Le lendemain matin, je retrouvai intact mon train électrique. J’avais exigé d’Albert qu’on ne touchât pas au circuit. Pour me mettre en jambes, je fis dérailler deux ou trois fois les wagons. Le soleil entrait par les grandes fenêtres et dimanche sonnait à travers les cloches du quartier. Mais le jour du Seigneur fut fatal à ma locomotive. Après quelques bruits étranges qui prouvaient la vanité de la science, elle s’arrêta net. Me conférant des qualités de mécanicien, j’inspectai le moteur de l’engin. Peine perdue, la panne était plus sérieuse que mes compétences.
De quoi avais-je l’air sans locomotive avec un circuit de cent mètres de long ? Il fallait faire quelque chose, appeler du secours.
Clara dormait encore. Mais Jean était réveillé, déjà occupé à travailler dans son cabinet. Ce jour-là, il avait en somme tous ses ennuis à domicile : son travail, sa femme et moi.
Muni de ma locomotive cassée et d’une légère anxiété, je frappai à la porte de son bureau. Sa voix m’invita à entrer. Je poussai la porte et apparus dans l’embrasure.
Dissimulé dans le reflet de ses lunettes, Jean était assis à sa table. Je lui fis part de mon désarroi :
— Ma locomotive est cassée, dis-je la gorge serrée.
Je refermai la porte derrière moi et m’avançai vers lui en trainant un peu les pieds. Jean restait caché derrière son silence.
— Il faut m’aider, dis-je avec conviction.
Je lui tendis ma locomotive. Il la prit. Ses doigts d’intellectuel tripotèrent un instant l’engin avec maladresse. La conclusion de cet examen inutile ne se fit pas attendre :
— Je… je n’y connais pas grand-chose en mécanique.
Il avait dit cela sur le ton d’un mot d’excuse.
— Vous ne pouvez rien faire ? insistai-je.
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire, mais…
Je lui expliquai l’absurdité de la situation : cent mètres de rail sans locomotive, c’était aussi ridicule que Paris sans tour Eiffel. Il me proposa d’en acheter une autre.
Je protestai :
— Ah non. C’est Clara qui me l’a offerte.
— Si c’est Clara…
Il me donna rendez-vous pour l’après-midi même au siège de l’une de ses usines. La locomotive serait réparée. Jean m’apparut comme une sorte de demi-dieu. Sa faculté à faire réparer les trains électriques, même un dimanche, l’auréolait à mes yeux d’un prestige immense.
Je le retrouvai donc vers trois heures à son usine. Il me remit la locomotive qui fonctionnait. Il s’agissait bien de celle que m’avait offerte Clara. Pour contrôler que Jean ne s’était pas moqué de moi, j’avais fait une petite éraflure sur la machine et la rayure était toujours là. Cette vérification m’inspira une grande confiance en lui. Jean n’était pas n’importe qui. J’étais fier qu’il fût le mari de ma maîtresse.
Albert nous ramena en voiture à la maison. Je dis « à la maison » car je m’y sentais déjà mieux que chez moi. Assis sur la banquette arrière, Jean et moi évitions de discuter par crainte de parler de Clara. Il fallait pourtant dire quelque chose. Après tout, les mots sont moins gênants que les silences. On peut toujours répondre. Mais comment voulez-vous répondre à un silence ?
— Jean, chuchotai-je, vous êtes jaloux de moi ?
Il mit ce qu’on appelle le temps de la réflexion pour me répondre :
— Bien sûr. Jaloux de ne plus savoir la faire rêver.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas jeté dehors ?
Il laissa planer un instant sa pensée derrière son regard absent ; puis il articula clairement, laissant transparaître sa sincérité à travers ses mots :
— Aimer, c’est laisser vivre la femme qu’on aime. Non ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas beaucoup d’expérience. Je suis un jeune qui débute, dis-je en haussant les épaules.
— Qui débute bien, me répondit-il en souriant.
Par son exemple, Jean me montrait jusqu’où un homme peut aimer une femme. Je compris soudain qu’il peut y avoir une certaine grandeur à se faire tromper ; l’idée me plut, du moins pour les autres. Avec un mari comme lui, Eve n’aurait pas croqué la pomme. Sans doute aurait-elle couché avec moi, mais il faut toujours un revers à la médaille. La voiture filait sur la route. Je regardais Jean comme on regarde un héros. Vraiment, j’étais fier qu’il fût le mari de ma maîtresse.
— Jean, dis-je gravement. Vous m’impressionnez.
Il parut surpris.
— Mais vous savez, poursuivis-je, si vous m’aviez jeté par la porte, je serais revenu par la fenêtre !
— Je m’en doutais, me dit-il en souriant.
La voiture roulait toujours. Où allais-je ? Il se mit à pleuvoir. Les essuie-glaces fonctionnaient. Mais je ne voyais pas très clair. Jean me regardait. La voiture allait vite, moi aussi. Les cahots de la route et de la vie me donnaient un peu mal au cœur. Puis la Rolls s’arrêta devant la maison de Clara pour me déposer. Jean repartit. Il avait un rendez-vous d’affaires.