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Heu… au secours ?
Si tu aimes le chien, tu
aimes aussi ses puces.
Proverbe africain
Perdue dans mes pensées, j'entre dans une
boulangerie pour acheter du pain.
Aimable comme une porte de congélateur, la
boulangère me sert avec l'entrain qu'elle mettrait si elle
travaillait à la chaîne dans une usine de distribution de baguettes
à des emmerdeurs.
Chaque fois c'est pareil. Il n'y a qu'une seule
boulangère sympa dans tout le quartier, mais elle est à l'autre
bout de la rue. Et comme j'ai la flemme de faire quelques mètres de
plus, je préfère engraisser une bonne femme acariâtre que j'ai
l'impression de déranger dans sa cuisine.
Pas bon pour l'humeur, ça. Déjà que le moral en a
pris un coup…
Allez, avant de rentrer, je vais me faire un petit
plaisir : un saut à la parfumerie d'à côté pour m'offrir
quelques poignées de sels de bain aromatisés aux senteurs
gourmandes, ou même, s'ils en ont, au vivifiant parfum de la mer
Morte.
Aguichée à l'idée de cette relaxation aquatique,
je pénètre dans la boutique et trouve immédiatement les cristaux
convoités. Mes nioutes vont certainement m'en piquer, alors je
choisis pour elles, sur l'étagère du dessus, un pot de perles de
bain joliment nacrées. (Dans lequel je piocherai aussi en douce, il
n'y a pas de raison.)
Au moment de régler, la vendeuse, une grande gigue
rousse au sourire mielleux, ajoute dans le sac aux couleurs de la
marque quelques échantillons de parfums à tester.
Je la remercie sans y penser en rédigeant mon
chèque, et, une fois dans la rue, me hâte de rentrer.
Mais à peine ai-je fait quelques mètres que
Chochana rencontre son copain Rexounet le yorkshire, et les voilà
qui se saluent museaucalement, inspectant avec avidité chaque
recoin de leurs organes génitaux mutuels.
La position qu'adopte ma clebs est un peu gênante,
elle s'est allongée sur le dos toute pattes écartées, offerte
docilement à la truffe d'un petit velu excité frétillant de la
queue. (Cette chienne est une vraie chienne.) Aussi j'esquive le
regard de la vieille voisine à qui appartient le nain lubrique. Un
rapide signe de tête pour la saluer, et vite, je me consacre à la
découverte des fragrances gratuites glissées dans mon sac.
Plongeant la main à l'intérieur, j'en ressors
trois échantillons, que j'inspecte avec curiosité.
Le premier est un minuscule tube de soin coup de
jeune contour des paupières. Aucun intérêt, je le laisse retomber
dans le sachet. Le deuxième est un petit flacon, cette fois rempli
de soin antirides contour des lèvres. Agacée, je le lâche à la
suite de son inutile jumeau. Le troisième, vous allez rire, est un
spray miniature contenant un sérum anti-âge aux agents
liftants.
Je t'en ficherais, moi, des agents liftants.
De mauvaise humeur, à défaut de ma peau je tire la
laisse de ma Choch', mettant un terme brutal à ses extases canines.
Les amants n'ont même pas eu le temps d'échanger leur numéro de
tatouage que j'avance d'un pas énervé vers la maison, après avoir
envisagé un bref instant de retourner à la parfumerie rapporter ses
échantillons à la vendeuse et les lui étaler sur les dents.
Non, calme-toi ma fille. J'ai une autre idée, je
vais faire mieux que ça : je vais la jeter en pâture au
serial killer de mon nouveau roman. La
prochaine victime qu'il zigouillera aura les traits de cette morue.
Ça lui apprendra à faire la différence entre une peau jeune et une
peau mature.
Ah oui, ça c'est un truc que les lecteurs ne
savent pas : les auteurs de thrillers détestent trucider leurs
propres personnages. Alors, pour se faciliter les choses, ils
s'inspirent des gens de leur entourage qu'ils détestent, et, sur la
page blanche, laissent libre cours à toutes leurs pulsions.
Et les maîtres de l'épouvante sont souvent de
petites choses très susceptibles.
Tenez, par exemple, j'ignore le nom du collègue
romancier qui a osé dire à Stephen King qu'il n'avait aucune
imagination, mais voyez un peu combien le King s'est acharné à lui
prouver le contraire, dans Misery
…
Après avoir tapé le code, je pousse la grille de
ma résidence.
Perchés sur les grands arbres qui bordent la cour,
des oiseaux s'égosillent de chants qui m'apaisent.
