17
Han, la frousse !
Je n'ai qu'une seule ride,
et je suis assise dessus.
Jeanne Calment
3 h 43
Tout le monde a fini par s'allonger à même le sol,
et s'est lourdement plongé dans les bras de Morphée. Les
ronflements de Jerry en attestent, si sonores qu'ils me donnent
envie de me lever et de lui arracher la luette à mains nues.
Mes yeux sont ouverts, dans l'obscurité
éclaboussée par les paillettes d'or du foyer qui s'éteint
doucement. Je suis épuisée, et pourtant je n'arrive pas à trouver
le sommeil.
Clotilde près de moi, qui ne dort pas non plus, se
redresse sur un coude et chuchote :
– Anouchka, t'es réveillée ?
– Ouais.
– À quoi tu penses ?
– Je pense que c'est le début de vacances le
plus pourri que j'ai jamais connu. Pas toi ?
– Moi je le place en troisième position,
après la fois où je me suis fait piquer ma voiture avec tous mes
bagages dedans sur une aire d'autoroute, et la fois où je suis
partie en croisière sur un tout petit voilier, avec juste une bande
de potes composée de six couples. Le matin du départ, je reçois un
texto de Philippe qui m'annonce qu'il me plaque. Résultat, quinze
jours à sangloter en regardant nager les poissons, bercée par le
bruit des roulages de pelles en arrière-fond.
– Pov' poulette.
– Tu l'as dit. En comparaison, ici, je kiffe
presque.
Je réfléchis un instant.
– Attends, mais Philippe, c'était pas le
directeur financier qui voulait t'épouser, à un moment ?
– Si. Avec le recul, je l'ai échappé belle.
Ce type était si minable lorsqu'il faisait l'amour, que si on avait
diffusé nos ébats à la télé, ça aurait porté la mention
« autorisé pour tous publics ».
– Huhuhu… Pôôôôv' poulette.
Je me marre, mais au fond, ça me fait de la peine
pour elle. Ce Philippe avait déjà plaqué une précédente fiancée
quelques jours avant l'autel, et largué sa compagne suivante quand
elle lui avait annoncé être tombée enceinte.
Pourtant, elle le sait, Clotilde, qu'un homme, ça
ne change pas. Elle le sait, que la meilleure manière de les
connaître, c'est de les faire parler, et de voir comment ils se
sont comportés dans leurs précédentes relations pour savoir à peu
près ce qui l'attend. En retirant les morceaux de « mais
j'étais jeune », ou « c'était sa faute, aussi, elle
m'avait fait tant de mal », dont ils parsèment leur discours
pour justifier infidélités, violences, comportements irresponsables
ou égoïstes. Et les « à peine, trois fois rien »,
« juste une seule fois », « quasiment jamais »
qu'ils emploient comme des gimmick dans leurs phrases, pour
endormir sa méfiance…
Ma main rencontre la roche froide, qui me ramène
brusquement à la réalité.
Je pousse un long soupir.
– Si mes filles me voyaient…
Clotilde sourit dans le noir.
– Tu les aimes, hein, tes
nioutes ?
– Mes prouts.
– Tes quoi ?
– Je ne l'ai jamais dit à personne, mais à la
maison, je les appelle mes petits prouts. Ça les horripile tout en
les faisant marrer. En même temps, c'est vrai, quoi, elles sont
sorties de mon ventre.
– Hihihi, t'es dég !
– Et pour te répondre, ben oui, je les aime.
Tiens, je vais même te dire, je regrette presque de ne pas avoir de
cicatrice de césarienne, qui imprimerait sur mon corps la marque de
leur mise au monde, tel un tatouage indélébile.
– À la place, tu as ton épisiotomie.
– Ouais. Mais c'est moins pratique à exhiber
quand tu veux les culpabiliser parce qu'elles ne rangent pas leur
chambre.
Clotilde reste silencieuse un moment, puis,
toujours à voix basse :
– J'espère que je serai comme toi, si un jour
je décide d'avoir un bébé.
J'ai l'impression qu'elle dit ça plus par
politesse que par réelle conviction. Je la mets vite à
l'aise :
– Tu sais, un enfant, c'est une
responsabilité de toute une vie, il n'y a aucun mal à ne pas se
sentir prête ou capable. Au contraire, je trouve que c'est hyper
courageux de ne pas céder à la pression sociale. Regarde toutes ces
nanas qui pondent des mouflets à la chaîne, et qui les laissent
s'élever tout seuls ensuite, carencés d'attention, livrés à
eux-mêmes…
– Mais de quoi est-ce que tu parles ? Je
n'ai pas dit que je n'en voulais pas, j'ai dit que j'attendais le
bon moment pour me décider.
