Guy frappa à la porte de George, mais n’obtint aucune réponse. Il consulta sa montre. 10h05. George ne pouvait pas être au réfectoire en train de prendre le petit déjeuner car ils finissaient le service à 9 heures le dimanche, et il ne serait sûrement pas allé à la Foire des premières années sans lui. Soit il dormait à poings fermés, soit il prenait un bain. Guy frappa de nouveau, mais n’obtint toujours aucune réponse. Il ouvrit la porte et jeta un œil à l’intérieur. Le lit n’était pas fait – rien d’inhabituel à cela –, un livre ouvert reposait sur l’oreiller et quelques journaux étaient éparpillés sur le bureau, mais aucun signe de George. Il devait prendre un bain.
Guy s’assit au bout du lit et attendit. Voilà bien longtemps qu’il avait cessé de se plaindre de l’incapacité de son ami à comprendre l’intérêt d’une montre. Toutefois, cela continuait d’agacer de nombreuses connaissances de George, qui lui rappelaient régulièrement la devise de Winchester : « Les bonnes manières font l’homme. » Guy était bien conscient des défauts de son ami, mais il reconnaissait par ailleurs que George était doté de talents exceptionnels. Le hasard qui les avait mis dans le même wagon, quand ils se rendaient dans leur école privée, avait changé le cours de sa vie. Si d’autres trouvaient parfois George dépourvu de tact, voire arrogant, ils découvraient aussi avec le temps de la gentillesse, de la générosité et de l’humour en quantité égale.
Guy prit le livre sur l’oreiller de George. C’était un roman d’E.M. Forster, un auteur qu’il n’avait encore jamais lu. Il eut le temps de lire quelques lignes. Puis George entra tranquillement dans sa chambre, une serviette autour de la taille, les cheveux trempés.
— Il est déjà 10 heures ? demanda-t-il en ôtant sa serviette et en frottant ses cheveux avec.
— 10h10, rectifia Guy.
— Benson m’a suggéré de m’inscrire à la société théâtrale. Cela pourrait nous permettre de rencontrer des filles.
— Je ne crois pas que ce soit les filles qui intéressent Benson.
George se retourna d’un coup.
— Tu n’insinues pas…
— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, dit Guy à son ami qui se tenait tout nu devant lui, il n’y a pas que les filles qui te regardent.
— Et toi que préfères-tu ? demanda George en lui donnant un petit coup de serviette.
— Avec moi, tu ne cours aucun danger, l’assura Guy. Et si on se grouillait ? Sinon tout le monde aura plié bagage avant même que l’on arrive.
Quand ils traversèrent la cour, George partit de son allure habituelle que Guy avait toujours du mal à suivre.
— Dans quels clubs vas-tu t’inscrire ? demanda Guy qui courait presque à son côté.
— Tous ceux qui ne voudront pas de toi, répondit George, tout sourire. Ce qui devrait me laisser un choix plutôt large.
Ils ralentirent le pas quand ils rejoignirent une horde grouillante d’étudiants qui se rendaient eux aussi à la Foire. Longtemps avant d’être arrivés à Parker’s Piece, ils entendirent des groupes jouer, des chœurs chanter, et un millier de voix exubérantes qui s’évertuaient toutes à surpasser l’autre.
Une grande place abritait des stands dont s’occupaient des étudiants braillant comme des marchands ambulants. George et Guy descendirent la première allée sans se presser, s’imprégnant de l’atmosphère. Guy commença à y témoigner de l’intérêt lorsqu’un homme en tenue de cricket blanche et portant une batte et une balle, ce qui paraissait incongru en automne, demanda :
— L’un de vous deux joue-t-il au cricket par hasard ?
— J’ai manié la batte pour Winchester, répondit Guy.
— Alors vous ne vous êtes pas trompé d’endroit, lança l’homme à la batte. Je m’appelle Dick Young.
Guy, reconnaissant le nom d’un homme qui avait joué aussi bien au cricket qu’au football pour l’Angleterre, le salua d’un petit signe de tête.
— Et votre ami ? demanda Dick.
— Inutile de perdre votre temps avec lui. Il aspire à de plus grandes choses, même si en l’occurrence il cherche un homme qui s’appelle aussi Young. Je te retrouve plus tard, George, dit Guy quand Dick lui tendit un formulaire.
George opina et s’en alla dans la foule d’un pas nonchalant, ignorant quelqu’un qui criait :
— Sais-tu chanter ? Nous cherchons un ténor.
— Mais ça ne te coûtera que cinq livres, lança quelqu’un d’autre d’un ton malicieux.
— Joues-tu aux échecs ? Nous devons battre Oxford cette année.
— Joues-tu d’un instrument de musique ? fit une voix désespérée. Même des cymbales ?
George s’arrêta net lorsqu’il avisa un auvent au-dessus d’un stand. Au bout d’une allée, celui-ci annonçait Société fabienneI, fondée en 1884. Il remarqua un homme qui agitait un pamphlet et criait :
— Égalité pour tous !
Comme George s’approchait de lui, l’homme demanda :
— Aimerais-tu te joindre à notre petit groupe ? Ou es-tu l’un de ces conservateurs obtus ?
— Certainement pas, répondit George. J’adhère aux doctrines de Quintus Fabius Maximus lorsqu’il dit : « Si vous pouvez remporter une bataille sans devoir tirer un seul coup de feu de colère, alors vous êtes le véritable vainqueur. »
— Un type bien, acquiesça le jeune homme en poussant un formulaire sur la table. Signe ici et viens assister à notre réunion la semaine prochaine, où M. George Bernard Shaw prendra la parole. Au fait, je m’appelle Rupert Brooke, ajouta-t-il en tendant la main. Je suis le secrétaire du club.
