A peine arrivé dans la capitale, je filai à la maison et, alors que j’enfonçais ma clef dans la serrure de la porte d’entrée, je tâchai de me donner une attitude de grand pour affronter papa. Je tournai la clef et entrai. L’appartement sentait le renfermé, le caveau. Les couleurs étaient encore en deuil ; même la lumière du jour faisait de l’ombre dans le vestibule. Le grand salon me parut aussi triste qu’une larme mal essuyée. J’avançai et, le ventre noué, j’appelai. Le grincement des parquets me répondit. Philippe devait être encore en classe, ou plutôt en « conférence », comme il disait sans craindre le ridicule, puisque son petit monde le disait aussi. Seul le portrait de maman, accroché au-dessus du divan, me fit un sourire, un peu figé et jauni, mais un sourire quand même. Le désordre du salon me rappela son absence. Mes yeux devinrent brillants. La nostalgie m’avait pris de vitesse, la garce. Impossible, parfois, de juguler sa sincérité, la douleur vous pénètre, comme un vent de mélancolie, par effraction, sans ménager votre pudeur, un peu gênante, toujours trop brusque ; et ensuite, difficile de s’en débarrasser, la tête s’échauffe, les doigts tremblent, l’aisance vous manque, les lèvres se dessèchent. Un claquement de porte me fit sursauter ; mais, heureusement, ce n’était qu’un courant d’air. Je n’aurais pas apprécié que quelqu’un me surprît le cœur ouvert, tout nu ou presque. Pleurer oui, enfin à la rigueur, sans abuser, mais alors à la sauvette ou, si on ne peut pas faire autrement, dans les bras d’une dame.
Je pris le couloir qui menait au bureau de papa, mon ancienne chambre, pour bien m’assurer qu’il était sorti, ouvris la porte sans frapper et… ravalai ma salive. Il était là.
Mon irruption lui fit ôter, avec un tressaillement de honte, le doigt qu’il avait dans le nez, et, récupérant tout son sang-froid, il me jeta un regard glacial.
— Je… je suis rentré, balbutiai-je.
Sans un mot, il sortit un magazine de l’un de ses tiroirs, l’ouvrit, le plia en deux et me le lança. Je le pris et, un peu gêné, reconnus sur une photo les invités de la soirée où, à Rome, Clara m’avait emmené avec Claude. Preuve irréfutable, on nous voyait tous les trois dans un coin du cliché, Claude et moi vêtus comme des pingouins et Clara scintillante de bijoux, genre arbre de Noël.
— Alors ? me demanda-t-il.
— La photo est bonne, franchement elle est bonne. Non ? Tu ne trouves pas.
Il me regardait sans bouger ; puis il ouvrit la bouche ; mais rien ne vint. Il toussota un peu et, mal à l’aise, s’efforça de sourire.
— Voilà, c’est fini, dit-il avec soulagement.
— Avec Clara ? rétorquai-je tel un coq piqué au vif.
— Non, ça c’est ton affaire. C’est l’enfance qui est finie. Tu vas maintenant voler de tes propres ailes.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? dis-je effaré comme un condamné à mort demandant si on va vraiment lui couper la tête.
— Je n’ai pas besoin de te montrer tes bulletins scolaires depuis Clara. Tu as voulu être un homme, sois-le. L’école est finie.
Je n’avais pas rêvé. Le ciel m’était bien tombé sur la tête. Non mais quel père m’avait-on fichu ! Même pas capable de me rosser. J’étais rentré à Paris pour prendre une raclée, moi ; mais certainement pas pour me faire licencier de l’enfance sans préavis. Il me prenait de court, le diable. Changer d’âge au pied levé, pas facile. Mon trouillomètre n’en finissait pas de baisser. On ne m’avait pas appris l’irréversible procédure. Une fois envolé, je sentais qu’on ne me laisserait plus revenir en arrière ; on me déclarerait grand à vie, sans espoir de rémission. La perpétuité pour avoir trop aimé Clara, et sans sursis, un peu sec tout de même. En moi criait déjà l’enfant qu’on cherchait à étouffer ; en trop le garnement, vous comprenez, comme les chiots qu’on jette dans une mare avec une pierre autour du cou. J’avais déjà été privé de maman et voilà que l’âge adulte me confisquait mon père. En fait, je n’étais pas sûr qu’on eût moralement le droit de m’orpheliner comme ça, à la va-vite ; on aurait pu négocier, rien qu’un petit peu, histoire de ne pas me congédier sans titre ni pension.