– Mais tu as déjà…
– Tututut. J'ai trente-cinq ans et demi, mais
de toute façon, l'âge, c'est dans la tête. Et puis de nos jours,
avec les progrès de la médecine, j'ai tout mon temps… ne t'inquiète
pas pour moi, va.
3 h 55
Une question me turlupine.
J'hésite une minute, puis je la lui pose, toujours
en chuchotant.
– Comment tu l'as vécue, toi, ta crise de la
quarantaine ?
– Tu rigoles ? Je ne l'ai pas encore
vécue, je suis plus jeune que toi banane, j'ai trente-cinq
ans.
– T'as trente-cinq ans ?
– Et demi.
– T'as quarante-deux ans, espèce de
chiennasse.
– Ah non, tu te trompes, tu dois me confondre
avec une retraitée de ton entourage.
– Il se trouve que je suis – inopinément –
tombée sur ta carte d'identité en cherchant un paquet de Kleenex
dans ton sac, et elle indique de manière formelle que tu frôles la
sénilité.
– T'as fouillé dans mon
sac ? !
– Inopinément.
– Hyène putride. Je te déteste.
– Du haut de tes quarante-deux
ans ?
– Je te hais.
– Calme-toi, c'est mauvais pour ta
tension.
– Tu es bien consciente que maintenant, je
n'ai plus d'autre choix que de te tuer ?
– À coups de canne ?
– Je dois me débarrasser des preuves. Et tu
es une preuve.
– Fais gaffe, Clotilde, quand tu fronces les
sourcils, tu as une ride, là. Ah non, pardon, tu ne fronçais pas
les sourcils…
– Prépare-toi à trépasser.
– Certes, mais évitons de nous battre, une
chute serait dramatique pour ton col du fémur.
– Je vais t'attacher à un arbre, et te
chanter du Julien Doré jusqu'à ce que t'en meures. Je ne
t'épargnerai que si tu me jures que tu tairas mon secret à tout
jamais.
– Si tu veux mon avis, je succomberai plus
vite si tu me chantes les tubes de ton adolescence, plutôt que de
la mienne : fais péter Maurice Chevalier, Tino Rossi, Marcel
Amont…
– Sans déconner, si tu répètes à qui que ce
soit l'âge que tu as CRU voir sur cette carte d'identité, je verse
de l'arsenic dans ton café.
– Alors c'est comme ça qu'on tuait, à ton
époque ? Mais tu sais que depuis ta naissance, les méthodes
d'investigation ont évolué ? Tu risques de te faire gauler,
mémé.
– Ah non, ça jamais ! Jamais
« mémé », ça je te l'interdis, morue !
– Tu préfères « pépé » ?
– Mais quelle cruauté, quelle inhumaine
cruauté t'anime, espèce de vipère lubrique…
– Justement, puisqu'on parle d'animal cruel.
J'ai toujours voulu savoir : comment c'était, au temps des
dinosaures ?
– Les dinosaures ? Mais, ma chérie, on
n'a que quatre ou cinq ans d'écart, j'te signale.
– Six.
– Tu as quasiment le même âge que moi, tu es
aussi vieille que moi, « mémé » toi-même !
– Ah non, moi je n'ai QUE trente-six ans,
dis-je en souriant de toutes mes dents.
– Trente-sept.
– BIENTÔT trente-sept.
– Dans quelques jours.
– Quelques mois.
– Ça passe vite.
– Et tu sais de quoi tu parles. Mais moi, en
attendant, je suis encore jeune. Hou ! Que c'est bon, d'être
jeune ! (Je me caresse le visage en simulant l'extase.)
Wouaah, j'en peux plus de tant de jeunesse, c'est incroyable, je
sens monter en moi l'envie irrépressible de me faire des
couettes !
– Fais-le. Comme ça ton look sera enfin en
accord avec ton QI.
Bâillant à m'en décrocher la mâchoire, je réajuste
ma veste pour améliorer sa forme d'oreiller, me recroqueville en me
prenant dans mes bras, et souffle :
– Bonne nuit, ma chérie. Allez, je
plaisantais, tu n'es pas si vieille que ça.
– Toi si.
– Tu me donnes un bisou ?
– Un bisou, non. Une gifle,
peut-être ?
– Tu peux, avec ton arthrite ?
– Bon, maintenant je te préviens, je me
couche et je dors.
– Sans ta tisane du soir, permets-moi d'en
douter.
– Je répète, Anouchka, je dors.
