Sur le chemin du retour, bercé par les cahots ferroviaires, je pensais à toi, l’Arquebuse. Ta mort ferait de moi un riche héritier en rillettes et autres cochonnailles ; mais tu me laisserais longtemps le regret de tes sourires. Pour la première fois, tu m’apparus égoïste ; car enfin, tes retrouvailles avec le bon Dieu étaient bien jolies, mais qu’allais-je faire de mes pleurs ? Tu ne serais plus là pour les sécher. Grand-mère irresponsable, tu n’avais pas songé qu’en mourant tu me léguerais aussi de la tristesse. Voilà ce que c’est que les vieux. Et, chose plus cruelle encore, tu me forçais à étouffer mes larmes ; car pleurer aurait été te trahir. Pourtant, le jour de ta mort, je te ferais cette infidélité. L’espace de quelques sanglots, je me laisserais chialer, tu m’entends, oui chialer comme un enfant. Mais rassure-toi, ce sera très bref. Je te promets d’être heureux et de rire aux éclats à la sortie de ton enterrement. Sitôt la grille du cimetière franchie, je m’engage même à basculer une fille dans une meule de foin. On fera l’amour à ta santé ; ça ne sera pas triste ; je le jure sur ta tête.
Le train ralentit pour entrer dans Paris et s’immobilisa en gare Saint-Lazare. Je sautai sur le quai et allai récupérer mon vélo dans un wagon-marchandise. Une fois sur la place de la gare, je me hissai sur la selle, pesai de tout mon poids sur les pédales et m’engageai dans les ruelles. En cette jolie matinée dominicale, Paris résonnait du carillon des églises ; mais les amateurs de messes ne se bousculaient pas sur les trottoirs. A cette époque, le croissant au beurre se vendait déjà mieux que l’hostie ; fallait-il y voir un déclin du christianisme ou un renouveau de la gourmandise ? Toujours est-il qu’à un croisement, je me surpris à remonter, presque machinalement, l’avenue qui menait chez Clara. Je n’avais pourtant pas grand-chose à faire chez elle. Ma passion pour le train électrique s’était atténuée et revoir Jean ne me tenait pas particulièrement à cœur. Quant au chauffeur Albert, c’était certes un homme exquis, mais je n’avais jamais partagé l’enthousiasme de Claude à son endroit. Restait Clara, bien sûr. Mais l’idée de lui faire l’amour, dans quelque position que ce fût, me semblait déplacée ; et je ne voyais pas ce qu’elle aurait pu faire d’un amant qui refusait de remplir ses obligations charnelles.
Pourtant, au-delà de ma volonté, une force obscure et incontrôlée me commandait soudain de la revoir. Mon vélo s’ébranla et je m’élançai sur le pavé de Paris, en direction de chez elle. Aveuglé par mon agitation intérieure, je faillis même me faire renverser par une voiture, au milieu d’un carrefour, en brûlant un feu rouge ; mais je l’esquivai au dernier moment et m’éloignai, sous les quolibets de l’automobiliste, tremblant à l’idée que j’aurais pu périr au moment même où ma vie prenait son envol. Comment aurais-je pu lui faire comprendre que désormais tous les feux me semblaient verts ? Plus je pédalais, plus je prenais conscience de ce qui me poussait vers Clara ; oui, tout devenait clair ; que dis-je, éclatant de lumière. Qui sait ? Peut-être suffirait-il que je lui dise tout simplement ce qu’il en était pour que, ensuite, nos rapports prennent une tournure plus positive.
Arrivé devant sa maison, j’amarrai mon vélo à sa grille avec un cadenas et, haletant, je courus à la porte d’entrée. Albert m’ouvrit ; je le bousculai dans mon emportement et me précipitai dans les escaliers que je gravis à grandes enjambées avant d’entrer, sans frapper, dans la chambre de Clara. Les volets étaient encore fermés ; l’atmosphère de la nuit se prolongeait ; quelques vêtements traînaient. Perdue dans ses rêves, Clara dormait comme une enfant. Sans transition, j’ouvris une fenêtre et poussai les volets vers l’extérieur. Le soleil entra dans la pièce. Les paupières de Clara se mirent à papilloter. Dérangée par la lumière, elle s’étira comme un chat arthritique et posa son regard sur moi.
— Que fais-tu là ? me demanda-t-elle en bâillant.
— Clara, il m’arrive quelque chose de formidable, lui dis-je en souriant. Je vais quitter mon enfance. Je vais te quitter.
Un peu interloquée par ce préambule, elle se ravisa et frotta son visage de ses mains.
— Oui, oui, tu as bien compris ; je te quitte, répétai-je avec gaieté.
Hagarde, elle hésita un instant, ne sachant pas comment réagir. La nouvelle était trop brutale pour quelle pût en prendre toute la mesure. Il n’y avait aucune cruauté dans mes intentions. L’Arquebuse allait bientôt trépasser, lui expliquai-je ; papa m’abandonnait à mon sort : j’avais la chance, l’extraordinaire privilège de pouvoir, à seize ans, balayer les débris de mon enfance pour faire de ma vie une cathédrale. En la quittant, je rompais le dernier lien qui me rattachait à ces longues années de souffrance ; je mettais fin à mon infinie tristesse d’être petit. Haut les cœurs ! hurlai-je à Clara encore plus déconcertée ; aujourd’hui était un grand jour, j’allais enterrer d’un coup le loup, la sorcière de Blanche-Neige et toutes les mauvaises fées qui peuplaient mes songes de petit garçon. Je larguais les amarres et quittais cet univers qui sentait si fort la craie et le tableau noir.
— Je vais être grand maintenant ! m’écriai-je ; et bientôt mon enfance ne me pèsera plus. Lorsque j’entamerai un pâté de canard, je ne chercherai plus à retrouver le goût de celui que me faisait l’Arquebuse ; il me suffira de savourer celui qui, à l’instant, fondra dans ma bouche. Libre je serai ; oui, libéré de mes premiers souvenirs ; comprends-tu cela ?
— J’essaye…
— Merci, dis-je doucement.
Je pris sa main, l’embrassai et sortis sans rien dire, en fermant la porte derrière moi. Il ne me restait plus qu’à vivre, pour de vrai, bille en tête.
14 janvier 1986