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Quelle angoisse
Vieillir, ce n'est pas un boulot pour les poules mouillées.
Stephen King
La sonnerie du téléphone retentit, brisant d'un coup le silence qui s'était installé depuis un long moment dans le bel appartement que Rebecca occupait à Manhattan.
Maximilian Foxwood, le richissime homme d'affaires créateur de la chaîne defast-foodrestaurants Foxwood's Burgers, alias son propre père, le lui avait offert pour ses vingt et un ans.
Les yeux de la jeune fille, teintés d'une lueur d'agacement, quittèrent un instant les pages de son livre pour se poser sur l'appareil, mais elle choisit de ne pas répondre.
Pelotonnée sur son sofa, s'efforçant d'oublier le son strident qui persistait étrangement, elle se replongea dans la lecture de son roman.
Cette jeune étudiante avait vu sa vie bouleversée par sa rencontre avec Allan, un garçon de son âge,qu'elle avait accosté un soir de cuite avec sa bande de copines people, qu'elle avait bousculé à la laverie automatique,qu'elle croisait fréquemment à la bibliothèque du campus.
Rebecca était aussi pétulante et exubérante qu'Allan était calme et réservé.
Ses cheveux noirs, ses yeux en amande, son sourire moqueur, même son apparence contrastaient avec celle du garçon : des mèches d'unroux profondblond vénitien, un  regard  bleu, intense, énigmatique, qui abritait d'insondables pensées.
Très vite, il succomba au charme tourbillonnant de l'étudiante, laquelle ne résista pas longtemps à l'air taciturne et un peu sauvage qu'il affichait en permanence et qui le rendait aussi mystérieux que follement séduisant.
La sonnerie s'était enfin tue.
Rebecca émergea de sa méditation.
Elle contempla le téléphone, posé sur la petite table du salon, puis se leva, lentement, les yeux toujours fixés sur l'appareil silencieux.
Et le bruit retentit de nouveau.
Strident. Lancinant.
Cette fois, excédée, elle répondit.
– Allô ?
– Allô, c'est toi Becky ? Où étais-tu ? Ça fait une heure que j'essaye de te joindre. Tu étais sortie ? Avec qui ?
– Attends, c'est drôle, ça, j'ai failli croire un moment que j'avais des comptes à te rendre.
– Je voulais juste m'assurer…
Le ton de Rebecca se durcit, elle le coupa sèchement.
– Casse-toi, blaireau.Tu es beaucoup trop curieux.
Ses doigts tapotèrent nerveusement la petite table basse.
Au bout du fil, Allan se taisait.
– Pardon, reprit-il, tu as raison. C'est juste que… l'idée que tu fréquentes un autre que moi me rend complètement fou.
– Et pourtant, il va bien falloir t'y faire. Je te rappelle que c'est fini, entre nous. J'ai cru un instant que nous pourrions rester amis, mais là je constate que…
– Non, non, nous sommes amis ! Je voulais juste avoir de tes nouvelles…
– De mes nouvelles ? Tu m'appelles quinze fois par jour…
– … mais…
– … tu me submerges de textos et d'e-mails…
– … je ne voulais pas…
– … tu interroges mes copines sur mon emploi du temps. Si c'est là ta définition de l'amitié…
– … Becky, il faut que tu saches que…
– Quoi ? Que je sache quoi, Allan ?
– Non, pas comme ça, pas au téléphone… J'arrive.
Il raccrocha sans lui laisser le temps de répondre.
Perplexe, elle fixa le combiné qu'elle tenait encore à la main puis, pensive, le reposa tout doucement sur son socle.
(Sonnerie du téléphone.)
– Allô ?
– Allô, maman ? C'est moi, dis, j'ai oublié ma carte de cantine dans mon blouson, tu peux me l'apporter au collège, s'il te plaît ?
Je lève mes mains du clavier.
– Oh non, Chloé, mais je suis en train de bosser là, j'étais en pleine écriture d'une scène particulièrement…
– Alors il faut que tu la déposes à la loge, tu as bien compris ? À la loge de la gardienne, et j'irai la chercher ensuite. Merci maman, je file !
(Clic.)
Je raccroche, nettement moins délicatement que mon héroïne, et me masse les tempes le temps de remettre mes idées en place dans leurs tiroirs respectifs, histoire d'avoir l'illusion que je pourrai les retrouver plus tard là où je les avais laissées.
