Mercredi 29 juillet 1914
— As-tu rencontré ce modèle de vertu ? demanda Odell en pliant son Manchester Guardian, et en le déposant sur le siège à côté de lui.
— Non, répondit Finch, mais j’aurais dû deviner qu’il se tramait quelque chose quand Mallory nous a quittés plus tôt et a disparu à Venise.
— J’imagine que c’est ce que les auteurs féminins appellent une « aventure enivrante », observa Young. Ils ne se connaissent que depuis quelques semaines.
— Cela aurait été suffisant pour moi, les coupa Guy Bullock qui était revenu en Angleterre pour pourvoir un poste au ministère de la Défense. Croyez-moi, les gars, elle est ravissante. Quiconque a été jaloux de George dans le passé se transformera en monstre aux yeux verts, à la minute où il posera le regard sur elle.
— J’ai hâte de rencontrer la fille dont George est amoureux, lança Somervell avec un grand sourire.
— Il est temps de reprendre cette réunion, lança Young au moment où le chef de train criait :
— Prochain arrêt, Godalming.
— Pour commencer, poursuivit Young, j’espère que vous n’avez pas oublié d’apporter vos piolets…
— Veux-tu prendre cette femme pour épouse, afin de vivre avec elle selon l’institution de Dieu dans le saint état du mariage ? Veux-tu l’aimer, la chérir, l’honorer, la garder dans la maladie et dans la santé ; et, renonçant à toute autre, t’attacher à elle seule, tant que vous vivrez tous deux ?
George ne quitta pas Ruth des yeux pendant que son père s’adressait à lui.
— Je le veux, répondit-il d’un ton ferme.
Le révérend Mallory porta son attention sur la jeune mariée, et sourit.
— Veux-tu prendre cet homme pour époux, afin de vivre avec lui selon l’institution de Dieu dans le saint état du mariage ? Veux-tu lui obéir et le servir, l’aimer, l’honorer, et le garder dans la maladie et dans la santé ; et, renonçant à tout autre, t’attacher à lui seul, tant que vous vivrez tous deux ?
— Je le veux, répondit Ruth, bien qu’il n’y ait pas grand monde au-delà du premier rang qui ait entendu sa réponse.
— Qui donne cette femme en mariage à cet homme ? demanda le révérend Mallory.
M. Thackeray Turner s’avança d’un pas.
Geoffrey Young, le témoin de George, tendit au révérend Mallory une bague en or simple. George l’enfila au doigt de la main gauche de Ruth et dit :
— Je t’épouse avec cet anneau, je t’honore de mon corps, et je te dote de tous mes biens temporels.
M. Turner sourit en lui-même.
Le révérend Mallory joignit de nouveau les mains droites du couple et s’adressa joyeusement à l’assemblée :
— Je déclare qu’ils sont mari et femme. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. Amen.
Alors que résonnaient les premiers accords de la Marche nuptiale de Mendelssohn, George embrassa sa femme pour la première fois.
M. et Mme Mallory sortirent lentement de l’église ensemble, et George fut enchanté de constater que bon nombre d’amis à lui s’étaient donné la peine d’effectuer le voyage pour Godalming. Il remarqua Ruppert Brooke et Lytton Strachey, Maynard et Geoffrey Keynes, ainsi que Ka Cox, assis à côté de Cottie Sanders. Mais la véritable surprise vint lorsqu’ils sortirent de l’église sous le soleil chaud. Une haie d’honneur les attendait, formée de Young, Bullock, Herford, Somervell, Odell et bien sûr George Finch. Leurs piolets brillants brandis en l’air constituaient un porche sous lequel passèrent les mariés, des confettis tombant comme de la neige.
Après une réception durant laquelle George et Ruth parvinrent à parler à chaque invité, les jeunes mariés s’en allèrent dans la Morris Bullnose toute neuve de M. Turner, pour une randonnée de dix jours dans les Quantocks.
— Alors qu’as-tu pensé des chaperons qui m’accompagneront pendant que je te laisserai pour aller rendre hommage à l’autre femme de ma vie ? demanda George sur une route sinueuse déserte.
— Je comprends pourquoi tu tiens tant à suivre Geoffrey Young, répondit Ruth en examinant la carte sur ses genoux. Surtout après son très gentil discours au nom des demoiselles d’honneur. Odell et Somervell, comme Horace, donnaient l’impression de se tenir à tes côtés sur le pont, et je suis sûre que Herford t’égalera, pas après pas, s’il est choisi pour l’ascension finale.
— Et Finch ? demanda George en jetant un œil à sa jeune épouse.
Ruth hésita. Le ton de sa voix changea.
— Il ferait n’importe quoi, George, et je pèse mes mots, pour parvenir au sommet de cette montagne avant toi.
— Qu’est-ce qui fait que tu es aussi sûre de toi ? demanda George, l’air surpris.
— Quand je suis sortie de l’église à ton bras, il m’a regardée comme si j’étais encore célibataire.
— Comme la plupart des célibataires de l’assemblée, suggéra George. Y compris Andrew Sullivan.
