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Attention, écrivains marchands
Si les écrivains étaient des hommes d'affaires efficaces, ils auraient trop de bon sens pour être écrivains.
Irvin Cobb
Les salons du livre de province offrent aux maisons d'édition un terrain agréable pour y sortir leurs écrivains domestiques, qui s'y dégourdiront les pattes avec entrain, frétillant à l'idée de cette promenade bucolique après être si longtemps restés enfermés en appartement.
Accessoirement, le parallèle avec une joyeuse colonie de vacances s'impose : la cohue excitée lorsqu'on grimpe dans le train qui nous est réservé, notre complète prise en charge depuis la cantoche jusqu'au dodo, les activités proposées (aux participations obligatoires), et puis surtout, les retrouvailles entre copains.
Seul bémol : la fatigue qui confine à l'épuisement, car le rythme équivaut à un mois de récré tonitruante concentré en quarante-huit heures. Ou comment passer de « ne voir personne pendant des semaines » à « voir 100 000 personnes en deux jours ».
Or précisément, il se trouve que ce week-end, j'ai un de ces salons.
Je compte sur ce petit intermède pour me changer les idées, même si je reste lucide et ne me fais aucune illusion. Je risque de rentrer plus lessivée que jamais, mais c'est un sacrifice que je me dois d'accomplir de temps en temps, pour toi, public.
(Franck Dubosc, sors de mon corps !)
6 heures
Levée sans bruit, je fonce me préparer et surtout remplir mon sac dans la salle à manger. Je n'ai aucun problème à le faire à la dernière minute, car j'ai élaboré une liste très précise à cet effet, qui me permet de ne rien oublier.
En fait, je fais des listes pratiquement pour tout. Avec, méthodiquement en face de chaque action, une case à cocher. Cette sensation de tout maîtriser est furieusement rassurante.
Ou pathologique, je ne sais pas.
Placardées sur le frigo (qui ressemble, à force, à un annuaire vertical), j'ai une liste pour les choses à ne pas oublier avant un départ en vacances (depuis « confier les plantes vertes » à « mettre les billets dans le sac », en passant par « adresses pour cartes postales » ou « me raser les jambes la veille »), les administrations à contacter pour prévenir d'un déménagement (même si je n'ai déménagé que deux fois dans ma vie), une liste de schémas de canapés à confectionner avant un dîner (celle-là date du temps où je cuisinais), une liste des numéros de portables à composer par les petites en cas d'urgence (genre si je m'évanouis et qu'elles sont seules à la maison), etc.
Aaron se fiche de moi avec mon obsession de tout contrôler. Pour lui, un départ à l'étranger, par exemple, s'organise de la façon suivante : des billets de train réservés la veille, une valise, cinq caleçons, cinq tee-shirts, deux jeans et basta.
Alors, quand il se retrouve à mille kilomètres de chez lui, sans chaussettes de rechange, ni lunettes de soleil, ni maillot, ni crème solaire, ni guide de la région, il en rigole moins, de mes listes. Surtout quand je lui tends ses affaires oubliées, que j'ai glissées subrepticement dans mon sac à moi, telle une magicienne les sortant de mon chapeau, en me gardant SURTOUT d'avoir le triomphe modeste (et puis quoi encore ?).
Aujourd'hui, un chronomètre activé dans la tête, je me douche, brosse mes dents, place mes yeux (mes lentilles), me maquille, sous le regard ensommeillé du mari, qui propose gentiment de m'aider.
– Avec plaisir. Tiens, j'ai fait une lessive, hier, et j'ai lavé mon soutien-gorge spécial salon, le seul dans lequel je me sente super à l'aise. Mais il n'est pas sec, tu peux me le finir au sèche-cheveux ?
– Bien sûr, fait l'homme de ma vie, ravi de se montrer utile à mon bien-être.
Le timing est parfait, je range mon maquillage dans ma trousse, ma trousse dans la valisette, j'ajoute coton et lait démaquillant, pyjama moelleux, et là j'entends :
– Dis, c'est normal que ça fasse des trous ?
Toujours concentrée, ma feuille à la main, je me dirige vers lui sans la quitter des yeux.
– Hum ? Qu'est-ce qui fait des trous ?
– Ben regarde, me montre El Marido, embarrassé, avec dans sa paluche ce qui fut autrefois un soutien-gorge.
