A notre arrivée, au moment d’ouvrir la porte de son hôtel particulier, j’eus soudain un mouvement de recul.

—  Ton mari, ce n’est pas un violent ?

—  Non.

—  Parce que s’il me mettait une fessée devant toi, ça me gênerait drôlement.

C’était une idée fixe, ou plutôt une crainte fixe. Je sentais qu’il aurait suffi d’une fessée pour ruiner mon nouveau personnage.

Je pénétrai dans le salon. Les ombres de la nuit manquaient au décor et la lumière du jour achevait de dissiper le fantôme de cette soirée où Clara m’était apparue pour la première fois. Sans invités, la pièce était aussi triste qu’un guignol sans marionnettes.

—  La dernière fois que je suis venu, j’étais un petit, dis-je pour marquer le coup.

Je la questionnai sur la richesse de son mari. Elle me répondit quelle était immense et s’étendait par-delà les océans ; elle comprenait le contenu et le contenant des boîtes de sardines, avait la douceur du papier hygiénique ou la viscosité du pétrole. Ce milliardaire cocu fabriquait tout. II fumait ses cigares, respirait l’oxygène des forêts qu’il possédait, buvait le vin de ses propriétés. Mais c’était moi qui couchais avec sa femme ; ce qui prouve qu’il y a une justice en ce bas monde.

Restait un problème de taille. Qui allait dormir avec qui ?

—  Viens, je vais te montrer ta chambre, me dit Clara.

—  Je dors tout seul ?

—  Tu as peur du noir ?

Je ne supportais pas quelle se moquât de mon âge. C’était chez moi un point aussi sensible que le foie chez les alcooliques.

—  Et toi, avec qui dors-tu ? lui demandai-je.

—  Avec moi, dans ma chambre. Et Jean dans la sienne.

Jean, c’était son mari, l’homme dont l’ombre m’inquiétait. Je ne connaissais de lui que son regard sur Clara, lors du premier dîner. Ses yeux m’avaient paru profonds comme l’amour dont ils enveloppaient Clara.

Que venais-je faire entre elle et lui ?

Encore ignorant des énigmes qui constituent l’ordinaire des rapports entre les hommes et les femmes, je restai songeur. Ce Jean m’intriguait. Pourquoi avais-je été plus fort que lui ? C’était la première fois que je surpassais un grand. Je voulais le connaître pour mieux me reconnaître.

Mais Jean n’était pas là, sans doute occupé à accroître sa fortune. Clara me donna une chambre, la chambre d’amis. J’étais pourtant un drôle d’ami. Curieusement, je ne me sentais pas gêné de loger pour le week-end chez Clara et son mari. Ma qualité d’amant de la maîtresse de maison conférait à ma présence une sorte de légitimité. J’étais presque de la famille. Et puis, c’était la première fois depuis la mort de ma mère que j’avais une chambre pour moi tout seul. Peu après son décès, mon père m’avait exilé en pension et, considérant que laisser une pièce inoccupée pendant la semaine était absurde, il avait installé son bureau dans mon ancienne chambre. Quand je revenais le week-end chez moi, on me reléguait donc pour la nuit sur un canapé dans un couloir. Mon frère Philippe me réveillait en pleine nuit en faisant grincer les parquets quand il allait aux chiottes. Pour me venger de lui, qui avait conservé sa chambre, je lui jetais à la figure mes chaussures et mes livres de classe. Parfois, lorsque les fenêtres du salon étaient mal fermées, mon bout de couloir se transformait en courant d’air et je grelottais sous mes couvertures jusqu’à l’aube. Jamais je n’aurais été fermer les fenêtres du salon. Je préférais geler jusqu’à en gémir pour faire honte à mon père. Pour l’humilier davantage encore, j’avais accroché une photo de ma mère au-dessus du canapé, de manière à ce quelle pût constater comment il me traitait. Le tirage était jauni mais j’étais sûr qu’elle voyait tout.

Chez Clara j’avais une vraie chambre, avec un pucier digne du Roi-Soleil. Il y a des lits faits pour dormir. Celui-là paraissait conçu pour l’amour.