J'adore le contact avec la nature.
Enfin, avec ce qu'on peut trouver comme nature à
Paris, c'est-à-dire des pigeons gris poussière couleur locale, des
platanes aux feuilles saturées de gaz carbonique, et une population
d'animaux domestiques amorphes. Et aussi ma voisine de l'immeuble à
côté, Mme Agazinsky, une éleveuse de chats un peu baba cool,
adepte de bio, mais qui ne cultive pas grand-chose à part ses
propres poils sous les aisselles.
Tiens, j'aperçois la fille du gardien, une jeune
adolescente en train de discuter avec un groupe d'amis de son âge.
Ça tombe bien, j'attends un colis et je cherche son père pour
savoir s'il l'a reçu.
– Hello, les gars ! je lance, joyeuse et
me sentant parfaitement dans le coup.
Adossé contre le mur de l'immeuble se tient un
grand échalas aux cheveux en épis décolorés, qui porte un treillis
si large qu'il laisse apparaître l'élastique d'un caleçon à
carreaux bleus. Me voyant avancer, il attrape le casque audio
surdimensionné qu'il avait autour du cou et le place sur ses
oreilles. Puis il active un minuscule boîtier placé dans sa poche,
inondant ses tympans d'une musique rythmée. À ses côtés, une
fille avec une tête de bébé et un anneau planté dans l'arcade
sourcilière évite mon regard, dégaine son portable et se plonge
dans la rédaction d'un texto. Une dernière gamine, toute petite
blonde avec une mèche bandeau qui lui barre le front, moulée dans
un jean ultra serré et portant des escarpins noirs à bouts pointus
et à talons aiguilles, se perd dans la contemplation de ses
nombreux bracelets pavés de strass.
Mélanie, la fille du gardien, d'habitude aimable
et enjouée, répond d'un grommellement inaudible à mon salut.
C'est dingue comme elle a grandi, cette gosse. Je
me souviens que, hier encore, sa mère et moi nous engueulions quand
elle garait la poussette de sa fille au rez-de-chaussée, bloquant
le passage dans l'entrée. À ce souvenir, une bouffée de
nostalgie m'étreint le cœur.
– Ça va Mélanie ? Dis-moi, je suis en
train de réaliser, là, qu'est-ce que tu as grandi quand même, tu es
devenue une vraie jeune fille.
La vraie jeune fille en question se décompose,
mais je suis lancée et je ne m'en aperçois pas.
– Ça te fait quel âge, maintenant ? Non
mais mine de rien, tu te rends compte que je t'ai connue toute
petite ? Tu étais tellement mignonne, avec tes couettes dorées
et…
La blonde à la mèche bandeau pouffe en la montrant
du doigt.
– Wouah, zyva, la tehon…
La tehon ? Ah oui, « la honte ». Le
verlan, parler à l'envers, pff, tout ça je connais, les ados
d'aujourd'hui n'ont pas inventé l'eau chaude, de mon temps on…
Pardon, désolée, je ne sais pas ce qui m'a pris, j'ai failli penser
comme une retraitée. Je voulais dire « à mon époque ». Ou
plutôt, « quand j'étais jeune ». Raah, non ! Je suis
toujours jeune. Bah, et puis tout cela n'a aucune importance, que
ce soit à l'époque de ses quinze ans ou des miens, le verlan ça pue
toujours autant des pieds. Voilà. Toc. Rebelle attitude. Comme
quand j'étais… RAAAH merdoum.
Je regarde la petite toute gênée, avec ses
copains. Et puis je réalise que chaque fois qu'on se voit, mon
oncle Max, alias le frère jumeau de ma mère, se fend d'un fort peu
distingué (mais tout aussi nostalgique) « Et dire que je t'ai
torchée… », qui a le don de me mettre hors de moi.
Selon ma mère, il n'a changé qu'une seule fois mes
couches, mais visiblement ça l'a marqué.
Je crois que j'ai gaffé avec les couettes (non,
les « te-coué ») de Mélanie.
Histoire de faire diversion, j'avise alors son
copain qui dodeline de la tête au son d'une musique dont je ne
perçois que les basses. Munie de mon attitude la plus cool,
j'engage la conversation :
– Ça a l'air bonard, cette
musique !
Il se tourne vers moi, l'œil atone.
– Hum ? lâche-t-il en soulevant une
partie de son casque, afin de permettre à son oreille d'entendre ce
que je vais devoir répéter.
