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Même pas peur !
Conduire dans Paris, c'est une question de vocabulaire.
Michel Audiard
Bonjour, rues bruyantes ! Bonjour, gens qui font la gueule ! Bonjour, restaurants trop chers ! Bonjour, pigeons gris et marron ! Bonjour, météo tarée ! Bonjour, voisins méfiants ! Bonjour, vendeuses râleuses ! Bonjour, gaz d'échappement puants !
Je vous aime ! Vous m'avez tellement manqué !
Si je ne me retenais pas, j'embrasserais presque le trottoir parisien que je foule en ce moment.
Tout est dans le « presque », hein, y a pas écrit « motocrotte » non plus sur mon front.
Aaaah, n'empêche, ce petit intermède sylvestre m'a fait un bien fou.
Ça va faire des semaines que je suis rentrée, et je continue encore d'en ressentir les bienfaits, couplés à ceux de l'hôtel sublime où nous nous sommes échouées comme convenu, Clotilde et moi, les derniers jours de nos vacances.
Ça m'a fait du bien d'abord parce que ça m'a donné le thème de mon prochain thriller : un groupe d'amis part camper en forêt, se retrouve aux prises avec un groupe de rapaces affamés dont les gènes ont été modifiés, leur donnant les yeux bleus, après qu'ils ont bu une eau contaminée par des champignons.
J'ai même déjà le titre : Chouettes hybrides .
Ensuite parce que mine de rien, me couper du monde m'a permis de faire le point avec moi-même, de prendre du recul, de me recentrer sur mes vraies priorités, sur ce qui compte réellement. Tamiser le superflu à la grille du danger pour ne garder que l'essentiel.
En quoi une petite ride empêche-t-elle de vivre ? L'âge n'est pas une maladie, au contraire, c'est la récompense d'être parvenus à exister.
Lorsque je suis revenue à l'hôtel, après avoir passé plus d'une heure au téléphone avec Aaron, mon mari chéri, à lui assurer dans toutes les langues et les dialectes possibles que oui, j'allais bien, et que non, ce n'était pas la peine qu'il prenne le premier avion pour me rejoindre, je me suis placée devant la glace de la salle de bains.
Et j'ai cherché, longtemps, avant de retrouver ces petites rides qui m'ont paradoxalement renvoyée à ce jour, lorsque j'étais ado, où, après avoir repéré un énorme bouton naissant au coin de mon nez, j'avais passé l'après-midi avec ma main cachant le plus naturellement possible ma figure (j'avais ainsi l'air d'une ado qui renifle perpétuellement sa paume. Plus discret, tu meurs). Le soir, quand j'avais osé me regarder à nouveau dans le miroir, il m'avait fallu plusieurs secondes avant de localiser ce chtar qui m'avait tant complexée.
Alors, dans cette salle de bains carrelée et immaculée, après avoir mis la douche en position « décrassage jusqu'à la moelle » et m'être débarrassée d'un kilo et demi de boue et de poussière, drapée dans une serviette au moelleux divin, j'ai compris.
La bougie en plus sur le gâteau n'est pas un problème. Le laisser-aller général, quel que soit son âge, si.
Ces kilos que je n'assume pas, cette coiffure qui ne me plaît pas, ces fringues que je ne choisis pas, ce cafard que je ne combats pas.
Rien de grave, rien de moche, rien d'irréversible.
Par contre, l'accumulation de toutes mes expériences est une richesse inestimable.
Pas sûr que j'aurais réagi avec autant de flegme dans la même situation, si j'avais été plus jeune.
Quand je repense à la fille vulnérable, dépendante, naïve et immature que j'étais à vingt ans, j'ai effectivement la certitude de m'être réincarnée dans ma propre vie depuis, en devenant cette femme tellement aguerrie, tellement mieux armée.
En fait, chaque âge à ses avantages et ses inconvénients.
Aucun ne cumule que les mauvais côtés, aucun ne cumule que les bons. Ils se répartissent équitablement tout au long de l'existence. L'important est de savoir savourer chaque époque de sa vie à sa juste valeur.
Ainsi, depuis cette aventure, je peux accepter beaucoup plus sereinement les réflexions de ce genre :
Chloé. – Mamaaaan, t'as pas vu mon cahier de SVT, steuplé ?