Et là, je découvre l'objet supposé soutenir mes gros nénés perforé de larges pastilles pleines de vide. Le beau-père de mes enfants avait visiblement oublié cette amusante propriété que possèdent certains tissus synthétiques de fondre si une source de chaleur leur est appliquée dessus directement. Mes autres instruments de suspension étant restés au linge sale, je dois me rendre à l'évidence : c'était mon dernier soutif.
Devant cette catastrophe, trois choix s'imposent à moi :
1. Pleurer et quitter la maison en tenant ma poitrine avec mes mains.
2. Le porter perforé, et me sentir aussi sexy des tétines qu'une danseuse du Crazy Horse.
3. Me taper une barre de rire, et aviser.
Mon tempérament optimiste m'impose le choix n° 3, histoire de donner une leçon à ce râleur qui partage ma vie, et qui frôle l'apoplexie lorsqu'il se rend compte qu'il part travailler avec un bouton manquant à sa chemise.
Je fouille, dans mon tiroir, parmi une collection de soutifs qui ne me vont plus, et en dégote un moins serré que les autres.
Ce week-end s'annonce oppressant.
7 h 30
Arrivée à la gare, je fonce braquer un marchand de journaux, selon cette tradition immuable et réconfortante qui consiste, avant chaque trajet, à amasser un plein sac de tous les magazines que je ne lis pas d'habitude.
Tel l'écureuil prévoyant (à tendance timbrée), j'ai besoin de me constituer ces provisions, même si mon voyage ne dure que deux heures. C'est ça, ou bien acheter des paquets de M & M's géants que je picore jusqu'à la nausée, histoire de me tricoter des bas de cellulite, comme mue par une pulsion de survie au cas où le train se retrouverait coincé en Sibérie.
Dans la même optique, je ne me déplace jamais sans avoir sur moi une mini trousse de secours, comportant dosettes de sérum physiologique, lingettes imprégnées d'alcool, pansements, protections hygiéniques, cachets contre la toux, contre le mal de tête, contre le mal des transports, au cas où j'aurais à intervenir d'urgence sur une écorchure en pleine rue, ou à aider une collègue victime d'une migraine foudroyante, à l'heure où les pharmacies sont fermées.
Cette trousse est ce que je considère comme étant la version 2.0 de la névrose de ma mère, qui a veillé durant toute notre jeunesse à ce que ni mon frère Adam ni moi ne sortions jamais, oh non jamais, sans un paquet de Kleenex dans notre poche. Je n'ose imaginer quelle est la manie suivante, amplifiée, que mes minus vont développer à cause de moi…
Cela étant, je file retrouver Véronique, mon attachée de presse, assise à la terrasse d'un café, en train de siroter un petit crème. Emmitouflée dans un manteau de fausse fourrure, elle me fait signe vigoureusement pour que je la rejoigne. Véronique est une femme extrêmement élégante, âgée d'une cinquantaine d'années, toujours le sourire aux lèvres.
Ses cheveux sont très longs, coiffés en une tresse qui lui tombe jusqu'à la taille, et elle ne se sépare jamais d'une chemise cartonnée pressée contre sa poitrine, que je soupçonne d'être vide, sans doute pour se donner une contenance.
Progressant au radar, encore accablée de sommeil, j'avance en pilotage automatique jusqu'à elle. Nous nous faisons la bise, puis nous nous tractons l'une l'autre jusqu'au train qui nous est, ainsi qu'à mes collègues, entièrement réservé.
Pour définir son rôle, l'attachée de presse est la personne chargée d'interpeller, de séduire, d'implorer, de menacer, d'inviter le maximum de journalistes à accorder un article ou un passage télé à l'auteur dont elle s'occupe, afin que ce dernier conserve toute la dignité que sa fonction suppose en se préservant d'aller lui-même supplier les médias.
En résumé, elle se tape le sale boulot et il en récolte les lauriers.
Raison pour laquelle, bien souvent, ces deux-là se détestent cordialement.
L'attachée de presse, frustrée de suer dans l'ombre à œuvrer pour la notoriété d'un pauvre type que, sans elle, personne ne connaîtrait.
L'écrivain, frustré de remettre son précieux travail entre les mains d'une incapable, laquelle, si elle travaillait mieux, lui obtiendrait davantage d'articles.
