un troisième billet lui garantit le nom de l’hôtel, le Cipriani, ainsi que le quai où sa navette privée le déposait toujours.

George rangea un porte-monnaie plus mince dans sa poche et s’empressa de retourner place Saint-Marc d’où il pourrait voir l’île de Giudecca sur laquelle l’hôtel Cipriani se dressait majestueusement. Toutes les vingt minutes, une navette-taxi se mettait à quai, sa proue arborant Cipriani. Il se cacha sous un grand porche afin d’observer tous les bateaux qui débarquaient des clients, convaincu qu’un gentleman d’un certain âge, accompagné de trois jeunes filles, serait facilement identifiable. D’autant que la vision de l’une d’elles avait rarement quitté ses pensées ces six dernières semaines.

Les deux heures suivantes, George vérifia tous les clients qui arrivaient en taxi de Giudecca. Au bout d’une heure encore, il en vint à se demander si les Turner avaient changé d’hôtel. Peut-être celui qui avait refusé de divulguer la liste de ses clients. Il observa les cafés autour de lui commencer à se remplir. Les arômes puissants de panini tout frais, de crostini et de café brûlant lui rappelèrent qu’il n’avait pas pris de petit déjeuner. Mais il n’osa pas quitter son poste, de peur de manquer la famille Turner au moment où elle mettrait un pied sur le rivage. George décida que si elle n’était pas apparue avant midi, il devrait courir le risque de prendre le taxi jusqu’à l’île, et même d’entrer dans l’hôtel. Mais s’ils se rencontraient, comment expliquerait-il ce qu’il faisait là ? M. Turner saurait très bien que le salaire mensuel de George couvrait à peine une nuit au Cipriani, même dans la plus petite chambre.

Puis George la vit. Sa première pensée fut qu’elle était encore plus belle que dans ses souvenirs. Elle portait une longue robe Empire en soie jaune, avec un large ruban rouge noué juste en dessous de la poitrine. Ses cheveux auburn ondulés tombaient sur ses épaules et elle se protégeait du soleil du matin avec une ombrelle blanche. Si vous lui aviez demandé de décrire les vêtements de Mildred et Marjorie, il aurait été incapable de vous répondre.

M. Turner fut le premier à descendre sur le quai. Il portait un costume crème chic, une chemise blanche et une cravate rayée. Il leva un bras pour aider ses filles quand elles descendirent du bateau. George fut soulagé de ne voir aucune trace d’Andrew, qui, espérait-il, devait jouer les gardiens de but à Taunton à l’instant même.

Les Turner s’en allèrent sans se presser en direction de la place Saint-Marc, avec l’air de savoir parfaitement où ils se rendaient. Et c’était le cas : ils se dirigeaient vers un café noir de monde où le maître d’hôtel les conduisit immédiatement vers la seule table libre à l’extérieur. Une fois qu’ils eurent commandé, Turner s’installa pour lire le Times de la veille tandis que Ruth feuilletait un livre qui devait être un guide sur Venise. Elle ne cessait d’en partager le contenu avec ses sœurs tout en désignant de temps en temps des monuments.

À un moment, Ruth regarda dans sa direction. L’espace d’un instant, George crut qu’elle l’avait vu, bien que l’on remarque rarement quelqu’un que l’on ne cherche pas, surtout s’il est tapi dans l’ombre. Il attendit patiemment que M. Turner demande l’addition puis réalisa que la prochaine partie de son plan ne pouvait être différée plus longtemps.

À la minute où les Turner quittèrent le café, George sortit de sa cachette et se dirigea vers le centre de la place. Ses yeux ne quittèrent jamais Ruth qui tenait encore le guide ouvert dans ses mains. Elle en lisait des passages au reste de la famille, suspendue à ses lèvres. George commençait à regretter de ne pas se trouver au sommet d’une montagne, même si pour cela, il fallait que Finch soit son seul et unique compagnon. Dès qu’ils le verraient, ils comprendraient. Mais il n’y avait qu’un seul moyen de le savoir.

Il se plaça derrière un groupe de touristes qui déambulaient, et quand il se trouva à quelques mètres des Turner, il s’arrêta.

— Bonjour monsieur, dit George en levant son canotier et en feignant la surprise. Quelle agréable coïncidence.

— En effet, pour une coïncidence… monsieur Mallory, dit Turner.

— Et des plus plaisantes, ajouta Marjorie.

— Bonjour, mademoiselle Turner, dit George en levant son chapeau une fois de plus.

Mildred le gratifia d’un sourire timide, mais Ruth semblait plus intéressée par son guide, comme si l’apparition inattendue de George n’était rien d’autre qu’une distraction irritante.