— Virgile, reprit-il, je ne te jette pas hors de chez toi. Tu es déjà parti.
— On se reverra quand même ? de temps en temps ? lui demandai-je la mort dans l’âme.
— Tu semblais pourtant pressé de te débarrasser de moi…
— Papa, qu’est-ce que je vais faire ? demandai-je désespéré.
— Travailler.
— Je ne sais rien faire.
— Tu n’as pas choisi le chemin le plus facile, mais c’est le tien.
— Alors je suis… je suis tout seul ?
— On est toujours seul, ou presque, Virgile.
— L’île n’est pas déserte, il y a les femmes, non ?
— Plus on les retient, moins elles restent. Allez, je te raccompagne.
Il se leva, se retint de me prendre par l’épaule, comme s’il s’était interdit d’être tendre, et me précéda jusqu’à la porte d’entrée, au fond du couloir à droite. Au fond du couloir à droite, j’allais quitter l’enfance. Papa restait muet, gauche ou presque, en retrait de lui-même, comme pour ne pas risquer une effusion. Au moment où il allait actionner la poignée de la porte, il faillit parler ; mais les mots ne lui vinrent pas. Comme une fille qu’on courtise, j’attendais qu’il fît le premier pas. Il essaya à nouveau, mais en vain. Ses lèvres figées remuaient seulement un peu, de nervosité. Sa bouche était rouillée et verrouillée par tant d’années de non-dits. Ses dents serrées retenaient et filtraient les émotions qui lui venaient du ventre.
Transi de bonne éducation, dressé par son enfance bourgeoise à masquer sa sincérité, il n’avait pas su me parler d’amour, à moi, son fils. Gêné lui-même, il se contenta d’ouvrir la porte.
— Dis papa, je suis orphelin ?
— Dès le premier soir où tu es sorti, tu as délaissé la table des enfants. Il n’y a que les enfants qui soient orphelins.
— Alors, entre hommes, on peut quand même se serrer la main ?
Il me fit un baiser rapide et maladroit sur le front. Je franchis le seuil et, alors qu’il allait refermer la porte derrière moi, je me retournai brusquement. Ma volte-face le fit sursauter et, avant même que sa bonne éducation ne remît son cœur en cage, une lueur traversa son regard. Il comprit soudain ma détresse. Incapable d’articuler une gentillesse, il me sourit.
— Et dire qu’on aurait pu s’aimer…, murmurai-je.
Puis, plus bas encore :
— Papa, je t’aime ; mais je t’en supplie ne m’en parle jamais, ou pas ouvertement.
Sur ce, je détalai, dévalant les escaliers à m’en rompre le cou, transporté par un indistinct mélange de soulagement et d’inquiétude. Ma confusion était telle que, par mégarde, je ratai une marche, deux, trois et, déséquilibré, me rattrapai à la rampe ; mais, dans mon élan, je glissai soudain sur le tapis de l’escalier pour me retrouver, après une chute terrible, les quatre fers en l’air, sur le palier du rez-de-chaussée.
— Ça va ? me lança papa du haut de la cage d’escalier.
— Oui, oui, répondis-je en m’enfuyant vers la porte de l’immeuble.
Claude m’attendait dans la rue, assis sur le capot d’une voiture, lisant un journal.
— Alors ? me fit-il.
— Je viens de prendre un coup dans l’aile.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Papa m’a viré de la maison.
— Bienvenue au club des virés, me lança-t-il le sourire en coin.