Pourquoi, oh oui, pourquoi les gens dans cette maison considèrent-ils que je fais semblant de travailler dès que je pose mes fesses devant mon ordi ? Il a suffi qu'on me chope une fois en train de surfer sur Youtube pour que soit constituée contre moi la preuve de mon inactivité, alors qu'en réalité, je me détendais juste les neurones après un chapitre affreusement gore de mon roman. (Non, quand je veux vraiment glander, je vais sur Facebook.)
Bien sûr, j'aurais pu éteindre mon portable pour être tranquille. Mais ça aurait impliqué le risque de rater un appel d'urgence venant de l'école de mes filles.
Un de ce genre-là, par exemple.
Sachant que ce ne sera ni Albert, leur papa, qui bosse à Zorglub-les-Calamars (en banlieue parisienne), ni Aaron, leur beau-père, dont le portable est éteint lorsqu'il est en rendez-vous (petit futé, va), qui foncera apporter leurs affaires de piscine oubliées dans l'entrée.
Certes, le fait que je (tente de) bosse(r) à quelques mètres à peine de leurs lieux d'études devrait m'inciter, aux yeux du monde, à y aller mollo sur le râlage, mais c'est un peu comme se réveiller d'un bond pour courir chercher un croissant à la boulangerie du coin, puis replonger dans son lit pour tenter de se rendormir.
La similitude est saisissante, surtout d'un point de vue vestimentaire.
À toute allure, j'émerge donc de la transe dans laquelle j'étais plongée, en quittant le confortable bas de pyjama que j'avais enfilé pour être à l'aise.
Vite, je saute dans mon jean, chausse mes tongs, envisage de faire l'impasse sur le soutif histoire de gagner du temps, me gifle mentalement pour me réveiller (passé un certain calibre, sans armature de sécurité, le risque d'éborgner quelqu'un dans la rue est réel. Comme le dit la Sécurité laitière : « Un petit clic derrière vaut mieux qu'un grand choc. »), cherche le blouson de Chloé, ne le trouve pas, cherche encore, panique (l'a-t-elle oublié chez son père ?), finis par le trouver accroché au portemanteau (surprenant), fouille TOUTES les poches avant de tomber sur celle qui contient la carte de cantine en question (évidemment), rajoute ses clés de casier (oubliées aussi), glisse un paquet de Kleenex (toujours en avoir sur soi, au cas où), mets sa laisse à la Choch' et fonce, cheveux et cavalier king charles au vent, en direction du collège.
Où trois minutes plus tard je dépose mon précieux butin, non sans éprouver une bouffée de satisfaction de me savoir une mère aussi fiable et réactive.
En poussant la grille en fer forgé de l'établissement pour repartir, tirée par une furie qui se prend pour un minichien de traîneau déguisé en vache (elle a failli s'appeler La Noiraude, car son pelage évoque de façon saisissante la robe d'une bretonne pie noir), je croise un groupe de jeunes quasi adolescents.
Comme chaque fois depuis la rentrée de ma fille aînée en sixième, je ne peux m'empêcher de les observer du coin de l'œil, fascinée.
Les filles rient fort.
Classique.
À l'échelle du cétacé, le rire adolescent est l'équivalent d'un chant nuptial. À l'échelle humaine, il est tout aussi indéchiffrable pour les scientifiques qui tenteraient de le décoder.
Ils ne ratent rien.
S'ils y étaient arrivés, voici ce que ça aurait donné : « AHAHAH (regarde-moi, Martin, je te mate)… AHAHAHA (mais regarde-moi, crétin)… AHAHAAAAAHA (comment j'ai trop l'air naturelle et tellement joyeuse, il FAUT qu'il crève d'envie de sortir avec moi)… Hiiiiiiiiii ! MEUH VAS-Y HEY, CAMILLE, ARRÊTE DE M'POUSSER ! (quelle pétasse cette Camille, elle aussi essaye d'attirer l'attention de Martin !)… AHAHAHA (surtout bien montrer que je m'en tape). »
Mon regard glisse sur leur tenue qui, par contre, me laisse perplexe.
Elle ressemble à s'y méprendre à celle que je portais quand j'avais seize ans.
En plus moderne, plus près du corps, plus décolletée et plus sexy.
Sauf qu'elles n'ont que douze ans.
