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À la rescousse !
Celui-là a eu du courage, qui a été le premier à manger une huître.
Jonathan Swift
– Merci encore, Anouchka, pour cette invitation. Toi t'es une amie, une vraie.
– Mais non, je t'en prie…
– Si ! Aaah si ! Tu as tellement insisté pour que je vienne, que je ne reste pas seule chez moi à me morfondre après ma rupture avec Achille…
– C'était pas Eliott ?
– Mais non, Achille ! Eliott, c'est terminé depuis deux semaines.
– Oui, bien sûr, je le savais. J'ai juste confondu leurs prénoms.
Son menton tremblote, et elle fond en larmes dans sa serviette :
– Maintenant que j'y pense, Eliott me manque aussi…
Je l'attrape par les épaules, embarrassée d'être le centre d'intérêt de ceux qui passent près de nous.
– Oh non pas encore, pitié ! Clotilde… youhou, ma poulette… reprends-toi, les gens nous regardent…
– Je sais, pardon, je suis désolée. (Elle renifle un grand coup, et essuie son visage chiffonné contre le dos de sa main.) Voilà, c'est passé. Fini. On est là pour s'amuser, hein ?
– Ouiii, on est là pour s'amuser, faire la fête, shake our booty  !
Je tente d'avoir l'air gaie, mais en réalité, je suis effondrée. Si elle continue avec ses jérémiades, elle va me plomber l'humeur. Laquelle était déjà loin d'être primesautière, avant de venir ici. C'est vrai, quoi. Si j'avais eu envie d'être saoulée, j'aurais tout simplement bu.
– Alleeez, on n'est pas bien, là, ma Clotilde ?
De la main, j'embrasse l'espace qui nous entoure, sans la quitter des yeux :
– Tranquillement assises à cette table, sachant que nous rejoindrons dans la soirée nos chambres réservées dans le palace comportant le plus luxueux spa de la région, prêtes pour cinq jours de farniente absolu, libres comme deux adolescentes en goguette dans cet endroit sublime, entourées de ces gens si charmants étrennant leur tenue guindée achetée pour l'occasion, portant ces chapeaux si… baroques, et qui, pour certains, ont l'indéniable privilège de faire partie de ma famille ?
– Oui, oui…
– Sans compter tous ces beaux célibataires qui n'attendent qu'une chose : faire ta connaissance !
Ses yeux s'illuminent.
– Tu crois ?
– Absolument. Sais-tu que trente pour cent des gens ont rencontré leur futur conjoint lors d'une réception de mariage ?
– Ah bon ? !
Ça y est, elle est chauffée. Moi et ma manie d'inventer des statistiques bidons pour confirmer mes propos…
Allez, on embraye maintenant. En douceur, sans la brusquer.
– Bon, c'est pas tout de s'appesantir sur l'aridité de ta vie sentimentale, mais tu ne m'as même pas dit ce que tu pensais de ma nouvelle coupe. Par « dire », j'entends « complimenter », bien sûr.
Son menton s'affaisse instantanément.
– Quoi, c'est si moche que ça ? Oooh, mais ça va, Clotilde, c'est bon, je plaisantais quand je parlais de tes histoires de cœur. Si on ne peut même plus rigoler. Tu ne connais pas mon humour pourri, depuis le temps ?
Un petit sourire apparaît sur son visage, chassant les nuages qui menaçaient d'apparaître.
– Si, ma biche, bien sûr que je connais ton humour. Mais je t'en supplie, promets-moi un truc.
– Bien sûr, ma caille, quoi ?
– N'écris jamais autre chose que des thrillers.
Je lui mets un petit coup de serviette sur le bras.
– Promis.
Autour de nous, la foule est devenue plus dense, les gens commencent à arriver par vagues. J'attrape mon sac et me lève.
– Allez, ma grosse, viens, on va faire un tour au buffet.
Qualifier Clotilde de grosse, c'est la flatter.
En vérité, c'est moi la dodue de la farce.
Ma garce de copine entre dans un 36 sans avoir besoin de s'empêcher de respirer.
Elle est en outre pourvue d'un nez légèrement busqué, de cils transparents et d'une mâchoire trop carrée qui me font l'apprécier davantage, ne serait-ce que parce que ces petits défauts la rendent touchante. Elle a aussi des lèvres fines, ai-je oublié de préciser, histoire qu'elle soit plus touchante encore.
Ce soir, pour mettre en valeur ses cheveux blonds mécaniquement bouclés, elle porte une petite robe noire toute simple, ras de cou mais dos nu.
Elle peut se le permettre, elle n'a pas de nichons.
J'admets pourtant qu'elle est ravissante, mais je ne le lui dirai pas vu qu'elle n'a fait aucun commentaire sur ma nouvelle coupe.
Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle m'avoue :
– Au fait, mon Anouchka. J'adore ce que tu as fait à tes cheveux. Comme disait ma grand-mère : « La beauté est mère de tous les vices. » Tu es tellement jolie, ça te chaaaaaaange !
Ah. Je ne sais pas trop comment je dois le prendre, là.
Déjà, je crois que je vais la laisser s'afficher avec ses proverbes relookés à la sauce « ma grand-mère n'avait plus toute sa tête quand elle me les a appris ».
– Nounouchk !
Avant même d'avoir eu le temps de me vexer, deux bras frêles mais fougueux m'enserrent violemment. Je me retourne et tombe nez à nez avec une paire de joues ridées au centre desquelles se trouve une petite bonne femme sexagénaire à la coiffure choucroutée platine, au rouge à lèvres corail, vêtue d'un tailleur jupe pailleté orange du plus bel effet.
Le look idéal pour passer inaperçue dans un champ de citrouilles.
– Aaaaah, tata Muguette ! Quel plaisir, comment vas-tu ?
Nous nous embrassons, heureuses de nous revoir. Elle jette un coup d'œil à mes côtés.
– Mais dis-moi, ma fille, où sont ton mari et tes enfants ?
Je fais la moue avec un petit sourire contrit. Je sens que ce soir, on va beaucoup me poser la question.
– Restés à Paris, les nioutes sont chez leur père, et le mari avait du travail.
S'évadant par-dessus mon épaule, elle me serre contre elle à nouveau en me frottant le dos affectueusement.
– Il faut absolument qu'on prenne le temps de discuter, que tu me dises comment ils vont, comment vont tes parents, ton frère et ta carrière, mais tout à l'heure, hein. Là, j'ai repéré une friandise appétissante au buffet…
Ma copine intervient :
– Ah ? Ils ont servi les petits-fours ?
Espiègle, ma tata lui envoie un clin d'œil appuyé :
– Qui a parlé de manger ?
Et elle nous laisse pour trottiner vers sa proie, un élégant quinquagénaire dégarni portant un blazer bleu marine, qui l'accueille en lui tendant une coupe de champagne.
Clotilde rigole :
– Elle est marrante, elle drague encore à son âge ?
– Viens, faisons vite si je veux qu'il reste quelques mecs à te présenter. Je ne savais pas qu'elle viendrait, cette femme est une… une… insatiable.
Clotilde s'esclaffe de plus belle. Je la fixe froidement.
– Je ne plaisante pas.
Elle s'arrête net.
– OK… Je te suis.
Le grand hôtel qui nous accueille est situé dans un parc boisé soigneusement entretenu.
La salle où nous nous trouvons, immense, est somptueuse. Le marié étant le fils unique d'un homme richissime qui a fait fortune dans la boîte de conserve autochauffante, force est de constater qu'ils ont fait les choses en grand.
Plusieurs dizaines de larges tables rondes sont dressées, sur lesquelles sont placés en leur centre un chandelier de trois bougies et une composition florale dans les tons ivoire. Des rubans de soie couleur or relèvent élégamment la nappe par endroits. Une autre salle plus petite, annexée à la salle de réception, est uniquement destinée au cocktail.
D'imposants lustres en cristal étincellent de mille feux, et les grandes baies vitrées, dont certaines sont ouvertes, donnent sur une large terrasse et sur une piscine en contrebas.
Personnellement, j'aime bien les mariages parce qu'on y porte d'improbables tenues chatoyantes et colorées.
Je les aime parce que tout le monde se fait beau et que chacun inspecte l'autre pour voir s'il s'est fait plus beau que lui. Parce que les gens sont gentils et font semblant d'être heureux de se retrouver en poussant de petits cris de joie, alors qu'ils ne se reverront plus jusqu'au prochain mariage. Parce que la nourriture est servie à profusion en petites portions, du coup il y a tant de saveurs différentes à goûter que ce sont les seuls moments de notre vie où on regrette de ne pas être une vache, cet animal heureux qui a quatre estomacs.
Et enfin parce que les amis et la famille dansent ensemble dans la joie et l'allégresse, et que plus tard, en regardant la vidéo de la soirée, ce sera l'éclate assurée.
Il y a le cousin inhibé, qui fait de petits pas croisés en pliant les genoux, sans bouger le haut du corps, laissant son regard errer dans le vague comme s'il attendait l'arrivée de quelqu'un pour vraiment commencer à se la donner.
Il y a la sœur du marié, polie et bien élevée pendant le cocktail mais qui, une fois le pied posé sur la piste, entame un show sensuel, faisant crever d'envie de l'imiter l'entravée à la meringue blanche, allumant tout ce qu'elle peut frotter, alternant oscillations de croupe et entrechoquements de mamelles, sans oublier, le plus important, les multiples fouettages de cheveux dont elle cravache son voisinage immédiat.