— Devant les cinq portails cintrés de la basilique, lut-elle, élevant la voix, se trouve la place Saint-Marc, une grande place pavée à arcades que Napoléon décrivit autrefois comme « le salon de l’Europe ».

George continua à lui sourire avec le sentiment d’être Malvolio ; comme Olivia, elle ne lui rendait pas le compliment. Il se dit qu’il avait embarqué pour un voyage raté. Qu’il n’aurait jamais dû se permettre d’imaginer même un instant… Bref, il s’en irait discrètement, et les Turner ne tarderaient pas à oublier même qu’il était venu.

— Le clocher, poursuivit Ruth en levant les yeux, s’élève à une hauteur de 99 mètres, et les visiteurs peuvent atteindre le parapet en gravissant ses 421 marches.

George souleva son chapeau pour saluer M. Turner et s’apprêta à les laisser.

— Vous sentez-vous à la hauteur, monsieur Mallory ? demanda Ruth.

George hésita.

— Peut-être, dit-il en se retournant. Mais les conditions météo devront être prises en compte. Des vents violents pourraient rendre cela difficile.

— Je vois mal pourquoi un vent violent rendrait cela difficile si vous êtes en sécurité à l’intérieur, monsieur Mallory.

— Et il ne faut jamais oublier, mademoiselle Turner, poursuivit George, que la décision la plus importante à prendre quand on envisage une ascension, c’est la route que l’on choisit. On finit rarement par prendre une ligne droite, et si l’on fait le mauvais choix, on risque de rebrousser chemin sans que nos efforts ne soient récompensés.

— Comme c’est intéressant, monsieur Mallory, observa Ruth.

— Mais si une route plus directe venait à se présenter, il faudrait être toujours prêt à l’envisager.

— Je ne vois rien dans mon Baedecker qui suggère qu’il y ait une route plus directe.

George pensa alors que s’il devait les quitter, autant le faire avec un minimum de classe.

— Alors peut-être le moment est-il venu pour vous d’ajouter un nouveau chapitre à votre guide, mademoiselle Turner, dit-il.

Sur ce, George ôta son chapeau et sa veste et les donna à Marjorie. Il regarda la tour une dernière fois, puis se dirigea vers l’entrée du public où il rejoignit les touristes qui attendaient pour entrer.

Quand il parvint au-devant de la file d’attente, il sauta au-dessus du tourniquet et leva le bras pour atteindre le porche. Il se hissa et se mit debout sur le rebord. Quelques instants plus tard, sous les yeux d’observateurs médusés qui contemplaient chacun de ses mouvements, il se retrouva suspendu au premier parapet. Il marqua une pause pour réfléchir à ce qu’il allait faire et mit son pied droit sur la statue – de saint Thomas, constata Mildred l’air perplexe.

M. Turner détourna son attention de George un instant, alors que celui-ci avançait d’un rebord à un autre, d’un pilier à un autre, pour observer ses filles. Mildred semblait fascinée par le talent de George, tandis que Marjorie le regardait, pleine d’admiration, mais ce fut la réaction de Ruth qui le prit le plus au dépourvu. Son visage était devenu pâle comme la mort, et tout son corps semblait trembler. Quand George faillit perdre l’équilibre à quelques mètres seulement du sommet, M. Turner crut que sa fille préférée allait s’évanouir.

George baissa les yeux sur la place noire de monde, désormais incapable d’identifier Ruth au milieu de ce patchwork de couleurs tachetées. Il posa fermement les deux mains sur la large balustrade, se hissa sur le dernier parapet et rejoignit les visiteurs qui avaient entamé l’ascension par une route plus orthodoxe.

Un petit groupe de touristes hypnotisés recula d’un pas, incapable de croire ce qu’ils voyaient. Un ou deux avaient pris des photos pour pouvoir prouver chez eux qu’ils ne l’avaient pas inventé. George se pencha par-dessus la balustrade et se mit à réfléchir à la route qu’il prendrait pour redescendre – jusqu’à ce qu’il remarque deux membres de la Carabinieri qui couraient sur la place.

George ne pouvait pas prendre le risque de redescendre par la même route s’il voulait éviter d’ajouter une prison italienne à son expérience française. Il se dirigea comme une flèche vers la sortie principale en haut de l’escalier et rejoignit les touristes qui commençaient à redescendre lentement l’escalier en colimaçon jusqu’à la place. Il en bouscula plusieurs et ralentit le pas pour rejoindre un groupe d’Américains qui n’avaient manifestement pas assisté à ses efforts. Leur seul sujet de conversation portait sur l’endroit où ils déjeuneraient.