Heureusement, la mienne est formidable, fantastique, d'ailleurs, vous verrez, elle fera un très bon boulot pour ce livre-là.
Quel livre ? Eh bien le thriller avec Rebecca et Allan que je suis en train de terminer, pardi.
Vous suivez, un peu ?
12 heures
Nous arrivons à destination.
À peine sommes-nous descendus du train qu'un comité d'accueil nous réceptionne.
Parfois, on fait face à une haie de photographes. D'autres fois, c'est une fanfare qui s'emploie à nous anéantir les oreilles tandis que nous la longeons, d'autres fois encore, nous foulons juste un tapis rouge déroulé à même le quai. Ça varie.
N'empêche, si la boulangère acariâtre près de chez moi me voyait à cet instant, j'en connais une qui me l'OFFRIRAIT, sa baguette.
Et je prendrais un plaisir fou à lui répondre, méprisante : « Désolée, mais je ne mange pas de ce pain-là. » Ah ! Ah !
Perdue dans mes pensées mégalomanes, j'en oublie presque de saluer les gentilles hôtesses bénévoles venues nous chercher, clonées dans un tee-shirt aux couleurs du salon, pour nous conduire jusqu'à une navette.
12 h 15
Laquelle nous emmène à peine quelques mètres plus loin (les écrivains pratiquant l'essentiel de leur activité physique avec leurs doigts, on doit ménager leurs jambes car ils n'ont plus l'habitude de s'en servir), à l'hôtel.
Nous y posons notre valise et nous débarbouillons (faisons pipi), avant de redescendre dans la grande salle de réception où un buffet a été dressé à notre attention.
13 heures
– Oh, Machiiin, tu es là, saluuut ! (Bisou-bisou.)
– Heyyy, Truuuc, quel plaisir de te revoir depuis le mois dernier ! (Bisou-bisou.)
– Machin, tu connais Bidule ? (Bisou-bisou.)
Incroyable de découvrir avec quelle facilité on copine avec de parfaits inconnus, sous le seul et unique prétexte qu'ils ont publié un livre.
Le mec mal lavé, mal rasé, le cheveu assaisonné de pellicules et qui pue la vinasse, ce mec à qui on aurait donné une pièce avec un petit mot d'encouragement si on l'avait croisé dans la rue, on se rengorge à l'idée d'être vue en sa compagnie parce qu'il a vendu 300 000 exemplaires de son dernier bouquin.
J'avais entendu parler du cerveau reptilien, celui qui fait s'agiter le reptile à la vue d'un décolleté, je constate l'existence du cerveau dindonien, celui qui fait s'agiter la futile à la vue d'une célébrité.
À côté de moi, deux hommes bavardent.
– Tu as lu mon dernier livre ? Je te l'ai envoyé.
– Pas encore, j'en reçois tellement… mais bientôt, il est placé en haut de ma pile.
C'est ça, mon œil.
Les écrivains ne lisent pas vraiment les livres de leurs confrères : ils les parcourent pour les surveiller, les comparer, les piller ou se rassurer. Et pourtant, chacun continue d'espérer susciter l'admiration d'un collègue plus en vue, lequel préférera se passer la langue à la râpe à fromage plutôt que de distiller à un autre les compliments qui lui sont dus à lui.
Entre tous ces salamalecs, je tente de grignoter un morceau.
Même pas le temps de finir ma bouchée qu'on nous signale que la navette nous attend pour repartir. Boah, allez, c'est pas grave, on est bien, on discute, on ira à pied.
14 heures
Arrivée quelques mètres plus loin, sous le chapiteau où se déroule le salon du livre.
Les planches nous attendent, sur lesquelles nous allons, mesdames et messieurs, donner en spectacle nos viiiirrrrevoltantes signatures.
14 h 15
Voici venu le meilleur moment, celui où je me mets en mode « je me la pète » au maximum.
Lunettes de soleil sur le nez (quelle que soit la saison), je me fraye un chemin à travers la foule, qui s'écarte respectueusement avec, ici et là, quelques « Ooh, regarde ! C'est Anouchka Davidson ! » qui fusent parmi les plus impressionnables.
