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Ma très chère Ruth,

Aujourd ’ hui nous avons commencé l’expédition de mille six cent dix kilomètres jusqu’à la frontière tibétaine. Nous avons pris le train pour Siliguri au pied de l’Himalaya, voyage qui d’après l’indicateur horaire devait durer six heures, mais qui en a pris presque seize. Je me suis souvent demandé ce qui arrivait aux vieux trains quand on les mettait au rencart, eh bien maintenant je le sais. On les envoie en Inde, où ils sont réincarnés.

Nous nous sommes donc entassés à bord d’une vieille locomotive de la Great Northern Railway, classe Castle, Warwick Castle pour être précis. Les sièges de première classe sont usés et de mauvaise qualité, alors qu’en troisième classe, on s’assoit encore sur des lattes de bois et il n’y a pas de toilettes, ce qui signifie que nous avons dû sauter du train quand nous nous sommes arrêtés dans une gare pour partir à la recherche de buissons. Le train comportait également une voiture à bétail où Bruce a parqué les mules et les porteurs. Les deux se sont plaints.

Il y a une grosse différence entre voyager dans le confort de Birkenhead à Londres et aller de Bombay à Siliguri : nous avions l’habitude de garder les vitres fermées et de remonter le chauffage sur la route qui descend du nord de l’Angleterre, mais ici, en dépit du fait que la compagnie ferroviaire se soit passée de vitres, on a l’impression de voyager dans un four sur roues.

— Où est papa ? demanda Clare. Où il est en ce moment ?

Ruth posa la lettre et rejoignit ses filles par terre pour qu’elles puissent examiner la carte que leur père avait dessinée pour elles et suivre sa progression. Elle passa un doigt sur l’océan, de Tilbury à Bombay, puis le long d’une voie de chemin de fer qui s’arrêtait à Siliguri. Elle prit la lettre et continua à la lire aux enfants à haute voix :

 

— Imagine notre surprise lorsque nous avons débarqué à Siliguri pour être accueillis par la merveille du monde miniature de la Darjeeling Himalayan Railway Company. Là se termine l’écartement de la voie pour être remplacé par une voie unique de soixante centimètres, raison pour laquelle les autochtones le surnomment affectueusement « le petit train ».

Tu montes dans un délicieux petit wagon qui serait parfait pour Beridge et Clare, mais qui m’a donné l’impression d’être Gulliver quand il se réveille au pays des Lilliputiens. Avec un bruit disproportionné par rapport à sa taille, le petit engin à moteur entame son voyage depuis les avant-monts de Siliguri, à cent mètres seulement au-dessus du niveau de la mer, vers Darjeeling à quatre-vingts kilomètres de là, grimpant donc progressivement jusqu’ à une altitude de 2133 mètres.

Les enfants seront fascinés d’apprendre que la pente est si abrupte qu’un autochtone doit s’asseoir sur le tampon avant de la machine pour pouvoir asperger les voies de sable afin de s’assurer que les roues puissent coller à la route, à mesure que nous montons de plus en plus haut dans les montagnes.

Je ne peux pas te dire combien de temps le voyage a duré car chaque minute était un délice absolu, un tel délice que je n’ai cessé d’admirer la vue, pas même une minute, de crainte de manquer une nouvelle merveille. En fait, notre intrépide cameraman, le capitaine Noel, s’est tellement entiché de toute l’expérience, que lorsque nous nous sommes arrêtés à Tung pour faire le plein d’eau – aussi bien pour la petite machine que pour ses passagers –, il a grimpé sur le toit du wagon, d’où il a filmé le reste du voyage. Nous, simples mortels, avons dû nous contenter de regarder par la vitre.

Quand nous sommes enfin entrés en gare de Darjeeling après un voyage de sept heures, je ne pensais qu’à une seule chose : si seulement ce petit bijou pouvait nous transporter jusqu’au camp de base, comme nos vies seraient plus simples ! Mais nous n’avons pas eu cette chance et quelques minutes après être descendus du train, nous avons entendu la voix familière du général Bruce qui aboyait des ordres, tout en faisant s’aligner les mules et les porteurs pour que nous puissions commencer le long voyage dans la jungle, et dans les plaines du Tibet.

