Dans l’une des chambres de la ferme de l’Arquebuse, Clara me massait la nuque et les épaules. Nos draps tièdes étaient défaits. Par la fenêtre ouverte, on entendait les grillons qui, dehors, chantaient encore à en réveiller la cigale et la fourmi.

—  A l’heure qu’il est, ton père doit te chercher, me dit-elle doucement.

Je me retournai pour lui répondre :

—  A mon avis, il est jaloux de moi. Je crois qu’il aimerait bien être à ma place, ici, avec toi. C’est ce que je lui ai dit, l’autre jour.

—  Il l’a bien pris ?

—  Pas tout à fait.

—  Il t’a flanqué une gifle ?

—  Oh non, il n’aurait pas osé…

Clara était nue, allongée en travers du lit. Je la touchai du bout des doigts pour m’assurer que je ne rêvais pas. Dehors, la lune de miel plongeait la nuit dans le clair-obscur. L’atmosphère lourde laissait présager un orage.

—  Clara…, chuchotai-je. Tu sais, ce que je t’ai dit cet après-midi, c’était vrai. Tu peux devenir vieille ou malade, je verrai toujours ta vraie figure…

Elle resta muette, les yeux brillants. Dieu quelle était émouvante quand je la rendais heureuse. Son visage tout entier reflétait son soulagement d’être aimée.

L’irruption d’une voiture entrant dans la cour mit fin à notre quiétude. Les pneus crissèrent, le moteur s’arrêta.

—  Qui est-ce ? me demanda-t-elle.

—  Je ne sais pas.

Je m’avançai vers la fenêtre, comme pour vérifier que je m’étais trompé. Non, sa voiture était là, tous phares allumés. Il en sortit et vit celle de Clara.

—  Qui est-ce ? insista-t-elle en espérant encore que ce ne fût pas lui.

A mon haussement d’épaules, Clara comprit tout et attrapa un chemisier.

Dans la cour, papa appuya sur le klaxon de sa voiture pour réveiller la ferme. Il avait l’arrogance stupide que confère la bonne conscience. « Virgile Sauvage ! » hurlait-il, comme pour me rappeler que j’étais encore à son nom.

—  Le con, le mauvais con, maugréai-je.

—  Qu’est-ce que tu vas faire ? me demanda Clara.

Toujours devant la maison, papa continuait à gueuler mon nom. Sa voix résonnait comme dans les cauchemars. Je me surpris à envier les orphelins.

—  Pourquoi les grands veulent-ils toujours nous empêcher de grandir ? dis-je désespéré.

Clara ne me répondit pas. Il est vrai que je m’adressais à la mauvaise porte. Elle avait déjà beaucoup fait pour la cause enfantine.

Sans rien dire, j’enfilai une chemise et un pantalon. A chaque bouton que je fermais, l’envie d’étrangler papa montait en moi. Il était vraiment trop con. Non je n’étais pas un gigolo ; j’étais heureux. C’est différent. Non Clara n’était pas l’une de ces femmes friandes de chair fraîche et excitées par les petits garçons. Elle n’avait cédé à mes avances que parce que les hommes, ceux de la race de papa, les ennuyeux, tous ces maris qui ont oublié l’art d’être amants, n’avaient pas su la faire rêver. C’est historique, elle l’avait même avoué un soir à Jean. Je peux en témoigner. J’ai tout entendu du haut de l’escalier, quand Clara lui a jeté à la figure l’injure suprême ; « Tu ne sais plus me faire rêver ! »

En fait, papa, tu avais drôlement raison de vouloir m’écraser comme un nuisible ; parce que nous, les petits gars en culottes courtes, on vous volera toutes vos femmes. Méfie-toi des apprentis amoureux qui tournicotent autour de tes maîtresses ; ils ont encore le souffle des grandes passions. Fais attention, la vérité sort de la bouche des enfants.

J’apparus sur le seuil de la porte d’entrée, dans le champ de la lumière des phares. Papa s’avança.

—  On rentre à la maison, me lança-t-il avec la brutalité d’un maître de manège.

—  Tu rentres dans ta maison.

—  Je te ramène à Paris, la récréation est finie.

—  Ecoute, Raoul, dis-je les dents serrées. Cette fois-ci tu ne me tireras pas dans les pattes. J’ai décidé de vivre ma vie, comme je la veux. Alors maintenant laisse-moi.

Mais papa ne voulut rien entendre. Il se contenta d’attraper mon bras. Je résistai. Il resserra son emprise.

—  Raoul, enlève cette main.

Je n’eus pour toute réponse qu’un petit rire sarcastique. Il prenait mon besoin d’exister pour de l’effronterie, sans pouvoir imaginer un instant que je pusse, moi le fils, exiger une part de vie qui échappât à son contrôle. Puis il me bouscula pour m’attirer dans sa voiture. Je lui décochai alors avec soulagement un coup de poing au visage, l’un de ces coups qui portent le désir de tuer. Sa réaction fut prompte et foudroyante. Dans la pénombre, comme pour cacher ses instincts soudain déchaînés, il me frappa. Il me tapa comme une bête. Mes cris retentirent dans la cour de la ferme et mon visage maculé du sang qui coulait de mon nez vint heurter le sol. Il faisait nuit, vraiment nuit.

Papa tremblait encore de nervosité quand il s’écarta pour me regarder. Ses yeux étaient vides, terriblement vides. Inquiet, je ne bougeais pas.

—  Allez, on s’en va, dit-il comme pour en finir.

Il m’attrapa par le collet et me força à pénétrer dans son automobile. A travers le pare-brise, j’aperçus l’Arquebuse, Clara et Claude qui venaient d’arriver. L’obscurité donnait à leurs visages effrayés un air plus tragique encore.

La voiture démarra et s’enfonça dans la nuit. Concentré sur la route, papa accélérait et débrayait avec brutalité, faisant gémir le moteur. Les virages lui fournissaient un alibi pour ne pas me regarder. Il conduisait trop vite, comme s’il avait bu.

Assis à côté de lui, je le surveillais du coin de l’œil. Au fond, j’étais soulagé. L’orage était passé Depuis le début, j’avais su qu’il faudrait en arriver là. Les poings, c’est parfois une nécessité ! entre les pères et les fils. On se parle comme on peut. L’abcès était crevé ; je soupirais.

Le voyage vers Paris dura longtemps, comme un repos du guerrier bien mérité. Les tournants rapprochaient nos épaules. Une sorte de pudeur nous fit nous reprendre pour nous rasseoir correctement. Papa, je te connaissais si peu. C’était la première fois, ou presque, que nous étions ensemble tous les deux. Tu semblais avoir envie de me parler. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? Ce soir-là, le corps meurtri par tes coups, je me sentais rempli de ton sang. Me parleras-tu, un jour ? Je t’aime, papa.