— Non, Andrew m’a regardée comme s’il espérait que je le sois encore. Ça change tout.
— Tu as peut-être raison pour Finch, reconnut George, mais il n’y a pas d’autre alpiniste que je souhaite avoir à mes côtés lorsque je m’attaque aux trois cents derniers mètres de n’importe quelle montagne.
— Y compris l’Everest ?
— Surtout Chomolungma.
Les Mallory se garèrent devant leur petit hôtel de Crewkerne peu après 19 heures. Le gérant se tenait à l’entrée pour les accueillir. Et une fois qu’ils eurent rempli le registre clients – signant M. et Mme Mallory pour la deuxième fois seulement –, il les accompagna dans la suite nuptiale.
Ils défirent leurs bagages, pensant, mais sans en parler, au seul sujet qu’ils avaient en tête. Quand ils eurent fini leur installation, George prit son épouse par la main et l’accompagna dans la salle à manger. Un serveur leur donna une grande carte, qu’ils examinèrent en silence avant de commander.
— George, je me demandais, commença Ruth, si tu avais…
— Oui, ma chérie ?
Ruth aurait terminé sa phrase si le serveur ne leur avait pas apporté deux bols de soupe à la tomate brûlante. Elle attendit qu’il s’éloigne avant de poursuivre :
— Sais-tu combien je suis nerveuse, mon chéri ?
— Deux fois moins que moi, avoua George sans lever sa cuillère.
Ruth pencha la tête.
— George, je pense que tu devrais savoir…
— Oui, ma chérie ? fit George en lui prenant la main.
— Je n’ai jamais vu d’homme nu et encore moins…
— T’ai-je déjà parlé de ma visite au Moulin-Rouge ? demanda George, tâchant de faire tomber la tension.
— De nombreuses fois, répondit Ruth avec un sourire. Et la seule femme pour laquelle tu aies montré un minimum d’intérêt à cette occasion fut Mme Eiffel, mais elle t’a éconduit.
George rit et, sans autre mot, se leva et prit sa femme par la main. Ruth sourit quand ils quittèrent la salle à manger, espérant que personne ne leur demanderait pourquoi ils n’avaient même pas goûté à leur soupe.
Ils gravirent rapidement les trois volées de marches sans rien dire. Quand ils arrivèrent devant leur chambre, George chercha la clé et ouvrit enfin la porte. Dès qu’ils furent à l’intérieur, il prit sa femme dans ses bras. Puis il la relâcha, recula d’un pas et sourit. Il ôta lentement sa veste et sa cravate, sans jamais la quitter des yeux. Ruth lui rendit son sourire et déboutonna sa robe, la laissant tomber par terre et révélant une longue combinaison en soie, qui arrivait juste sous ses genoux. Elle la passa lentement par la tête, et une fois que la combinaison eut rejoint la robe par terre, George la prit dans ses bras et l’embrassa. Pendant qu’elle essayait d’enlever son pantalon, il se démena avec la bretelle de son soutien-gorge. Enfin, ils furent tous les deux nus. Ils restèrent debout à se regarder un moment, avant de tomber sur le lit. George caressa les longs cheveux auburn de sa femme, pendant qu’elle l’embrassait délicatement, puis ils se mirent à explorer leurs corps. Ils comprirent bien vite qu’il n’y avait aucune raison d’être nerveux.
Après qu’ils eurent fait l’amour, Ruth tomba sur l’oreiller et fit :
— Maintenant dites-moi, monsieur Mallory, avec qui préféreriez-vous passer la nuit ? Avec Chomolungma ou moi ?
George rit si fort que Ruth dut flanquer une main sur sa bouche, au cas où on les entendrait dans la chambre d’à côté. George garda Ruth dans ses bras jusqu’à ce qu’elle finisse par sombrer dans un profond sommeil.
Il fut le premier à se réveiller le lendemain, et il entreprit d’embrasser les seins de sa femme jusqu’à ce qu’elle ouvre les yeux en cillant. Elle lui sourit quand il l’étreignit et qu’il laissa ensuite ses mains librement bouger sur son corps. George ne put que se demander ce qui était arrivé à la jeune fille timide, incapable d’avaler une cuillérée de soupe la veille au soir. Après qu’ils eurent fait l’amour une deuxième fois, Ruth rejoignit George dans la plus grande baignoire qu’ils eussent jamais vue. Puis George s’assit au bout du lit, une serviette autour de la taille, et regarda sa femme magnifique s’habiller.
Ruth rougit.
— Tu ferais mieux de te dépêcher, George, sinon nous allons aussi manquer le petit déjeuner.
— Ça me va, dit George.
Ruth sourit et déboutonna lentement sa robe.
Les dix jours suivants, George et Ruth parcoururent les Quantocks, retournant souvent à leur hôtel longtemps après que le soleil s’était couché. Chaque jour, Ruth continuait à interroger George sur sa rivale, tâchant de comprendre pourquoi Chomolungma exerçait une telle influence sur lui. Il avait toujours l’intention de partir pour le Tibet au début de la nouvelle année, ce qui signifiait qu’ils seraient séparés pour six mois minimum.