On nous a alloué notre propre mule à tous, qui doit transporter nos effets personnels et notre matériel. À l’exception du général, nous devons parcourir au minimum trente kilomètres à pied par jour. Le soir nous essayons d’établir un camp près d’une rivière ou d’un lac si tant est que ce soit possible, ce qui nous donne l’opportunité de nager, et pendant quelques glorieux moments, nous permet de nous débarrasser des mouches, moustiques et sangsues qui semblent préférer un régime d’hommes blancs aux autochtones.

Le général a emporté sa propre baignoire qui est sanglée à deux mules et chaque soir, vers 19 heures, une demi-douzaine de porteurs la remplissent d’eau après l’avoir réchauffée au-dessus d’un feu de bois. J’ai une photo de notre chef assis dans son bain, un cigare à la main et un verre de brandy dans l’autre. Il ne voit manifestement aucune raison de changer les habitudes de toute une vie simplement parce qu’il passe quelques semaines dans la jungle indienne.

Nous dînons tous ensemble le soir autour d’une table à tréteaux, le général s’assoit en bout, perché sur sa canne-siège. Notre menu varie rarement du ragoût et de boulettes de pâtes, mais quand nous établissons le camp en fin de journée, nous sommes bien trop affamés pour savoir quel animal a été ajouté dans la marmite.

Le général a apporté une dizaine de caisses du meilleur châteauneuf-du-pape ainsi qu’une demi-douzaine de Pol Roger, que transportent deux des mules les plus robustes. La seule plainte que formule le général, c’est qu’il ne peut pas garder le vin à température. Toutefois, comme il fait un peu plus froid chaque jour, il ne va pas tarder à pouvoir mettre le champagne au frais dans un bain rempli de glace.

Tout le monde tient le coup – un peu de fièvre et le mal des montagnes semblent incontournables, bien que, apparemment, j’y aie échappé jusqu’ici. Seules quelques piqûres de moustiques et une méchante éruption de boutons m’ont causé des désagréments.

Trois porteurs sont déjà partis, deux mules sont mortes de fatigue. Ne le dis pas à Clare. Sinon tout le monde semble en bonne forme. Nous avons déjà recruté notre chef sherpa. Il s’appelle Nyima et non seulement parle-t-il l’anglais du roi, mais en plus c’est un bon alpiniste – pieds nus.

Somervell se montre vraiment sympa, comme toujours. Il subit les mêmes épreuves que nous tous, mais il s’acquitte de ses fonctions et joue aussi le toubib de service sans que la charge de travail supplémentaire ne le fasse broncher. Odell est dans son élément, il découvre de nouveaux types de pierres chaque jour. Nul doute que lorsqu’il retournera à Cambridge, plusieurs volumes apparaîtront dans les bibliothèques, sans parler des douzaines de conférences bondées qu’il donnera.

Norton, le pauvre, mesure un mètre quatre-vingt-quinze, et doit donc avoir la plus grosse mule, pourtant ses pieds touchent encore le sol. Finch ferme toujours la marche – son choix comme le nôtre – et ainsi à l’arrière du convoi, il garde un œil vigilant sur ses précieuses bouteilles d’oxygène, qui, il en reste convaincu, décideront du sort de l’expédition. Je suis toujours sceptique.

À mesure que nous montons de plus en plus haut, je surveille comment les gars gèrent les conditions, et je commence déjà à réfléchir à la composition de chaque individu en tant qu’alpiniste. Finch suppose qu’ il sera le seul sélectionné pour l’ascension finale de l’Everest, et franchement, personne ne serait surpris si c’était le cas. Pratiquement pas un seul mot civil n’a été échangé entre le général et Finch depuis que nous avons quitté Bombay. Toutefois les jours passant, « l’affaire Sonia » comme l’appellent les gars, s’estompe peu à peu.

Un membre de notre groupe a été une révélation inattendue. J’ai toujours su que Noel était un alpiniste hors pair, mais je n’imaginais pas qu’il soit aussi un photographe et un cinéaste remarquable. Il ne peut pas y avoir d’expédition qui ait été mieux filmée, et, bonus supplémentaire, Noel est l’un des rares membres de l’équipe à parler la langue du coin.

