Les oreilles dressées, j’ai tout de suite perçu sa présence. Un vent de panique se mit à souffler dans la gendarmerie. Zeus en personne venait de faire irruption. L’oreille collée au mur, j’écoutai les glapissements qui provenaient de la pièce jouxtant notre cellule.
— Vous l’avez battu, j’en suis sûre ! Appelez la police.
— C’est nous la police, madame.
— Rendez-moi mon petit ou je me fâche.
C’était bien elle. J’appelai à l’aide :
— L’Arquebuse ! Je suis là !
La porte s’ouvrit brutalement. L’Arquebuse apparut, dans toute sa splendeur, au milieu d’un nuage de poussière. L’œil affûté, elle m’aperçut tout de suite, s’approcha de moi et me prit la main à travers les barreaux. Sa paume était chaude. Comme aspiré par cette tornade, le gendarme courait derrière elle avec un formulaire très administratif.
— Madame, il faut remplir quelques papiers.
— Je suis contre la paperasserie. Rendez-moi Virgile.
Elle sortit quelques sandwichs du panier quelle avait apporté et nous les tendit. Je m’en saisis avec avidité.
— Regardez, fit l’Arquebuse au gendarme. Ils sont affamés. Vous ne les avez même pas nourris. Je porterai plainte.
Je n’avais pas faim ; mais dans l’exaltation je croquai un jambon-beurre avec voracité. Le fonctionnaire de police insistait toujours :
— Madame, vous devez remplir cette feuille.
— Vous voulez que je me fâche ?
Manifestement, le gendarme ne faisait pas le poids. Le malheureux n’avait que la loi de son côté. L’Arquebuse, elle, s’appuyait sur son autorité naturelle. Mais il persistait, voulant connaître ses nom, prénom, date et lieu de naissance, adresse et tout ce qui suit. Un pur acte administratif qui n’avait rien à voir avec un acte d’amour.
Comprenant qu’il fallait employer les grands moyens, l’Arquebuse simula des troubles cardiaques. Elle se mit à suffoquer, siffler, souffler poussivement et haleter comme une vieille chaudière qui rend l’âme. Puis, la tête basculée en arrière, elle se laissa tomber lourdement sur un banc qui faillit casser.
L’Arquebuse était un personnage de grand poids.
— Vous profitez de ma position de faible femme. Vous profitez de mon cœur qui lâche…
Secoué par les événements comme une bouteille de mauvais mousseux, le gendarme finit par exploser en levant les bras au ciel :
— Après tout, foutez le camp avec ces gosses et qu’on n’en parle plus !
Vite, la cellule fut ouverte. Le déclic de la serrure eut pour effet immédiat de remettre d’aplomb le cœur de l’Arquebuse.
— Allez les enfants ! On évacue ! Et n’oubliez pas les sandwichs. Il y a du cidre dans la voiture.
Le cortège se dirigea vers la sortie avec un air de fête. Claude n’en revenait pas. Transporté de joie, je faillis m’étouffer en oubliant de respirer. L’Arquebuse me donna une bonne claque dans le dos. J’en attrapai le hoquet mais cela me sauva de l’asphyxie. J’étais aimé et protégé par une femme capable de faire reculer la police. Avec mon hoquet, j’étais comme ivre de fierté.
Passant devant le gendarme médusé, l’Arquebuse lui tira l’oreille à la manière de Napoléon :
— Vous pourrez dire : « J’y étais ! », lança-t-elle impériale.
C’était mieux qu’Austerlitz.