Créoles aux oreilles ou boucles pendantes pour les plus sages, maquillage plus ou moins léger, jeans ultramoulants taille basse avec des ballerines ou des bottines à talons, cheveux lissés, accessoires aux couleurs flashy, ongles vernis, moues pincées façon « je suis grande maintenant, alors d'où tu t'étonnes ? ».
Ben oui, je m'étonne. OUI, JE M'ÉTONNE. Vous vous rendez compte ?
Qu'est-ce que j'ai pu rater dans l'éducation de ma Chloé pour qu'elle se fasse autant remarquer ?
Qu'est-ce que j'ai fait de mal, pour qu'elle me fasse payer si cher mon incompétence éducative par un accoutrement aussi ordinaire ?
Là où les filles de sa classe portent des brassières sous leurs tee-shirts pour donner l'illusion d'avoir quelque chose à soutenir, la mienne continue de porter (dois-je l'avouer ?) les vêtements rigolos que je lui achète chez Du Pareil Au Même !
Vous croyez qu'elle va me réclamer des baskets Nike, ou des jeans Levi's ?
Que dalle. Sa mode à elle, c'est d'être à l'aise.
Et si ce n'était que ça.
Alors qu'à son âge j'instaurais fermement une distance de sécurité d'un kilomètre autour de mon collège, avec interdiction absolue faite à mes parents de la franchir sous peine de me choper une honte radioactive devant mes congénères, ma fille aînée, ma chair, mon sang, mon ADN insiste pour que… je vienne l'attendre devant le sien ! (Respirez un coup, il y a pire, attendez, vous allez voir)… Et me présente même ses amies !
Franchement, qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?
Les amies en question étant d'ailleurs visiblement embarrassées qu'une mère (quelle qu'elle soit) leur adresse la parole en public, elles marmonnent des bonjours inaudibles dans ma direction, avant de planter deux bises sur les joues de mon bébé comme si je n'existais pas. (Oui, mon bébé fait « la bise » à ses copines maintenant. Hier encore je changeais ses couches, et aujourd'hui elle a une vie sociale. Rien qu'au souvenir de la texture de ses Pampers, je sens se déclencher en moi une montée de lait…)
À un garçon de sa classe de sixième qui a tenté une fois de la railler à mon sujet, elle a répondu du tac au tac : « Dis donc, Alexandre, moi au moins, je ne fais pas semblant de rentrer seule, alors que ma nounou m'attend planquée au bout du trottoir. »
« Mais d'où elle sait ça, elle ?… » a bredouillé l'Alexandre, perdant d'un coup toute sa superbe et s'éloignant à grande vitesse sans courir, sous les quolibets de ses acolytes. Lesquels n'en ont pas rajouté, et ont continué de rejoindre chaque jour discrètement leurs parents qui les attendaient dans une voiture garée plus loin, ou à la boulangerie d'à côté.
Cela m'emmène au constat suivant : il est donc techniquement possible de s'assumer bien avant l'âge adulte, et de sauter d'un bond élégant toutes les vicissitudes des affres de l'adolescence.
Si j'avais su…
Tout à coup, le garçon visé par les chants rigolés de la jeune sirène, le fameux Martin, se place nonchalamment face à son pote, dépose au sol son sac de cours, et entame une sorte de crise d'épilepsie verticale, avec jambes qui bougent tel un pantin secoué par un marionnettiste tremblotant, et bras dont on ne sait s'ils cherchent à concurrencer une éolienne, à étaler du gel bien au-dessus de sa tête, ou à s'autoadministrer des pains dans la tronche.
Mais… cet enfant a bu, ma parole !
– Ouah, trop forte ta tecktonik ! apprécie d'un œil expert un grand flagada tout mou compacté dans un jean slim.
La tectonique ? Où ça, des plaques qui bougent ?
Sur son crâne, ses cheveux sont taillés comme si Britney Spears lui avait appris à se coiffer à la tondeuse. J'apprendrai plus tard qu'il s'agit d'une coupe « mulet ».
Tiens, c'est original, ça. Avant, quand les gosses se faisaient les oreilles d'âne, c'était pas forcément pour avoir l'air beaux.