Si l'on considère que l'écrivain le plus célèbre sera toujours moins exposé médiatiquement que le plus obscur des participants d'un show de téléréalité, on mesure mieux le bonheur narcissique de ces quelques instants de crânage.
Empruntant la démarche de Tony Manero dans La Fièvre du samedi soir , je salue le libraire débordé, qui m'accueille chaleureusement et me conduit à ma place, sur le stand.
Et là, c'est le Loto.
Soit je suis assise à côté d'un écrivain sympathique, soit pas.
Depuis le temps que je publie des livres, je l'avoue, j'ai tout eu.
• Le vrai bouffi du melon qui répond à peine à ton « bonjour », et qui t'ignore ensuite tout le reste de la journée, pauvre caca de mouche que tu es comparée à lui (qui a eu son heure de gloire il y a trente ans et qui s'y croit encore).
• L'auteur adorable, avec laquelle tu t'entends si bien que tu la reverras après que le salon sera terminé.
• Le chanteur célèbre qui fait la gueule parce que les gens le prennent en photo ou lui demandent de pousser la chansonnette, mais n'achètent pas l'autobiographie qu'il a mis tout son cœur à dicter.
• Le comédien prestigieux qui fait une brève apparition, gribouillant quelques pages de garde très vite à la chaîne (en regardant ailleurs), avant de s'éclipser profiter des charmes de la région et te laissant, le reste de la journée, jouer les répondeurs humains pour son public déconfit, qui s'adresse à toi car les livres retraçant sa carrière sont placés à côté des tiens : « Oui, il est venu signer, non, je ne sais pas s'il reviendra. » (400 fois.)
• La VRP de ses propres ouvrages, qui ne s'assoit jamais et alpague le chaland en te ruinant les oreilles, tendant son bouquin pour le lui adjuger avec la classe d'une marchande de poisson qui écoule son stock à la criée.
• La fourbe qui déplace ses livres centimètre par centimètre pour déborder sur ton espace.
• Le ridicule au cheveu fou, drapé dans son écharpe façon « poète maudit éclusant son absinthe au Café de Flore », tellement imbu de lui-même qu'il alterne de multiples caprices aboyés sèchement parce qu'il a lu quelque part que Maria Carey faisait pareil dans sa loge. N'hésitant pas à frapper du poing sur la table pendant que tu écris, ou à menacer d'un ton théâtral de quitter les lieux si le libraire, traité comme un chien, ne lui apporte pas un coussin à placer sous ses fesses dans la seconde.
17 h 50
Finalement, j'ai dédicacé avec à ma droite une auteur rigolote, avec laquelle je me suis si bien entendue que nous nous sommes amusées à convaincre nos lecteurs respectifs qu'il fallait absolument découvrir le livre de l'autre, et à ma gauche la présentatrice télé d'une grande émission de divertissement, qui n'a cessé de recevoir, telles de déférentes offrandes, les cartes de visite de tous les auteurs du voisinage espérant secrètement se faire inviter.
Excellente, cette manie de filer des bristols pour qu'on se souvienne de vous. J'ignore si ça marche, mais au cas où, j'ai fait pareil.
Sauf que j'ai enveloppé le mien dans mon dernier roman. Au moins il y aura plus à lire (pour son assistant).
18 heures
Fin des signatures, et navette jusqu'à l'hôtel, toujours quatre mètres plus loin.
J'ai deux heures devant moi pour faire un break.
Entre la pause pipi, l'exploration de la chambre, la douche, le remaquillage, le changement de tenue, les coups de fil au mari (pour lui promettre que je n'ai sympathisé qu'avec des femmes, des homos, ou des laids), aux enfants (pour les embrasser), à ma mère (pour lui raconter que j'ai pris un café avec son écrivain préféré et lui confirmer que oui, je suis bien couverte), à une copine auteur (pour une séance ragots débriefing sur la petite phrase de Machin ou la tenue de Trucmuche, avant de la rejoindre pour le dîner), il s'est écoulé facilement une heure et demie.
Il me reste royalement trente minutes pour décompresser, me détendre, et évacuer de ma tête le brouhaha dans lequel j'ai baigné toute la journée.
20 heures
Une navette passe nous prendre pour nous emmener à la salle des fêtes de la mairie, où nous sommes conviés à un cocktail organisé par la municipalité. Mais on ne dînera pas tout de suite, car le maire, très fier de recevoir tous ces prestigieux auteurs dans sa ville, va d'abord faire un discours.