Mais je n’avais pas l’âme à rigoler. Claude le sentit et parut un peu gêné d’avoir tenté une passe d’humour en une heure plus grave qu’il ne l’avait pensé.
— Il te reste Clara, ajouta-t-il gentiment.
— Oui, mais Clara c’est du trapèze, et le trapèze sans filet… il faut être sûr de son coup ; et là je flotte.
Nous déambulions le long du square Jean-Sébastien-Bach, silencieux, Claude les mains dans les poches et moi les poches vides. Qu’allais-je devenir ? Cette dernière fugue avec autorisation parentale manquait singulièrement d’attrait. Au bout du petit square, un buste de Bach trônait, couvert de crottes de pigeons. Lui au moins était musicien, me dis-je, il pouvait exploiter ses désarrois ; tandis que moi, aucune mélodie ne me venait, nulle poésie ne jaillissait de mon âme. Mon cœur battait bêtement de l’aile, comme ces pigeons nuisibles qui étaient venus se soulager sur le crâne du grand compositeur ; car c’était bien un sentiment d’inutilité qui m’inondait. Je ne valais, à mes yeux, guère plus que ces volatiles salissants : même pas capable de tirer de mes émotions une quelconque œuvre d’art, c’est tout dire. Mais qu’allais-je donc faire de moi et de mon incompétence généralisée ?
Claude finit par me donner un petit coup de coude qui me sortit de ma rêverie morose.
— Au journal, me dit-il, ils ont peut-être un autre job de livreur.
— Tu crois ?
— Ils ont toujours besoin de coursiers.
Merveilleux Claude, il me sauva des eaux, me fournissant un travail et un logis, en partageant avec moi sa petite chambre. J’installai le jour même mes affaires dans son placard et ma brosse à dents dans son verre ; non sans crainte d’ailleurs car, quelle que fût l’affection qu’il me portait, ou peut-être à cause de cette affection, je redoutais que, le soir venant, il ne se risquât à glisser une main baladeuse entre mes draps. La première nuit, je bordai donc soigneusement mon lit, improvisé sur des coussins, et ne fermai pas l’œil avant quatre heures du matin. Epuisé par ma surveillance, je laissai le sommeil me gagner. Claude, lui, dormait comme un bienheureux depuis onze heures du soir. Sur le coup de cinq heures du matin, un frôlement me réveilla en sursaut, haletant d’angoisse ; mais ce n’était que la brise qui, entrant par la fenêtre ouverte, avait soulevé mon drap. Heureusement, car si j’avais dû faire comprendre à Claude que les meilleures amitiés ont des limites, la nôtre en aurait probablement pâti. Je décidai donc, si le cas se présentait au milieu de la nuit, d’écarter délicatement sa main, sans le vexer, tout en continuant à faire le dormeur, afin qu’il ne sût pas que j’avais su et qu’ainsi le drame n’éclatât pas. Comme disait l’Arquebuse, la prévoyance est l’une des deux mamelles de la sûreté. J’étais donc paré. Mais alors que j’allais me rendormir, un détail retint mon attention. Le souffle de Claude était trop paisible et trop régulier pour qu’il fût naturel. Il devait très certainement faire semblant de dormir pour profiter de l’aubaine dès que j’aurais sombré dans le sommeil et se glisser dans mon lit. Qu’il crût pouvoir m’abuser m’agaçait ; car enfin, il fallait vraiment qu’il me prît pour un imbécile, moi, vétéran des dortoirs de pension, pour me croire incapable de distinguer un vrai d’un faux sommeil ; et plus il feignait de dormir plus je sentais la moutarde me monter au nez.
— Allez, Claude, arrête de faire semblant, chuchotai-je dans la pénombre.
Mais il poursuivait, soupirant de temps à autre, se tournant de côté, affectant d’ignorer que j’étais éveillé.
— Tu me prends pour un con ? ajoutai-je en me levant.
— Hein ? fit-il les yeux clos et en bâillant, avant de replonger sa tête dans son oreiller.