– Laisse-moi deviner. Tu écoutes
Madonna ? Kylie Minogue ?
Il jette un regard à ses copines, l'air de se
demander d'où je sors.
– Ah oui, non, c'est vrai, excuse-moi. Tu
dois écouter un son qui groove plus comme… heu… Justin Timberlake.
En passant, je kiffe grave son dernier clip, yo ! dis-je en me
demandant si je glousse, où si je ne traduis pas directement mon
hilarité en langage SMS, par un « lol » bien amené.
En appui sur une jambe, je glisse une main dans la
poche de mon jeans (moulant lui aussi, mais plus par la force des
choses que par sa coupe initiale), toute fière de ma grande culture
en musique de j… contemporaine.
Puis je réalise que ça fait un moment que je n'ai
pas entendu la Chochouille. Et celle-là, quand elle est calme et
silencieuse, c'est qu'elle est en train de ruiner quelque
chose.
Bingo, je l'aperçois allongée dans l'herbe,
mâchouillant consciencieusement un truc indéterminé à tendance
immonde.
– Chanmé ta zinevoi Mel, truc de ouf !
Téma comment elle m'a trop pris pour un bouffon, elle croit que
j'écoute cette baltringue de TimberCake, portnawak. Sérieux, ça m'a
gavé, j'm'arrache. Tchao les bitchs.
Tandis que le garçon s'éloigne, d'un pas
nonchalant et vaguement chaloupé (il boite d'une jambe,
manifestement pour se donner un style. Heu… un style
infirme ?), je me penche vers Mélanie, et lui demande d'un ton
complice :
– Dis, j'ai pas tout suivi… il a dit quoi,
après chanmé-qui-veut-dire-méchant ?
Les trois filles me font à présent face,
littéralement consternées.
Mélanie semble furieuse du départ de son porc-épic
décoloré, mais elle prend sur elle pour rester courtoise. (Sinon,
elle sait bien que je vais le dire à son père.)
– Vous vouliez quoi, en fait, madame
Davidson ?
– Oh ! Tu peux m'appeler Anouchka, mon
canard. Je te rappelle que je te connais depuis que tu es toute
pet… heu…
– Oui, donc madame Davidson, vous vouliez
quoi ?
– Juste savoir où est ton père, je le cherche
pour…
– Il est pas là, sa loge est fermée. C'est
l'heure de sa pause déjeuner.
Elle ajoute, lentement, à la façon dont elle
s'adresserait à une demeurée :
– Comme tous les jours, à l'heure du
déjeuner.
– Oh oui, suis-je bête, où avais-je la tête,
ah-ah !
J'entends une de ses copines murmurer à l'oreille
de l'autre un truc à propos d'Alzheimer, mais elles détournent le
regard lorsque je fronce les sourcils.
Bon, eh bien il est temps pour moi de rentrer,
maintenant.
Je m'éloigne en les saluant d'un signe de la main,
auquel elles ne répondent pas.
Sales gosses, va. Moi, quand j'avais leur âge…
raaah, mais tais-toi, cerveau !
Arrivée devant mon immeuble, je glisse ma clé
magnétique dans la serrure, pousse la lourde porte, avant de faire
une halte devant ma boîte aux lettres pour récupérer le
courrier.
Entre deux factures et trois prospectus, apparaît
une jolie enveloppe blanche, large, ornée d'une écriture manuscrite
toute en arabesques.
Je la décachette, curieuse. Eh, super, enfin une
correspondance qui ne m'a pas été envoyée pour solliciter mon
porte-monnaie !
Quoique. Il s'agit d'une invitation au mariage de
ma cousine Charlotte.
Ah ben elle va finir par l'épouser, finalement,
son grand amour d'ingénieur.
Quel couple, ces deux-là, n'empêche. Si fusionnel,
si enflammé. Quatre ans déjà qu'ils incarnent aux yeux de toute la
famille la passion à l'état brut. Et puis c'est comme si le destin
avait poussé le raffinement jusqu'à accorder leurs deux prénoms.
Ainsi, Charlotte épouse un Charles. Ça aurait pu être ridicule,
mais en réalité, je trouve cela follement romantique.
Enfin, à condition qu'ils n'appellent pas leurs
gosses Charly ou Charlène.
Parce que sinon, bonjour la famille de
Charlots.
Manque de pot, je vais certainement devoir
décliner : ils n'organisent pas leurs épousailles à Paris mais
à des centaines de kilomètres d'ici, bien trop loin pour y aller en
train. Et comme Aaron a une peur panique de l'avion, je ne vais pas
pouvoir m'y rendre. Si j'y vais seule, toute la famille va me
saouler de questions paranos à propos de mon couple…
Aaah, c'est dommage, vraiment.