George serra chaleureusement la main de Rupert avant de remplir le formulaire et de le lui rendre. Brooke jeta un coup d’œil à la signature.
— Dis-moi, mon vieux, les rumeurs sont-elles vraies ?
— Quelles rumeurs ?
— Que tu es entré dans cette université en escaladant le mur.
George était sur le point de lui répondre lorsqu’une voix derrière fit :
— Et ensuite il a dû repartir de la même manière. Le retour, c’est toujours le plus difficile.
— Et pourquoi donc ? demanda Brooke innocemment.
— Simple, vraiment, répondit Guy avant que George n’ait une chance de parler. Quand tu escalades une paroi rocheuse, tes mains ne se trouvent qu’à quelques centimètres de tes yeux, mais quand tu descends, tes pieds ne sont jamais à moins d’un mètre cinquante en dessous, ce qui signifie que lorsque tu baisses les yeux, tu as bien plus de risques de perdre l’équilibre. Compris l’idée ?
George rit.
— Ignore mon ami, dit-il. Et pas seulement parce que c’est un conservateur obtus, mais c’est aussi un larbin du système capitaliste.
— Exact, répondit Guy sans la moindre honte.
— Alors dans quels clubs t’es-tu inscrit ? demanda Brooke en portant son attention sur Guy.
— À part le cricket, l’Union, la Disraeli Society, et l’Officers’ Training Corps1 ? répondit Guy.
— Mon Dieu ! Cet homme serait donc irrécupérable ? fit Brooke.
— Complètement, admit Guy. (Puis se tournant vers George, il ajouta : ) Mais au moins j’ai trouvé ce que tu cherchais, le moment est donc venu pour toi de me suivre.
George leva son mortier pour saluer Brooke qui lui rendit le compliment. Guy ouvrit la voie vers la prochaine rangée de stands, où il désigna d’un air triomphant l’auvent blanc CUMC fondée en 1904.
George lui donna une tape dans le dos et se mit à examiner une exposition de photos montrant des étudiants qui se tenaient sur le col du Grand-Saint-Bernard, sur les sommets du mont Vélan et du mont Rose. Un autre panneau à l’extrémité de la table présentait une grande photo du mont Blanc sur laquelle étaient inscrits les mots Joignez-vous à nous en Italie l’an prochain si vous voulez le faire à la dure.
— Comment je m’inscris ? demanda George à un type petit et trapu qui se tenait à côté d’un homme plus grand, un piolet à la main.
— Tu ne peux pas t’inscrire au club d’alpinisme, mon vieux, répondit-il. Tu dois être élu.
— Alors comment me faire élire ?
— C’est très simple. Tu t’inscris à l’une des rencontres de notre club pour le Pen-y-Pass2 et ensuite nous déciderons si tu es un alpiniste ou juste un randonneur du dimanche.
— Je voudrais vous informer, les interrompit Guy, que mon ami…
— Serait ravi de s’inscrire, le coupa George.
George et Guy s’inscrivirent tous les deux à un week-end au pays de Galles et rendirent leur formulaire au plus petit des deux hommes, assis à la table.
— Je m’appelle Somervell, dit-il. Et voici Odell. Il est géologue, étudier les pierres l’intéresse plus que les escalader. Le type là-bas au fond, ajouta Somervell en désignant un homme plus âgé, c’est Geoffrey Winthrop Young, du Club alpin. C’est un président honoraire.
— L’alpiniste le plus expérimenté du pays, ajouta George.
Young lui sourit et jeta un œil sur son formulaire d’inscription.
— Graham Irving a tendance à exagérer, dit-il après l’avoir lu. Toutefois il m’a déjà écrit pour me parler de ton récent voyage dans les Alpes. Quand nous serons à Pen-y-Pass, tu auras l’opportunité de montrer si tu es aussi bon qu’il le prétend.
— Il est meilleur, rétorqua Guy. Irving n’a pas parlé de notre voyage à Paris quand… Ahhhh ! cria-t-il lorsque le talon de George entra en collision avec son tibia.
— Aurai-je une chance de rejoindre votre groupe pour le mont Blanc l’été prochain ? s’enquit George.
— Ça risque de ne pas être facile, répondit Young. Il y a déjà un ou deux autres types qui souhaitent être sélectionnés pour cette petite excursion.
Somervell et Odell s’intéressaient désormais au petit nouveau de Magdalene. Les deux jeunes hommes n’auraient pu être plus différents. Odell devait mesurer à peine plus d’un mètre cinquante, avait des cheveux blond roux, un teint rougeaud et des yeux bleus larmoyants. Il semblait trop jeune pour être étudiant, mais à la minute où il prenait la parole, il faisait plus vieux que son âge. Somervell, en revanche, mesurait plus d’un mètre quatre-vingts, ses cheveux foncés et indisciplinés avaient visiblement peu connu le peigne. Il avait les yeux noirs d’un pirate, mais quand on lui posait une question, il baissait la tête et parlait d’un ton doux, non parce qu’il était distant, mais simplement parce qu’il était timide. George comprit tout de suite que ces deux hommes disparates deviendraient ses amis pour le reste de sa vie.
I- Groupe socialiste de la fin du XIXe siècle. Cette association, fondée en 1883 dans le cadre de l’émergence du socialisme en Grande-Bretagne, était composée en grande partie d’intellectuels. Elle avait pour but de parvenir à un « changement graduel et pacifique » de la société capitaliste. Son influence se fit sentir jusque dans les années 1930.