Moi (relevant la tête de mon clavier). – SVT, c'est quoi déjà, c'est la même chose que EMT ?
Chloé. – Heeu… c'est quoi, EMT ?
Moi (me creusant les neurones pour y balancer ce souvenir et l'oublier ensuite). – La matière la plus chiante que j'avais au collège. Éducation manuelle technique.
Chloé. – Ah ? Mais non, ça c'est techno. SVT, c'est science et vie de la terre.
Moi (agacée). – Ouais, bon, ils ne peuvent pas dire « biologie », comme tout le monde ?
Chloé (délicieuse enfant). – Qu'est-ce que tu crois ? On n'est plus à l'époque des tabliers et des plumiers !
Noémie passe, avec sous le bras un exemplaire d'une bande dessinée que j'adorais quand j'avais son âge. Chloé, elle, s'est mise à piquer les romans qui se trouvent dans ma bibliothèque. Du coup, je lui conseille mes préférés, elle les découvre de son œil neuf, et je les redécouvre à travers elle. Comme je le faisais avant elle dans la bibliothèque de mes parents. C'est émouvant.
Chloé. – Au fait, maman, je voulais te dire, bientôt je rentre en cinquième et, à partir de maintenant, je voudrais que tu ne m'achètes plus que des jeans slim.
Moi (gloups). – Eh bien… pas de problème ! Après tout, c'est de ton âge.
Chloé (qui a perçu le « gloups » que je croyais pourtant avoir masqué). – Eh oui, il va falloir t'y faire ! Tes enfants grandissent, on change de génération !
Moi (avec un sourire). – Oooh non, je n'ai pas besoin de m'y faire. Et tu sais pourquoi ?
Chloé. – Non ?
Moi. – Parce que quel que soit votre âge, ta sœur et toi resterez toujours mes minuscules bébés que j'ai sortis de mon ventre…
Chloé (qui s'éloigne). – Oh nooon, c'est reparti… Noémie, attention, elle arriiiiive !
Moi (les poursuivant pour leur faire un bisou). – … et que j'ai allaités pendant des mois, même que ça m'a flingué la poitrine, hein, alors donnez-moi des bisous, bande d'ingrates !
Ce soir-là, Clotilde m'a téléphoné pour m'inviter à la soirée qu'elle organisait pour son anniversaire.
C'est bien la première fois, depuis que je la connais, qu'elle le fête.
D'ailleurs, je n'avais jamais réellement pu déterminer son jour de naissance. Elle m'avait juste dit : « Je suis Sagittaire ascendant Balance, avec la Lune en Verseau et le Soleil en Bélier. Démerde-toi avec ça pour trouver. »
Oui, je me suis démerdée : je n'ai pas cherché. Pas de date, pas de cadeau.
Mais cette fois-ci, du coup, je vais lui en faire un magnifique.
Si c'était moi qui avais dû écrire l'histoire que nous avons vécue, déjà, je nous aurais fait errer une semaine dans la forêt. Une semaine sans bouffer, vu comment on a failli mourir de famine au bout de vingt-quatre heures, je crois que ça aurait été comique !
Et puis j'aurais sans doute ajouté à l'intensité dramatique du récit en faisant en sorte, par exemple, que le personnage de Clotilde ingère une plante toxique, aux prétendues propriété anti-âge, et qu'il nous faille à tout prix sortir de là pour la sauver.
Genre course contre la montre.
Bien sûr, elle aurait été guérie (ça va, hein, c'est ma copine, elle ne m'a rien fait), et aurait ainsi pu comprendre la valeur de la vie.
Finalement, elle n'a pas eu besoin de ça.
Sa liaison avec Jerry (qui dure encore… ces gens sont fous !) lui a procuré une stabilité émotionnelle suffisante pour ne plus jamais ressentir le besoin de mentir sur son âge.
Ils s'apportent beaucoup, elle et lui.
Elle lui apprend à s'habiller, il lui fait des brushings gratos, et entre deux parties de jeux vidéo, eh bien… ils s'aiment, tout simplement.
Ce qui m'amène à la question suivante :
Qu'est-ce que je vais bien pouvoir offrir à une vieille bique qui fête ses quarante-trois ans ?