Au sortir de la gendarmerie, nous nous installâmes dans sa vieille automobile. Elle ressemblait à ces véhicules de dessins animés dont les roues courent l’une après l’autre. Le capot fermait avec difficulté, à grand renfort de ficelles et de fils de fer. Sur les quatre portes, deux seulement fonctionnaient ; les deux autres étaient soudées pour ne pas tomber. Elle était si vieille qu’on n’en voyait plus la marque ; elle aurait pu passer pour une voiture faite main. Mais le moteur tenait bon, malgré le traitement que lui infligeait ma drôle de grand-mère. Pour des raisons obscures, l’Arquebuse refusait parfois de débrayer lorsqu’elle changeait de vitesse. Le passage de la première à la seconde produisait alors des bruits effroyables. La carrosserie était secouée comme si le moteur allait cracher tous ses boulons. Par la force des choses, la voiture dut s’adapter et devint automatique grâce à un garagiste local très habile. Ce mécanicien de génie était son seul ami, le seul être suffisamment intelligent pour renoncer à la comprendre. Il avait fabriqué pour elle, à partir d’un appareil destiné à chauffer deux pièces, une chaudière capable d’élever la température au-dessus de trente degrés dans les dix pièces de sa ferme. Cette machine infernale risquait d’exploser à tout moment et de faire sauter la maison. Elle comportait un autre inconvénient : la manette de réglage était bloquée au maximum. L’atmosphère était donc plutôt tropicale chez l’Arquebuse lorsque le chauffage était en marche. Cela durait depuis bientôt quinze ans. J’avais presque le même âge que cette bombe à retardement. Nous lui avions même donné un surnom : Mme Vilebrequin, du nom d’une voisine acariâtre. Quand la machine s’emballait en pleine nuit et que j’étais là, l’Arquebuse surgissait dans ma chambre pour m’appeler à l’aide : « Debout ! Mme Vilebrequin va exploser ! » J’enfilais un pull-over et filais dans la cave éteindre le monstre d’acier brûlant. Depuis quinze ans, l’Arquebuse ne dormait plus que d’une oreille en hiver. Elle surveillait son chauffage. Elle n’avait jamais osé faire part à son vieil ami mécanicien des problèmes de réglage de Mme Vilebrequin et du danger qu’elle représentait. Elle craignait qu’il ne prît cette remarque comme un reproche. Plus le temps passait moins elle oserait lui en parler.
Alors, quand les mois d’hiver venaient, nous ouvrions les fenêtres. La maison n’était plus qu’un courant d’air. Le vent s’engouffrait dans toutes les pièces en soulevant les rideaux comme des voiles. La ferme prenait un air de bateau ivre. Les portes claquaient sans fin. Elles résonnent encore dans ma mémoire.
Parfois, quand je me permets quelques instants de nostalgie, je claque les portes chez moi pour me rappeler cette époque révolue. Mais je n’en abuse jamais. L’Arquebuse avait su m’inculquer une haine franche, joyeuse et cordiale pour tous ceux qui gâchent leur existence en soupirant sur le temps passé. La mélancolie n’était pas son langage. Elle parlait au présent.
Sur la route, au volant de son automobile, l’Arquebuse négociait les virages à toute allure en fredonnant des cantiques pour célébrer notre libération. C’étaient les seules chansons qu’elle connaissait. Nous riions sans retenue. Claude chantait aussi, mais faux, tout en se cramponnant aux banquettes. Sa voix dérailla franchement quand, dans un tournant pris un peu vite, la voiture manqua de quitter la route. L’Arquebuse considérait les panneaux de limitation de vitesse comme une atteinte grave à sa vitalité. Elle ne craignait pas qu’on lui retirât son permis de conduire : elle n’en avait pas. Personne ne le savait, sauf moi. Il ne serait jamais venu à l’idée d’un gendarme de la région de lui demander son permis. Ils la voyaient conduire depuis quarante ans.
— Qu’avez-vous donc fait ? nous demanda-t-elle.
— On voulait seulement aller à Paris.
— Pour quoi faire ?
Claude prit la parole :
— Virgile voulait qu’on y aille pour avoir de l’argent, des femmes, et… c’était quoi la troisième chose ?
— Avoir un nom, un nom qui sonne.
— Il ne vous ont pas mis en prison pour ça.
J’avouais, non sans fierté, notre tentative de fugue. Le récit fut à la fois sincère sur le fond et truffé de mensonges destinés à pimenter le discours. L’Arquebuse conclut par un soupir :
— Ils ne sont pas nombreux les enfants qui ont le courage de fuir l’école… Mais maintenant, ça va se compliquer.