Comme l'horreur des coiffures Jackson Five dans les années 70, il me semblait bien qu'une atrocité similaire à nuque longue avait été enterrée tout au fond des années 80. Si on m'avait dit un jour que le look poney reviendrait à la mode…
Le fait est qu'étudiante, lorsque j'allais en boîte, quand un type dansait comme ça, on se regroupait entre copines et on se fichait de lui en le montrant du doigt. (Généralement le mec ne s'en rendait pas compte, trop occupé qu'il était à se la donner devant un miroir. Ou alors il nous remarquait glousser, s'imaginait qu'on l'admirait, et repartait de plus belle avec ses mouvements de bras convulsifs.)
Tandis que je m'éloigne, une voix m'interpelle :
– Hey ! Excusez-moi…
Je me retourne et vois s'avancer vers moi un splendide garçon en tee-shirt noir, la vingtaine, le biceps joliment galbé, la frange blonde lui tombant sur l'œil, le jean baggy lui tombant tout court.
Il me sourit.
Je glisse derrière mes oreilles quelques mèches de mon absence de coiffure et me donne la contenance que j'aurais eue si j'avais été maquillée. Et accessoirement, si j'avais porté mes lentilles au lieu de ces affreuses (mais si confortables) lunettes de taupe myope, que je ne chausse que pour travailler.
Polie, je lui rends son sourire, en y injectant même une pointe de coquetterie (je fais ressortir mes fossettes).
Son visage s'illumine.
Sacrée moi, va. Toujours ce bon vieux charme de brune méditerranéenne auquel il est si difficile de résister (même malgré mes lunettes). Décidément, je ne m'y habituerai jamais.
Arrivé à ma hauteur, le beau gosse me tend un papier en expliquant l'avoir vu tomber derrière moi. Je regarde le morceau déchiré, et je confirme, il s'agit de la liste de courses que je gardais dans mon jeans. Mal enfoncée dans ma poche, elle a dû gicler au détour d'un mouvement.
Je passe en mode sourire ultra-bright pour le remercier, tout en maintenant fermement la laisse de la Choch', toujours très chaleureuse avec les inconnus, qui sautille fébrilement pour aller saluer son entrejambe.
Du calme, petite dévergondée. Est-ce que je vais renifler les fesses de tes congénères, moi ?
– Eh bien merci, vous avez sauvé ma journée, je lui lance, l'air mutin. Sans vous, je risquais d'oublier d'acheter mes… heu… collants.
Tout en parlant, je froisse rapidement la feuille griffonnée dans la paume de ma main, en espérant qu'il n'aura pas remarqué qu'on y parle surtout de tomates, de yaourts, de crème à récurer et de Coton-Tige.
Il me contemple avec douceur et bienveillance (peut-être même un zeste de convoitise ?).
Huum, vraiment craquant, j'avoue que si j'avais été célibataire…
– De rien, madame. Vous savez, sans sa liste, ma mère oublie toujours la moitié de ses commissions, alors je sais ce que c'est…
Puis il me salue d'un signe de tête et continue son chemin, me laissant immobile, un rictus figé sur le visage, un saucisson poilu s'agitant à mes pieds.
« Madame » ?
« Sa mère » ?
Attends, là. Si c'est ça, plus jamais de ma vie je sors sans maquillage.
Mais enfin, il a quasiment le même âge que moi, ce type ! D'où il me compare à sa mère ? !
En plus, pff, m'appeler « madame », comme si j'avais trente-six ans.
Alors qu'en fait j'ai… eh bien… j'ai juste… trente-six ans.
Houlà. Déjà ?
Si j'ai bien percuté ne plus être dans la vingtaine, je n'imaginais pas m'être déjà tant éloignée de cette « petite trentaine » que j'affichais fièrement.
Soyons précise : si on va par là, techniquement, j'ai presque quarante ans, c'est-à-dire bientôt cinquante.
À la limite, je devrais me sentir soulagée que ce bel éphèbe n'ait pas proposé de m'aider à traverser la rue, ou bien, à l'évocation du mot « collants », ne m'ait pas vanté la marque des bas de contention de sa grand-mère.
En même temps, relativisons.
Si ça se trouve, je me suis gourée sur toute la ligne : le gars a juste quatorze ans et il fait plus vieux que son âge. Ce ne serait pas étonnant, avec toutes ces cochonneries que les industriels mettent dans la nourriture, aujourd'hui…
Voilà, tout s'explique.
Petite folle, va. Toi et ton sacré réflexe de dévalorisation.