– Est-ce que tu veux que je te fredonne le
générique de Questions pour un champion
, pour te bercer ?
– BOUCLE-LA.
– Rohlala, d'accord. Mais fais attention,
avec un caractère comme ça, tu risques de te retrouver larguée à
l'hospice.
11 h 57
Je suis la première réveillée.
Il fait un temps splendide, chaud, ensoleillé
quoique nuageux, et tout le monde dort encore. Le feu s'est éteint
depuis belle lurette, il ne reste plus que quelques bouts de
branches calcinées réduites à l'état de charbon.
Avec délectation, je frotte mes cils de mes index
repliés. Je peux, j'ai fait gicler mes lentilles avant de
m'endormir. C'était des jetables, mais je n'avais pas de paire de
rechange dans ma petite pochette de soirée. Je suis donc
officiellement aveugle pour toute la journée.
Mais quel besoin ai-je de voir, quand je peux
enfin ressentir de toutes les fibres de mon corps ?
Face au soleil qui est à son zénith, je prends une
grande inspiration, puis une autre, et très vite, l'air saturé
d'oxygène, fleurant la terre mouillée, me donne le vertige.
Une brise fraîche caresse mes cheveux qui,
bizarrement, ne bougent pas. C'est bien la première fois que je
suis soulagée de ne pas avoir de miroir. J'ai beau être résistante,
un choc trop violent le matin, c'est pas bon pour le cœur.
Les restes de mon maquillage taguent certainement
ma peau autant qu'ils la décoraient la veille, et mes cheveux déjà
courts, après une nuit à éponger un sol visqueux d'humidité,
doivent me donner l'air intéressant d'une noble espagnole
duXVII e siècle qui porterait sa fraise relevée
autour du front.
Un plaisir des yeux que je laisse à mes
condisciples le bonheur de découvrir.
Le bruit des feuilles amplifié à l'infini, le lent
balancement des branches, la vie que je devine, abondante et
bondissante, cachée derrière les fourrés me donnent l'impression
étourdissante de respirer par tous les pores de ma peau.
Je me sens en osmose avec cette nature à laquelle
je ne suis pas habituée, farouche citadine que je suis.
Progressivement, je sens pointer l'envie de courir à travers les
arbres, de rire, de me tambouriner les nibards en hurlant
« Oyoyoooooooooyoyooooooooo ! », mais je crains
d'une part de me faire mal, et d'autre part de réveiller mes
camarades comateux.
C'est vrai, ils risqueraient de me gâcher mon
extraordinaire tête-à-tête avec la forêt, et d'altérer, par leur
simple présence, cette sensation de liberté et d'autonomie
incroyable que je n'avais plus éprouvée depuis que ma mère a lâché
mes mains pour que je fasse mes premiers pas vers mon père.
Dommage tout de même que je navigue à vue (ce qui
n'est absolument pas le cas de le dire), l'essentiel de ce que je
parviens à distinguer se résumant à de larges taches vertes,
immenses et bruissantes, qui surmontent d'autres taches marron plus
longues que je devine recouvertes d'écorce quand je les
touche.
Je n'y peux rien, je suis si myope que je n'ai pas
besoin d'être bourrée pour risquer de sauter au cou d'un inconnu,
il me suffit juste d'enlever mes lunettes.
(Et je parle d'expérience.)
12 h 14
Aaaaah, je me suis bien étirée, j'ai bien respiré,
c'était cool.
Maintenant, j'ai un petit creux et je m'ennuie.
Sans compter que j'ai hâte qu'on se casse d'ici.
Elles se réveillent quand, les larves ?
13 h 05
Gentiment, je suis allée faire une promenade, qui
a consisté essentiellement à tourner en rond autour de moi-même
pour éviter de me perdre, puisque je ne vois rien.
Depuis, je suis assise, et j'attends.
Et j'ai de plus en plus la dalle.
J'hésite entre me mettre à chanter à tue-tête pour
que le trio de lambineurs émerge, ou aller discrètement faire les
poches du rat de la bande, afin de me composer un petit déjeuner
avant de repartir.
13 h 07
Bon, je vais commencer par secouer cette grosse
palourde de Clotilde, j'aviserai ensuite.
13 h 10
– Huuum… c'est agréaaable…
– Quoi, ma poulette ?
– … Aaah, c'est toi… Anouchka… ? dit
Clotilde sans parvenir à ouvrir les yeux complètement. Huum…
massage… cheveux… booon… honhon…
Je suis assise à côté d'une blonde qui se tortille
voluptueusement comme si je lui caressais la perruque. Sauf que mes
mains reposent sur mes genoux.
– Clotilde, réveille-toi.