Nul ne croirait à ces routines quotidiennes que Noel filme, s’il ne les avait pas enregistrées. Morshead, que tu n’as pas dû rencontrer, est un cartographe qui, en tant que membre de l’équipe de la RGS, est chargé de produire des cartes détaillées de la région. L’une des choses qu’il fait avec le plus d’assiduité, est d’enregistrer précisément les distances. Pour assister Morshead, le général a employé, au prix de vingt roupies par jour, un jeune Indien qui mesure un mètre quatre-vingt-deux exactement. Laisse-moi essayer de décrire sa responsabilité, même si tu verras tout cela sur le film par toi-même une fois que nous rentrerons. Il s’allonge par terre, pendant qu’un autre sherpa fait une marque dans la terre au-dessus de sa tête, pour enregistrer la distance. L’homme d’un mètre quatre-vingt-deux se lève alors, place son orteil derrière la marque (il est pieds nus) puis répète l’exercice encore et encore, heure après heure. Ainsi, Morshead peut mesurer la distance exacte que nous parcourons chaque jour – trente-deux kilomètres en moyenne – ce qui, d’après mes calculs, signifie que le jeune homme se lève et s’allonge plus de dix-huit mille fois par jour. Dieu sait qu’il mérite ses vingt roupies.

Ma chérie, il est l’heure de cesser d’écrire et d’éteindre ma bougie. Je partage ma petite tente avec Guy. C’est merveilleux d’avoir un vieil ami qui vive ce voyage, mais ce n’est pas la même chose qu’être avec toi…

 

— Il est arrivé où ? demanda Clare, en regardant la carte.

Ruth plia la lettre avant de rejoindre Clare et Beridge par terre. Elle examina la carte un moment puis désigna un village qui s’appelait Chumbi. Comme les lettres de George mettaient six ou sept semaines à arriver au Holt, elle ne pouvait pas savoir avec précision où il se trouvait. Elle ouvrit sa dernière lettre.

 

Aujourd’hui nous avons parcouru nos trente-deux kilomètres habituels, nous en sommes donc à quatre-vingt-dix-sept. Je me demande quelle décision stratégique prendrait le général si jamais nous nous retrouvions à court de mules et s’il devait choisir entre abandonner son vin ou sa baignoire.

Il a des porteurs à l’exercice, au garde-à-vous pour l’appel chaque matin à 6 heures. Ce matin nous étions trente-sept, encore un qui s’est enfui ; le général les considère comme des déserteurs.

Pendant que nous marchions hier, nous sommes tombés sur un monastère bouddhiste en haut dans les montagnes. Nous nous sommes arrêtés pour que Noel puisse le filmer, mais le général nous a déconseillé de déranger les moines en plein office. C’est un étrange mélange de sagesse et de grandiloquence.

Somervell me dit qu’une fois que nous aurons péniblement gravi la Jelep, nous établirons un camp. Ce soir, nous serons donc à 4266 mètres sous le pic d’une montagne d’où, si j’arrivais à son sommet, je bénéficierais d’une bonne vue de l’Everest. Demain, c’est dimanche. Le général l’a désigné comme jour de repos pour permettre aux porteurs et aux mules de reprendre des forces, et à certains d’entre nous de rattraper leur retard de lecture ou d’écrire chez eux à leur bien-aimée. En ce moment je lis La Terre vaine de T.S. Eliot, bien que j’avoue avoir l’intention de gravir cette montagne demain s’il y a la moindre chance de voir l’Everest pour la première fois. Je devrais me lever tôt, car Nyima estime que le sommet pourrait atteindre 6400 mètres. Je n’ai pas fait remarquer au chef sherpa que je ne suis jamais monté aussi haut.

 

— Que se passera-t-il si papa n’a pas le droit de traverser la frontière ? demanda Clare en flanquant un pouce sur la fine ligne rouge qui séparait l’Inde du Tibet.

— Il devra faire demi-tour et rentrer à la maison, répondit sa mère.

— Tant mieux, lança Clare.