Épilogue
Ah ! Ah !
On récompense des écrivains parfois pour leur œuvre. Pourquoi n'en punit-on jamais ?
Jules Romain
Ah, au fait !
Je ne vous ai pas raconté ?
Quand je suis rentrée, après mon escapade de plusieurs jours, des centaines d'e-mails m'attendaient (non, pas des spams, de vrais e-mails !)
Beaucoup semblaient particulièrement excités, si on en croyait les mentions incrustées entre les points d'exclamation dans la case « objet ».
Avant même de les ouvrir, un mail d'Elsa, mon éditrice, a retenu mon attention.
Il disait en titre « Regarde vite, tu vas adorer !!! », et contenait juste cette phrase sibylline et un peu exaltée : « Surpriiiiise !!!!! Hahaha !!! », avec en dessous un lien vers Dailymotion.
Intriguée, j'ai cliqué.
Une vidéo s'est lancée.
C'était Cassandra Keller, invitée sur le plateau d'une grande émission de divertissement en direct, pour présenter son livre. (La saleté. Moi j'ai dû attendre mon troisième bouquin, avant d'être invitée à ce genre de talk-show…)
Elle prenait sa pose habituelle, perchée sur des stilettos, ses longs cheveux blonds lissés répandus sur ses épaules, le menton appuyé sur le poing, l'air fatiguée d'être belle, et répondait avec une petite touche de mépris aux questions du présentateur.
Dans le public, un Herbert Martin satisfait louchait sur les jambes de sa pouliche en hochant la tête à chacun des mots qu'elle prononçait.
« Oui, mes chiffres de vente vous semblent peut-être extravagants pour un premier roman, mais de toute façon, pour moi, c'était clair : je visais le succès ou rien… »
« Oui, je reconnais que le degré de violence de certaines scènes peut paraître surprenant, sorti de l'imagination d'une si jeune tête, mais c'est mal connaître la jeunesse actuelle élevée aux films gore et aux jeux vidéo agressifs. Que voulez-vous, moi je n'ai pas grandi en regardant Thierry la Fronde ou Les 400 coups de Virginie … »
« Ah non, ça, non, j'en ai assez qu'on me compare à la Davidson. Et puis il faut évoluer, elle commence à être dépassée : soyons clairs, Anouchka Davidson c'est Anouchka Davidson, et Cassandra Keller c'est Cassandra Keller… »
Woaw.
Pour l'instant, elle me donne juste une sérieuse envie de la mettre en charpie dans mon prochain roman. Mais sinon, je ne vois pas pourquoi tout le monde s'excite autour de sa prestation.
Et puis soudain, il s'est produit un truc totalement inattendu.
Une femme s'est levée dans le public en criant :
– MAINTENANT ÇA SUFFIT, HEIN !
Son visage ne m'était pas inconnu.
Qui était cette femme ?
Elle brandissait un livre en cherchant maladroitement à descendre de l'estrade où elle était assise, perchée au milieu d'autres gens. Des types de la sécurité sont venus discrètement tenter de l'évacuer, mais elle se débattait en vociférant :
– Pardon, hein ! J'ai des choses à dire, vous n'avez pas le droit de m'en empêcher, et vous allez m'écouter ! Vous allez m'ééééécouuuteeer !!!
Alors, comme l'émission était en direct et que la petite dame semblait ingérable mais pas déséquilibrée, l'animateur se l'est joué genre « mec cool que rien ne déstabilise », et lui a dit :
– Mais oui, madame, tout le monde a droit à la parole, ah-ah, venez donc sur le plateau nous dire ce qui vous tient tant à cœur…
Et les mecs de la sécurité l'ont lâchée.
La mamie, très digne sous ses cheveux blancs, a lissé sa jupe à fleurs et, toujours cramponnée à son livre, est venue s'installer sur un des tabourets placés autour de la table où étaient réunis les invités.
Cassandra a levé les yeux au ciel. En soupirant, elle a murmuré à l'animateur un truc qui ressemblait à « il est hors de question que cette femme empiète sur mon temps de parole… ».
L'animateur lui a fait un signe de tête. Puis, avec une pointe de condescendance et un clin d'œil au public (du genre « régalez-vous, les gars, on va se marrer ! »), il s'est adressé à la septuagénaire.