Un coup de clé dans la serrure, à peine ai-je fait
un pas dans mon appartement que bing ! Retour à l'état normal,
tout le monde se met à l'aise.
Je retire la laisse de ma chienne d'une main, tout
en dégrafant mon soutien-gorge de l'autre.
Mes trois bestioles, désormais libérées de leurs
entraves, s'en vont baguenauder joyeusement autour de moi.
L'une d'elles se dirige vers le lino de la
cuisine, s'accroupit, et, sous mes yeux ébahis, fait un petit pipi
tout en affichant un air d'innocence adorable. Ses grandes billes
noires ourlées de longs cils bruns semblent se justifier :
« Ben quoi, c'est la nature ? »
Précisément, Capitaine Cradoc, la nature, tu y
étais il y a cinq minutes, en bas de l'immeuble.
En même temps, peut-on reprocher à un animal, dont
le comportement est dicté par l'instinct, de ne pas reconnaître la
« vie sauvage » parmi trois brins d'herbe recouverts de
fientes d'oiseaux perdus au milieu de kilomètres de trottoirs
incrustés de voitures ?
Moi-même, ça fait rudement longtemps que je ne
l'ai pas vue, la nature. Enfermée que je suis entre quatre murs,
enchaînée à mon clavier toute la journée, à imaginer toutes sortes
d'histoires tordues dont vous vous délecterez, mollement allongés
sur une plage, bercés par le bruit des vagues, enivrés du parfum
subtil de l'air imprégné d'iode.
Très différent de l'air que je respire
actuellement, penchée au-dessus d'une flaque jaune que j'éponge
avec du Sopalin, avant de l'achever d'un coup de lingette gorgée
d'eau de Javel.
À la base, il me semble pourtant que j'avais
adopté un animal de compagnie, pas une Calamity Chienne.
Enfin, quand je dis « j'avais adopté »,
je devrais préciser « sous la contrainte, les supplications de
mes grumeaux, et leurs promesses de rangement de chambre à tout
jamais et de façon nickel », qui ont duré très exactement…
juste le temps que je cède.
Un coup d'œil sur leur territoire suffit à m'en
convaincre.
Comment décrire ce que j'ai sous les
yeux ?
Mieux vaut y renoncer, surtout qu'il me suffit de
tourner la tête pour contempler autour de moi l'ampleur des tâches
ménagères qui m'attendent : vaisselle sale empilée dans
l'évier, machines à laver en retard, montagne de repassage qui
menace de s'effondrer, poussière qui nargue l'aspirateur…
Bien sûr, inutile de compter sur l'aide du mari.
Car comme il aime à le souligner, c'est déjà magnanime de sa part
de supporter tout ce désordre dans son lieu de vie.
Un bordel qu'il contemple l'air désolé et
absolument pas concerné. Cet homme a bien saisi le concept de ne
pas se mêler des affaires des autres. Il l'a juste étendu aux
siennes aussi.
Mariez-vous, r'mariez-vous, qu'ils disaient.
Mon dos s'affaisse, et je pousse un soupir.
C'est fatigant, à la longue, toutes ces corvées
sur mes épaules.
À quoi ont servi finalement les cours de
danse classique que mes parents m'ont donnés quand j'étais petite
fille ? À me faire croire que la vie ne serait plus tard
qu'un long ballet ?
Qu'un long balai, oui !
Ils m'y auraient mieux préparée en me payant
plutôt des stages d'haltérophilie.
Ou de jonglage.
C'est dingue, cette histoire, quand même.
En un clin d'œil, je suis passée du statut de
princesse virevoltante dans les bras d'un souverain, à citrouille
tout juste bonne à lui faire la soupe.
Et il n'est même pas minuit !
Il n'est même pas minuit, hein ? Ben non, mon
horloge biologique est formelle, elle indique bien qu'il est à
peine trente-six ans, donc je suis supposée être encore jeune,
belle et insouciante.
Et pourtant, il semblerait que je sois soudain
devenue, depuis quelques mois, aussi tendance qu'une botte de
radis. Une botte pleine de terre, hein, pas un joli soulier de
vair.
Mouais. Je crois qu'en y réfléchissant, tout cela
coïncide avec l'entrée de Chloé au collège.
Mon premier bébé, qui prend le chemin de
l'adolescence. Alors qu'avant, pendant longtemps, l'ado, c'était
moi.