Dans lequel, bien souvent, il raconte sa vie.
Et il n'est pas tout jeune, le maire.
Alors le discours s'éternise, les invités crèvent de faim, tout le monde est claqué, mais la politesse impose d'attendre qu'il ait fini de raconter que, plus jeune, son professeur le félicitait pour l'excellence de ses rédactions et que s'il n'avait pas été maire, peut-être se serait-il laissé aller lui aussi à tenter de vivre de sa plume et bla bla bla…
22 heures
Le dîner débute enfin.
Ça tombe bien, mon estomac commençait à s'autodigérer.
Là, trois possibilités.
Soit j'entame une discussion courtoise avec les inconnus à ma table (auteurs, journalistes, éditeurs, copains du maire…), qui ne le seront plus (des inconnus) au moment du dessert.
Soit j'entame une régression totale pour cause de nerfs qui lâchent à cause de la fatigue, et je participe à une bataille de boulettes de mie de pain ou à un concours de fous rires convulsifs entre copines du même âge mental que moi.
Soit j'entame avec mon voisin de table un échange de confidences trop intimes, sublimées par l'heure tardive et le champagne qui me délie la langue, à propos du métier, des affinités entre les gens du milieu, des expériences de la vie de couple… Avec le lendemain matin le sentiment accablant d'avoir trop parlé, oh purée, oh purée, oh purée, quelle idiote, qu'est-ce qui m'a pris de raconter tout ça, tout Paris va savoir ce que j'ai dit sur Truc, ça va lui revenir aux oreilles, ma vie est fichue, ma carrière encore plus, j'aurais dû me taiiiire ! (J'ignore bien sûr que mon interlocuteur se flagelle lui aussi dans sa chambre pour m'avoir confié – oh bordel, oh bordel, oh bordel, oh bordel, c'était supposé rester secret – ses galipettes avec une femme politique.)
Minuit
Fin du dîner. Bien arrosé. Certains vont tituber jusqu'à une taverne prendre un dernier verre ou visiter la ville de nuit, d'autres choisissent d'aller faire bouger leur corps dans l'unique discothèque du patelin, moi je fonce m'écrouler dormir.
Car le lendemain, rebelote.
9 h 30
Le salon ouvre à dix heures, ça me laisse au moins… trois minutes pour explorer au pas de charge plusieurs centaines de rues désertes aux boutiques fermées, après avoir pris mon petit déjeuner.
En même temps, la ville, je pourrais très bien la voir à mon retour sur Google Maps.
Du coup, je reprends un autre pain au chocolat.
11 h 30
Je suis invitée sur le plateau d'une radio locale installé sous le chapiteau, en compagnie de six auteurs de thrillers, dans le but de disserter sur le sujet suivant : « Le crime paie-t-il bien ? »
Foin de littérature dans ce débat animé, les gars ont voulu répondre au premier degré pour plaisanter, et ça a dégénéré. Et maintenant, chacun se castagne à coups de pourcentages, à-valoir, chiffres de vente, parts des éditeurs, taux des libraires…
Au vu de l'ambiance, je décide de prendre mon mal en patience et dresse sur le flyer annonçant cette rencontre la liste de mes courses pour la semaine.
Car autour de moi, la bataille fait rage, et je ne me sens pas de plonger dedans.
C'est à celui qui parviendra à monopoliser le plus longtemps la conversation, agrippé au micro, citant le plus grand nombre de fois le titre de son bouquin à l'antenne, à la manière d'un flipper sur lequel on s'acharnerait pour marquer des points-pub, en évitant cependant que l'animateur ne tilte. Lequel est complètement dépassé car chacun coupe la parole à l'autre, sûr de son bon droit, dressé sur son ego, dans une cacophonie permettant aux auditeurs d'en déduire qu'effectivement, le crime ne doit pas payer si bien que ça.
14 heures
Les heures s'égrènent au fil des rencontres avec les lecteurs.
Les chaleureux, les enthousiastes, les timides, les impressionnés, les curieux, les bavards, les fans de la première heure, les demandeurs d'autographes, les mitrailleurs de photos… et les autres :
• Le type intéressé, qui te sature de questions sur ta vie, te demande de raconter chacun de tes livres en profondeur, de résumer chaque scène clé, de détailler chaque personnage, et finit par conclure au bout d'une demi-heure de prise de ciboulot que c'est bon, tu l'as convaincu, il ira emprunter tes romans à la bibliothèque.