Quand ils sortirent de la tour et retournèrent sur la place, George passa son bras sous celui d’une vieille matrone américaine, de l’Illinois, qui ne protesta pas. Elle lui sourit.

— Vous ai-je dit qu’un membre de ma famille se trouvait sur le Titanic ?

— Non, répondit George. Comme c’est fascinant, ajouta-t-il quand le groupe croisa deux carabinieri qui cherchaient un homme non accompagné.

— Oui, c’était l’enfant de ma sœur, Roderick. Vous savez, il n’avait même pas voulu…

Mais George avait déjà disparu.

Une fois qu’il se fut enfui de la place noire de monde, il retourna rapidement à l’hôtel, mais sans jamais se mettre à courir de peur d’attirer l’attention. Il ne lui fallut qu’un quart d’heure pour faire ses bagages, régler la note – on lui ajouta un supplément pour un départ après midi – et s’en aller.

Il marcha d’un bon pas en direction du pont du Rialto, où il savait qu’un vaporetto le ramènerait à la gare. Tandis que la vedette dépassait lentement la place Saint-Marc, il remarqua un policier en train d’interroger un jeune homme qui devait avoir son âge.

À la gare de Santa Lucia, il se rendit directement au guichet et demanda à quelle heure partait le prochain train pour London Victoria.

— 15 heures, monsieur, répondit-il. Mais je crains de ne plus avoir de billets en première classe.

— Alors je voyagerai en troisième, répondit George en vidant son porte-monnaie.

George filait dans l’ombre chaque fois qu’il remarquait un policier. Le temps lui sembla une éternité avant que la cloche ne sonne sur le quai et qu’un chef de train invite, au plus fort de sa voix, tous les passagers de première classe à monter à bord de l’express. George rejoignit le groupe très fermé qui se dirigeait vers le train sans se presser, et se dit que ce serait bien le dernier auquel la police s’intéresserait. Il songea même à grimper sur le toit du train, mais décida que cela l’exposerait plus que nécessaire.

Une fois à bord, George traîna dans un couloir, en gardant un œil méfiant sur les contrôleurs. Il se demandait justement s’il devait s’enfermer aux toilettes et attendre que le train démarre, quand une voix derrière lui dit :

— Il vosto biglietto, signore, per favore.

George se retourna d’un coup pour voir un homme en longue veste bleue, aux revers ornés d’un épais passepoil or, qui tenait un livre de cuir. Il regarda par la fenêtre : un policier descendait le quai et regardait attentivement par les vitres des wagons. Il venait juste de faire semblant de chercher son billet quand le policier monta dans son wagon.

— J’ai dû l’égarer, dit George. Je vais retourner au guichet et…

— Non, c’est inutile, monsieur, dit le contrôleur, en anglais. J’ai seulement besoin de votre nom.

— Mallory, répondit George, résigné, alors que le policier s’approchait de lui.

— Ah oui, dit le contrôleur. Vous êtes dans le wagon B, compartiment privé 11. Votre épouse est déjà arrivée, monsieur. Voudriez-vous bien me suivre ?

— Mon épouse ? répéta George avant de suivre le contrôleur dans la voiture-restaurant, puis dans le prochain wagon.

Il tâchait de trouver une excuse plausible avant que le contrôleur ne se rende compte de son erreur. Devant le compartiment 11, le concierge ouvrit une porte marquée Riservato. George jeta un œil à l’intérieur et découvrit son chapeau et sa veste sur le siège.

— Ah ! Te voilà, chéri, lança Ruth. Je commençais à me demander si tu arriverais à temps.

— Je croyais que tu ne rentrais pas en Angleterre avant une semaine, bafouilla George en s‘asseyant en face d’elle.

 

— Moi aussi, répondit Ruth. Mais quelqu’un m’a dit un jour que si une route plus directe se présentait, il fallait être prêt à l’envisager, à moins bien sûr qu’il n’y ait des vents violents.

George rit. Il s’apprêtait à sauter de joie, mais il se rappella un obstacle tout aussi terrifiant que la police italienne.

— Ton père sait-il que tu es là ?

— J’ai réussi à le convaincre, qu’en fin de compte, ce ne serait pas une bonne chose pour la réputation de l’école qu’un de ses professeurs croupisse dans une prison italienne, juste avant que le nouveau trimestre commence.

— Et Andrew ? N’étiez-vous pas…

Ruth se leva d’un bond et se jeta à son cou.

George entendit la porte du compartiment s’ouvrir. Il n’osa pas se retourner.

— Bien sûr que la réponse est oui, mon chéri, dit Ruth avant de l’embrasser.

— Scusi, dit le policier en les saluant avant d’ajouter : mille congratulazioni, signore !