Une teenager avec des lardons, certes, mais une
teenager quand même, qu'on prenait parfois pour leur baby-sitter,
qui portait des Converse, des queues-de-cheval, qui plaquait son
job sur un coup de tête parce qu'il constituait juste un
entraînement avant de trouver le bon, qui se disait qu'elle
apprendrait à cuisiner plus tard, quand ses nourrissons auraient
des dents, qui faisait du sport sans être trop essoufflée, qui
avait des copines célibataires et toujours dispos pour sortir, pour
qui la quarantaine n'était qu'un vague concept abstrait (comme la
retraite), bref, une jeune demoiselle qui avait trouvé son mec
mortel, mais qui était encore une jeune demoiselle…
À quel moment exactement me suis-je arrêtée
de grandir, et ai-je commencé à vieillir ?
L'autre jour, dans le bus, j'entendais, assises
derrière moi, deux filles se raconter la nostalgie de leur enfance
dans les années 90.
J'ai haussé un sourcil.
Mais elles étaient quoi, des fœtus, dans les
années 90 ? Ces années-là, c'était il y a peine… six ou
sept ans, non ?
Non. C'était il y a quasiment vingt ans.
Putaing, vingt ans déjà !
Ça veut dire que ma jeunesse à moi dans les
années 80, c'était il y a presque trente
ans ? !
Vite, appelez les Ghostbusters ! Je suis
tombée dans une faille spatio-temporelle, on m'a piqué plein
d'années et je ne m'en suis même pas rendu compte !
OK, j'avais bien noté quelques changements dans
mon quotidien, comme la disparition du téléphone fixe à cadran
(avec une vraie sonnerie qui fait « driiing ! »,
obligeant à attendre l'appel en restant à côté, et à décrocher sans
savoir à l'avance qui est au bout du fil), du ticket de métro jaune
à bande marron (t'avais le ticket chic ? j'avais le ticket
choc !), des 45 tours en vinyle, des polycopiés qui
sentaient délicieusement l'alcool, du Minitel avec son clavier
marron et son unique touche verte (qui émettait ce petit bruit
suraigu détestable quand il se connectait), de la télé en noir et
blanc, de la machine à écrire à ruban encreur (j'ai longtemps
utilisé celle que m'avait offerte mon grand-père, avec les touches
qui frappaient le papier en claquant, et le petit levier situé
au bout du rouleau qu'on devait actionner chaque fois
pour revenir à la ligne), des larges disquettes noires et
souples 5''1/4 à glisser dans l'ordinateur, possédant une
ébouriffante capacité de stockage de 360 Ko (pour donner une
idée, il aurait fallu une quinzaine de ces disquettes pour contenir
le volume d'une seule chanson !), des francs (là, c'est
surtout mon porte-monnaie qui pleure d'amertume), et des cheveux
sur la tête d'un certain nombre de célébrités, remplacés depuis par
du synthétique.
Ça va, hein, je ne suis pas Hibernatus non
plus.
C'est juste que tout cela s'est passé si…
vite !
Et me voilà aujourd'hui, après toutes ces années à
m'interroger sur quelle vie exaltante serait la mienne, en train de
consacrer l'intégralité de mes facultés intellectuelles à trancher
entre : attaquer le repassage tout de suite, ou lancer d'abord
une lessive.
Et comme je suis vraiment douée, je n'ai pas pu
garder la femme de ménage que j'avais employée il y a quelque temps
de cela. Je culpabilisais trop de la savoir travailler à quelques
mètres de moi.
Constamment, je quittais mon bureau et allais lui
demander : « Ça va ? Vous ne manquez de rien ?
Un petit verre d'eau, peut-être ? » Du coup, non
seulement mon boulot n'avançait pas, mais elle de son côté se
croyait surveillée.
J'ai fini par ne plus la rappeler,
irrémédiablement contaminée par les siècles d'asservissement
domestique inscrits dans mes gènes, ne supportant plus de côtoyer
la preuve vivante de mon incapacité à tenir ma maison. Quand bien
même c'était par faute de temps, ladite maison étant également mon
lieu de travail.
My name is Gourde. Grosse Gourde.
Je crois qu'il faut se rendre à l'évidence, et
parer d'abord au plus pressé.
À ce stade, la meilleure façon d'oublier mon
horrible bordel est encore de me plonger dans l'écriture d'une
histoire horrible.
Eh bien vous savez quoi ?
J'y vais de ce pas.