• La femme qui regarde le dos du livre, puis l'affiche au-dessus de ta tête, puis qui te regarde, avant de scruter à nouveau la couverture, encore l'affiche, et finalement se renseigne : « C'est pas vous, l'auteur ? Si ? Ah ben vous êtes plus belle sur la photo. »
• Le type qui passe lentement en revue chaque écrivain de ton stand, comme s'il était devant une vitrine, avec la petite moue condescendante de celui qui s'apprête à choisir quelle péripatéticienne il va accepter d'honorer.
• Le gars qui, sans prononcer un mot, te tend un immense livre d'or pour que tu le signes, le regard extatique fixé sur la page blanche, n'espérant qu'une chose : recueillir le précieux ADN de ton stylo, afin qu'il puisse montrer ton gribouillage à ses petits-enfants, le soir, au coin du feu. Et tant pis s'il n'a aucune idée de ce que tu écris : ta photo est dans le journal annonçant les invités, ça suffit amplement à son bonheur.
• La dame âgée qui saisit ton dernier roman, lit le titre à voix haute : Le toubib était un vrai malade , et commence à te raconter sa pause d'une prothèse au genou qui lui a laissé un hématome gros comme le poing, et maintenant son foie fait des siennes mais son généraliste pense que c'est la rate, et ahlala ma bonne dame c'est pas facile de vieillir, et elle en parlait justement à sa voisine Mme Rosette qui a sa fille qui est médecin, et qu'elle ne sait pas comment elle a réussi son concours cette petite parce qu'elle n'a jamais été très douée pour les études, par contre elle a beaucoup « fréquenté » si je vois ce qu'elle veut dire, et à son époque ça ne se passait pas comme ça bla bla bla… Une file de gens impatients se forme derrière elle, toi tu hésites entre te pendre ou te suicider, et enfin, ENFIN, la dame finit par pousser un soupir de regret plein de « ahlala », et conclut que c'est dommage, sa vue a tellement baissé qu'elle ne peut plus lire, mais qu'elle écoute d'excellentes émissions à la radio, notamment celle avec ce petit jeune, là, comme s'appelle-t-il déjà… et c'est reparti pour un tour.
18 heures
Après une journée de dédicaces non-stop, le poignet crispé et les muscles des mâchoires endoloris d'avoir tant étiré ma bouche, j'achète un sandwich desséché à la mayonnaise fluo dans une croissanterie de la gare, et grimpe dans le train avec les copains écrivains.
22 heures
Le trajet du retour s'est déroulé agréablement, des anecdotes se sont échangées, des numéros de téléphone aussi.
Mais à la minute où le train entre en gare, à Paris, une curieuse métamorphose s'opère alors.
À peine les pieds se sont-ils posés sur le quai, que plus personne ne se connaît. Oubliant jusqu'à se dire au revoir, tout le monde se rue littéralement, dans une fuite éperdue, vers les stations de taxi, de métro, les arrêts de bus. Avec le soulagement des enfants qui se sont bien amusés au parc avec leur nounou, mais qui, apercevant leur mère, lâchent pelle, râteau, camarades de jeux et bondissent à sa rencontre.
23 heures
Arrivée à la maison, un curieux sentiment de spleen me submerge.
Je me sens vidée, épuisée.
Dans mon crâne résonnent encore les échos de la manifestation, et les yeux me brûlent d'avoir porté mes lentilles si longtemps.
Éperdue, je me réfugie dans les bras d'Aaron sitôt qu'il m'ouvre la porte.
Puis je m'empresse d'aller embrasser les cheveux de mes enfants qui dorment.
Ensuite je me déshabille à la hâte, et je plonge aussitôt dans le bain chaud que mon mari m'a fait couler quand j'étais dans le taxi.
Instantanément, cette immersion me purifie de tous les souffles inconnus qui m'ont imprégnée durant ces deux jours. Sensation animale qui me pousse à ne vouloir être marquée que par l'odeur des miens.
Ouf, heureusement demain je bosse, je vais pouvoir me reposer.