George se pencha par-dessus la balustrade du California, cherchant sa femme. Il sourit quand il l’aperçut parmi la foule qui l’acclamait. Elle agita la main, contente qu’il ne puisse pas voir les larmes ruisseler sur son visage.
L’équipage releva la passerelle, les cordes furent défaites et le navire s’éloigna doucement du quai. Il réalisa qu’elle lui manquait déjà. Pourquoi fallait-il toujours qu’il s’en aille pour qu’il mesure tout son amour pour elle ? Pendant les six prochains mois, tout ce qui lui resterait pour lui rappeler sa beauté était une photo sépia usée, prise la première semaine de leur lune de miel. Si elle n’avait pas insisté, il se serait contenté de suivre chez lui la progression de l’expédition dans le Times. Il savait que Hinks n’avait pas l’intention de la repousser, mais comme le moindre mot de son discours avait été reproduit dans le Tunderer du lendemain, George fut mis au pied du mur. Hinks s’était révélé un bien meilleur joueur de poker.
Le voilà donc qui retournait en Inde sans Finch pour défier chacun de ses gestes. Et le sherpa Nyima ne se tiendrait pas sur le quai pour l’accueillir, quand il descendrait du bateau à l’autre bout du monde.
George remarqua un homme debout au fond de la foule, légèrement de biais comme il sied à un solitaire. Il ne le reconnut pas au début, jusqu’à ce qu’il lève son chapeau et révèle ces épais cheveux ondulés qui avaient fait se pâmer tant de femmes. George lui rendit le compliment, étonné que Finch ne se soit pas introduit clandestinement à bord. Mais Hinks s’était assuré qu’il ne puisse pas montrer son visage en public tant que le scandale ne s’était pas calmé, et encore moins faire une apparition en solo sur la plus haute scène du monde.
George chercha de nouveau Ruth et ne la quitta plus des yeux jusqu’à ce qu’il devienne impossible de la discerner parmi la foule dense d’admirateurs qui agitaient la main sur le quai.
Quand tout ce qu’il restait à l’horizon fut une colonne de fumée noire, Ruth retourna, la mort dans l’âme, à sa voiture. Elle sortit du quai et entreprit le long voyage de retour jusqu’au Holt. Cette fois, il n’y avait pas de fans fervents pour entraver sa fuite.
Ruth n’avait jamais particulièrement affectionné les fans fervents. Elle désirait simplement que son mari revienne sain et sauf. Mais elle avait si bien joué le jeu que tout le monde était convaincu qu’elle voulait que l’on donne une dernière chance à George de réaliser son rêve. En vérité, elle se moquait bien qu’il réussisse ou qu’il échoue, du moment qu’ils puissent vieillir ensemble et qu’aujourd’hui ne soit plus qu’un souvenir flou.
George se retira sous le pont dans sa petite cabine. Il s’assit au bureau sous le hublot et commença à écrire une lettre à la seule femme qu’il avait jamais aimée.
Ma très chère Ruth…