— D’après toi combien de jours et de nuits te faudra-t-il pour atteindre le sommet ? demanda-t-elle alors qu’ils se tenaient sur celui de Lydeard Hill.
— Nous n’avons aucun moyen de le savoir, admit George. Mais Finch est persuadé que nous devrons dormir dans des tentes de plus en plus petites à mesure que nous prendrons de l’altitude. Nous pourrions même passer la dernière nuit à 8229 mètres avant de tenter l’ascension finale.
— Mais comment vas-tu te préparer à une telle épreuve ? dit Ruth en regardant le paysage, 822 mètres plus bas.
— Je n’en ai aucune idée, répondit George.
Ils descendirent tranquillement la colline, main dans la main.
— Nul ne sait comment le corps humain est censé réagir à une altitude supérieure à 6705 mètres, encore moins à 8840, dit-il, où la température peut atteindre moins quarante degrés. Et si tu as le vent contre toi, tu dois faire dix pas pour avancer de quelques mètres seulement. Une fois, Finch et moi avons passé trois jours dans une petite tente à 4570 mètres, et à un moment, il a fait si froid que nous avons fini dans le même sac de couchage, obligés de rester collés l’un à l’autre toute la nuit !
— J’aimerais bien rester là-haut, collée à toi toute la nuit, lança Ruth, tout sourire, comme ça quand tu me laisserais, je comprendrais mieux ce que tu vis.
— Je ne crois pas que tu sois prête pour 8840 mètres, ma chérie. Même deux nuits dans une petite tente sur une plage pourraient se révéler un véritable baptême.
— Êtes-vous sûr d’être à la hauteur, monsieur Mallory ?
— La dernière fois que vous m’avez posé cette question, madame Mallory, j’ai failli me retrouver en prison.
Dans la ville la plus proche, ils trouvèrent un magasin qui vendait du matériel de camping, et George acheta une petite tente en toile, et un seul sac de couchage. Après un copieux dîner à leur hôtel, ils s’esquivèrent dans la nuit et descendirent jusqu’à la plage. George choisit un lieu isolé face à l’océan, qui leur offrait une moindre protection contre le violent vent de l’ouest. Ils entreprirent de planter suffisamment de piquets dans le sable pour s’assurer que leur premier chez eux ne s’envolerait pas.
Une fois qu’ils eurent monté la tente, Ruth rampa à l’intérieur tandis que George resta sur la plage. Quand il se fut déshabillé, il rejoignit Ruth sous la tente et sauta dans le sac de couchage, prenant dans ses bras sa femme qui frissonnait. Ils firent l’amour. Puis, Ruth revint sur le sujet, ne lâchant pas son mari.
— Tu quitterais la maison pour dormir comme ça ? Nuit après nuit ? demanda-t-elle, incrédule.
— Par moins quarante degrés, entouré d’un air si raréfié que tu as du mal à respirer.
— Et en étreignant un autre homme, monsieur Mallory. Il te reste encore cinq mois pour changer d’avis, ajouta-t-elle avec mélancolie.
Aucun des deux ne put se souvenir quand ils s’endormirent, mais ils n’oublieraient jamais leur réveil. George cilla lorsqu’une lampe torche l’éblouit. Il s’assit pour voir Ruth, la peau recouverte de piqûres de moucherons, toujours collée à lui.
— Ayiez l’amabilité de sortir, monsieur, fit une voix autoritaire.
George dut décider entre être galant et laisser sa femme se geler, toute nue. Il opta pour Sir Galahad et lentement, pour ne pas réveiller son épouse, rampa hors de la tente. Il fut accueilli par deux officiers de la police locale qui braquaient leurs torches directement sur son corps nu.
— Puis-je vous demander ce que vous fabriquez au juste, monsieur ? demanda le premier officier.
George envisagea de leur dire que sa femme voulait savoir ce que cela ferait de passer une nuit sur le mont Everest, mais il se contenta d’un :
— Nous sommes en lune de miel, sergent, et voulions juste passer une nuit sur la plage.
— Je pense que vous feriez mieux de venir au poste tous les deux, dit une voix derrière l’autre torche. Mais peut-être que votre femme et vous devriez d’abord vous rhabiller.
George rampa sous la tente où il trouva Ruth en train de rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda-t-il en enfilant son pantalon.
— Je t’avais bien averti que tu te ferais arrêter.
L’inspecteur en chef, réveillé en pleine nuit pour venir au poste interroger les deux touristes, leur présenta bien vite des excuses.
— Qu’est-ce qui vous a fait croire que nous étions des espions ? lui demanda George.
— Vous avez planté votre tente à moins d’une centaine de mètres d’un dépôt naval ultrasecret, expliqua l’inspecteur en chef. Je suis sûr que je n’ai pas besoin de vous rappeler, monsieur, que le Premier Ministre a demandé à tout le monde d’être vigilant comme nous nous préparons à la guerre.