L'animateur (faussement amical). – Aaaalors, ma petite dame, que souhaitiez-vous nous dire de si important ?
La mamie (tête haute, sourcil levé). – Je voulais vous dire que Cassandra Keller est un imposteur. Ce n'est pas elle qui a écrit son livre.
Cassandra (blême). – Quoi ? Mais ça va pas ? Elle est folle, cette vieille !…
L'animateur (qui ne s'attendait pas à ça). – Heeu, calmez-vous, Cassandra, reprenez-vous… Madame, ces accusations sont extrêmement graves, vous savez.
La mamie (triomphante, agitant son livre à bout de bras). – AH ! Mais j'ai apporté une preuve, qu'est-ce que vous croyez ! La voici : il s'agit de l'œuvre d'un illustre inconnu, Edgar Dreams, qui a écrit Le Cauchemar de l'ombre mortelle , publié en 1954 aux États-Unis, jamais traduit. Ma nièce fait sa thèse sur les auteurs américains oubliés de cette époque. C'est elle qui a levé le lièvre. Qu'est-ce que vous dites de ça, mon p'tit gars ? !
L'animateur (excité, sachant qu'il tient peut-être un scoop à faire péter l'audimat). – Je dois reconnaître que les titres des deux ouvrages sont assez similaires, puisque le vôtre, Cassandra, s'appelle L'Ombre du cauchemar mortel , mais ça ne signifie pas forcément que…
Cassandra (bouillonnant de rage). – Ne l'écoutez pas. Cette vieille folle raconte absolument n'importe quoi.
La mamie (se tourne vers elle, agacée). – Que les choses soient claires, pisseuse. Tu m'appelles encore une seule fois « vieille folle », et je te fous mon poing dans la gueule tellement fort, que tes dents de sagesse vont te servir de boucles d'oreilles.
Rires, et tonnerre d'applaudissements dans le public.
L'animateur (qui prend le livre de la mamie, celui de Cassandra, et les passe à une chanteuse québécoise assise près de lui). – Vous qui parlez aussi bien l'anglais que le français, voudriez-vous nous dire si vous trouvez une quelconque similitude entre ces deux ouvrages ?
La chanteuse (qui parcourt, un peu gênée, la première page de chaque bouquin). – Ah oui, tiens, c'est marrant… j'avoue que c'est exactement le même texte.
Cassandra cherche autour d'elle, dépitée, le soutien de gens qui commencent à la huer, et aperçoit Herbert, assis au premier rang, se lever discrètement pour s'éclipser.
Elle bondit et se met à hurler, hors d'elle, en le pointant du doigt.
Cassandra (hystérique). – HERBERT !!! Tout ça c'est de ta faute ! !!! Tu m'as menti, tu m'as dit que c'était toi qui l'avais écrit, tu m'avais juré qu'il n'y avait aucun risque !!!
Herbert (obligé de faire volte-face). – Calme-toi ma colombe, on nous regarde… écoute…
Cassandra (attrapant son verre d'eau, et le lui jetant à la figure). – AARRRGGG !!!! Quand je PENSE que je t'ai laissé me toucher, espèce d'immonde cloporte chauve !!!
Jouissance extrême de l'animateur, qui contemple ses invités de l'air étonné, innocent et modeste de celui qui découvre qu'il n'a pas fait exprès d'offrir à sa chaîne son meilleur score du trimestre.
Après de multiples plans sur la scène en cours, retour caméra sur la mamie, qui s'explique.
La mamie (outrée du comportement des jeunes d'aujourd'hui). – C'est vrai, quoi. Moi, vous savez, j'aime beaucoup Anouchka Davidson. C'est une personne charmante, j'ai lu tous ses livres. Ce que cette fille a dit sur elle n'était vraiment pas très gentil.
Voilà !
Je savais bien que je l'avais déjà vue quelque part !
Cette femme est venue me voir en dédicaces. Ouiii, maintenant, je m'en souviens !
Alors là, si on m'avait dit un jour qu'une fan me ferait une telle publicité…
Tout compte fait, pour mon prochain roman, je vais peut-être laisser tomber l'idée des chouettes mutantes.
Je pensais plutôt à un livre qui s'appellerait La Vengeance d'une brune
… ça vous tente ?