Ce n’était d’ailleurs pas mal joué ; mais il m’exaspérait vraiment trop et, hors de moi, je finis par me jeter sur lui pour le bousculer. Claude poussa un cri d’effroi et, se réveillant, me dévisagea avec des yeux affolés.
— Quoi ? Que se passe-t-il ?
Sa voix sonnait trop juste pour qu’il se jouât encore de moi. Je compris soudain mon erreur : Claude avait dormi jusqu’à maintenant. J’avais pris mes craintes pour des réalités.
— Ah je l’ai eu ! m’écriai-je pour masquer ma méprise, en faisant semblant, dans l’obscurité, de ramasser une bestiole que j’aurais écrasée – puis je jetai l’insecte imaginaire par la fenêtre.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? insista Claude.
— Un frelon, oui, un frelon énorme est entré. Il a failli te piquer, alors je l’ai tué.
— Merci. Mais… ça ne dort pas la nuit les frelons ?
— Heu… non, pas celui-là.
— Qu’est-ce que tu faisais réveillé ? me demanda-t-il en bâillant.
— Une petite insomnie.
— Bon, à demain, fit-il en se recouchant.
Je retournai dans mon lit, plus anxieux que jamais ; car maintenant qu’il était réellement réveillé je pouvais craindre le pire, et de surcroît, comme il savait que je l’étais également, plus moyen d’user de la subtile ruse que j’avais imaginée au cas où sa main s’introduirait dans mes draps. Il ronflait déjà ; mais, désormais, impossible de savoir si ce sommeil était authentique ou feint ; car, vu l’heure tardive, il aurait en effet pu se rendormir rapidement, mais les ronflements étaient apparus trop vite pour qu’il pussent être considérés comme totalement sincères.
Le ventre noué, je me tournai sur le côté, de dos par rapport à Claude, quand, tout à coup, je sentis une légère pression sur mes reins, juste au-dessus de mes hanches. Le souffle coupé, je restai immobile et la pression cessa ; mais lorsque repris ma respiration elle se fit plus précise plus large, comme si une main… ça y est, me dis-je ; et plus j’essayais d’y échapper plus elle se faisait pressante Nul doute, c’était bien la paluche de Claude. Des sueurs froides me vinrent sur les tempes et dans le creux du dos ; mais je gardai mon sang-froid et, dans l’espoir de sauver notre amitié, je me mis moi aussi à ronfler pour qu’il me crût rendormi. Je décidai alors, quelques instants plus tard, d’écarter sa main pécheresse en faisant passer mon geste pour celui d’un somnambule. Mais lorsque ma main se referma sur ce que je croyais être la sienne, je sentis entre mes doigts un long membre, dressé et tressaillant, comme une queue… De surprise, je lâchai prise et me retournai. C’était la queue d’un chat de gouttière, entré par la fenêtre entrouverte, qui, sans bruit, se frottait contre moi depuis quelques instants. Affolé par ma réaction, le greffier miaula et s’enfuit sur les toits de Paris.
Rassuré et soulagé de m’être à nouveau trompé, j’essuyai les gouttes de sueur qui perlaient sur mon front. Quant à Claude, il paraissait dormir. Je voulus quand même m’en assurer.
— Claude, chuchotai-je, tu dors ?
— Mm…
— Tu dors ?
— Mm, mm…
— Claude…
— Quoi ? Merde ! s’écria-t-il en se redressant. « Tu ne peux pas me laisser dormir un peu ? » ajouta-t-il exaspéré, avant de s’affaler dans son lit en rabattant ses couvertures sur son nez.
Je compris alors qu’à moins de vaincre la peur : que m’inspirait l’homosexualité de Claude, le repos ne me viendrait pas. Il fallait, pour cela, que je consentisse à reconnaître que le goût qu’il avait pour les hommes réveillait ma propre ambiguïté, inhérente à tout garçon.
Eh bien, ce soir-là, je l’acceptai ; et, par la suite, je pus ainsi dormir sur mes deux oreilles dans la même chambre qu’un pédéraste ; ce qui, pour moi, avait de l’importance car je devais habiter encore quelques mois chez Claude.