– … Huum ?
– Ouvre un œil, au moins.
Elle s'exécute.
– Qu'est-ce que tu vois, là ? dis-je en
lui montrant mes menottes.
– Mais alors qui ?…
Elle se redresse sur un coude, regarde derrière
elle, et ne trouve que deux types affalés, bouche ouverte et bave
coulante, dans des positions si acrobatiques que je me mords les
doigts de ne pas avoir apporté mon portable, juste pour garder un
souvenir visuel de quand ils étaient drôles.
– Mais qu'est-ce que…, dit-elle en se passant
la main dans les cheveux.
13 h 15
Découverte de l'énorme insecte genre scarabée
mutant qui lui courait sur le crâne, et concert de hurlements avec
piétinement du sol et secouage de mains hystérique.
13 h 16
C'est bon, les gars sont réveillés.
13 h 18
Fin du concert de hurlements.
13 h 20
Brève reprise du concert de hurlements, avec cette
fois stridulations d'épouvante.
À la lumière du jour, nous apparaissons aux
autres tels que la nuit nous a laissés.
Basil s'est découvert allergique à une plante qui
se trouve dans les parages. Par contre, vu leur multitude, il lui
est impossible de savoir laquelle. Sa peau est constellée de
plaques rouges évoquant les taches d'un dalmatien albinos, si
épaisses que même moi, sans mes yeux, j'arrive à les distinguer.
Hagard, jurant comme un charretier, il se gratte frénétiquement le
visage et le cou, déclenchant sur ses épaules une pluie de petites
squames blanches aériennes parfaitement répugnantes.
Réflexion faite, il peut garder son bout de
sandwich, je n'ai plus tellement faim.
Jerry quant à lui s'est fait amoureusement bécoter
par une araignée, qui lui a laissé, en guise de trace de rouge à
lèvres, un énorme œdème violacé sur la joue.
Alors là, mon p'tit pote, tu peux toujours
t'époumoner d'effroi en voyant ma coiffure, t'as pas fini de crier
quand tu découvriras ta tronche.
Seules Clotilde et moi avons été épargnées, par je
ne sais quel miracle, des turbulentes étreintes des minuscules
habitants de la forêt.
Deux des nôtres ont déjà péri sous leurs toxines,
raison de plus pour nous casser au plus vite, retrouver notre
salutaire civilisation.
13 h 40
Basil, qui n'a pas besoin d'une glace pour
contempler l'état de ses bras, est furieux. Il donne rageusement
des coups de pied autour de lui en se lamentant sur son prochain
concert qui va devoir être annulé, tout en s'excitant sur le fait
qu'il ne peut pas monter sur scène dans cet état.
Alors il shoote dans des cailloux, dans des
pierres, et fatalement, fatalement, ce qui devait arriver arriva…
il finit par se calmer.
13 h 53
Tout ça, c'est bien joli, mais si on pouvait vite
vite essayer de retrouver maintenant la voiture, ou même juste une
route pour en arrêter une, histoire de rentrer à l'hôtel se prendre
une petite douche accompagnée d'un bon brushing (dans l'ordre des
priorités), suivis d'un coup de fil au room service – laissez les
gars, c'est moi qui régale – pour nous faire monter un plat de
lasagnes dégoulinant de mozzarella avec une bonne salade de
roquette croquante, ou bien un petit gratin dauphinois, ou même
juste un savoureux hamburger maison avec des frites en
accompagnement, servi avec un immense verre de thé glacé surmonté
d'une rondelle de citron, pour finir sur une glace à la pistache et
à la fraise nappée de chocolat chaud fondu et…
– STOOOP, c'est bon, on y va, crie Jerry,
aussi affamé que moi.
Nous allons récupérer nos quelques affaires
éparpillées sur le sol de l'abri.
Tandis que nous nous en éloignons, je lance à mon
cousin :
– Tu ne dis pas « au revoir » à ta
chérie, après ce qu'elle t'a mis cette nuit ? Ayayaïïïe,
comment vous vous l'êtes dôôônné… tant de luxure, ça fait peur à
voir.
– Ouais, si je la chope, je lui casserais
bien ses petites pattes de derrière. Celles de devant et du milieu
aussi.
– Console-toi. Ça te donne un air de Rocky
Balboa qui aurait juste l'œil au-dessus du coquard.
– Tu veux que je te dise de qui tu as l'air,
toi ? dit-il en fixant ma coiffure sauvagement Tokio
Hotel.
– D'une fille qui va t'inviter à bouffer dans
un resto cinq étoiles ?
– Exactement.
C'est alors que soudain… nous le vîmes.