Le premier week-end où je rentrai à Paris, j’avais rendez-vous avec Claude. Avant de conquérir la capitale, nous avions prévu de repérer un peu les lieux. Comment s’introduire dans ce « Paris » qui me faisait tant rêver ? Vue d’un train arrivant en gare Saint-Lazare, la place paraît imprenable. J’avais bien pensé à la franc-maçonnerie ; mais on la disait sur le déclin et le bruit circulait qu’elle ne recrutait pas d’enfants.
En apparence, j’avais l’air d’un petit Rastignac. Pourtant, je me fichais pas mal de l’argent. Dieu merci d’ailleurs car mes ressources étaient fort limitées. Ce que je voulais c’était rire, ou plutôt entendre le rire de Dieu résonner en moi.
Mon père, lui, n’entendait pas que ma vie fût exclusivement consacrée à la rigolade. Je ne cessais de le décevoir. Je ressemblais si peu à ses espérances et Evreux me pesait tant.
— Papa, fais-moi revenir à Paris. Evreux c’est le bout du monde.
— C’est le bout du monde, mais au moins tu y travailles.
Je fus bien obligé de lui répondre, par honnêteté, que l’argument n’était pas fondé. Mon pauvre papa s’égarait. Sans rancune, il m’annonça qu’il nous emmenait dîner le soir même, avec Claude et mon frère Philippe.
— Où va-t-on ?
— Chez une amie, Clara. Tu prendras le dernier train pour Evreux, ce soir.
Alors que nous nous préparions pour le dîner, Philippe m’apprit qu’il y avait d’habitude deux tables chez cette Clara : une pour les adultes et une autre pour les rejetons des invités, même si la maîtresse de maison n’avait pas d’enfant.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— D’habitude c’est comme ça, me répondit Philippe.
— Claude, il est hors de question qu’on nous mette avec les petits.
Faire son entrée dans Paris à une table d’enfants : jamais. Claude écoutait notre discussion d’une oreille distraite. Devant la glace, il semblait absorbé par son image. Ma deuxième veste lui allait comme un gant. Tout en parlant avec moi, Philippe cirait ses chaussures avec application. A l’école, mon frère était un élève aussi brillant que ses souliers bien astiqués. Papa avait de quoi être fier de lui. Il y a des enfants qu’on cache comme une tache de naissance, d’autres qu’on aime exhiber en public. Philippe appartenait à la seconde catégorie. Moi, pour une fois, j’étais ravi que l’on m’emmenât dans un dîner.
— Dis, Philippe, tu la connais cette Clara ? poursuivis-je.
— Oui.
— Elle est belle ?
— Oui.
— Elle a des amants ?
— Oh écoute, je n’en sais rien.
L’information était pourtant capitale. Si j’avais pu savoir ce qu’il en était, j’aurais illico échafaudé un plan pour être du nombre de ses amants. Mais là, dans l’incertitude, j’en étais réduit à finir de boutonner ma chemise quand papa nous appela. Il était l’heure.