Il y a le meilleur ami qu'on a honte d'avoir invité, qui fait onduler son corps de manière si invraisemblable qu'on se demande s'il est vraiment responsable de son ballet ou s'il est juste envoûté par les esprits du burlesque.
Il y a l'oncle dancing king qui pousse tout le monde pour entraîner la mère de la mariée dans un tango débridé et fougueux, la mariée en question rageant d'avoir choisi cette grosse robe encombrante qui plombe ses jambes, ne lui permettant pas d'autre chorégraphie qu'une petite Macarena avec les bras.
Non, vraiment, commenter les vidéos des mariages où l'on vient d'aller, affalée sur un canapé en pyjama, à partager un pot de Ben and Jerry's avec une autre commère à côté de soi, est un délice de connaisseur.
Autour du buffet se presse une foule clairsemée, car nous sommes parmi les premières arrivées. Les mariés sont postés à l'entrée de la salle, saluant chaque invité et posant avec, à la chaîne, pour la photo souvenir. À garder ce sourire constipé devant l'objectif pendant des heures, bonjour les crampes de la mâchoire ensuite. Je le sais, j'ai déjà vécu ça. Deux fois.
Charlotte, ma cousine mariée, porte une robe près du corps, en tulle rebrodé de perles, d'une éclatante couleur blanche. Elle a évité la meringue, mais je ne suis pas sûre qu'elle puisse faire dans ce fourreau autre chose que de petits pas de geisha. Ce qui prouve qu'elle a bien intégré le rôle qui serait le sien, désormais.
Charles, son époux depuis peu, est vêtu d'un élégant mais ô combien criard costume tout aussi blanc.
Voilà une mode qui me consterne, que celle de ces hommes portant un smoking enfariné, alors qu'ils sont supposés rester galamment à leur place dans leur habit noir de pingouin, laissant à leur épousée le luxe d'illuminer la cérémonie de sa beauté.
C'est facile de vouloir tout partager, mais alors, pourquoi n'est-ce que pour les trucs drôles ? Le moment venu, ce n'est pas eux qui iront au bureau drapé dans une toge, par solidarité avec bobonne qui n'entre plus dans un seul vêtement à sa taille dès le quatrième mois de grossesse. Là, sans la frime, il n'y aura plus personne.
Clotilde se penche et reste immobile, à surplomber la longue table garnie de mille délices colorés présentés de mille autres fabuleuses manières, essayant tant bien que mal de retenir ses yeux qui menacent de sortir de leurs orbites.
Elle a décidé de ne s'accorder que trois petits canapés en tout et pour tout avant le dîner, aussi met-elle un soin maniaque à choisir lesquels.
Moi, bien moins scrupuleuse, j'ai décidé que ce soir, je ne ferais pas de quartier. (Comme tous les soirs, d'ailleurs.)
Tout est dans l'art de savoir se saisir discrètement d'un petit-four pour le porter à notre grand four sans avoir l'air d'une goinfre. Il suffit pour cela d'emprunter ce fameux petit air hypocrite « c'est pas moi, c'est ma main », tout en semblant plongée dans des considérations infiniment moins triviales, du style « au fait, ai-je bien éteint la lumière du salon, avant de partir ? ». Le tout en étant plus rapide que la petite vieille morfale à côté de moi, qui fait une razzia sur les meilleurs canapés en les empilant par dizaines dans une assiette, soi-disant, précise-t-elle avec un sourire pas gêné du tout, pour aller les porter à ses amies restées assises à leur table (les fameuses amies « mon bidon », « mon ventre » et « ma brioche », hein, mon œil).
Clotilde, fascinée, contemple avec attention une rangée de canapés ornés de larges petits œufs gris.
– C'est du caviar, à ton avis ?
– Qu'est-ce que ça peut faire ? dis-je en attrapant un de ces toasts que j'avale en une bouchée. Hum… oui, je confirme, c'en est.
– Hey ! Mais ça coûte un rein ! Attends, dans ce cas moi aussi je vais en prendre…
Je hausse les épaules en fondant sur une petite verrine remplie de couches de purées de légumes à l'aspect joliment bariolé.
– Ne sois pas bête. Depuis quand est-ce un chiffre en euro qui donne son goût à un aliment ? Jamais personne ne boufferait de ces immondes trucs visqueux s'ils coûtaient le prix du surimi.
Elle lève les yeux au ciel, tandis que je tapote les commissures de mes lèvres avec une serviette en papier :
– Attends, tiens, tu connais la nouvelle mode qui déferle en France ? Plus cher, donc plus haut de gamme que le caviar, prépare-toi à découvrir… les œufs d'escargot ! Visuellement, on dirait de petites perles de sperme, mais après tout, si ça permet d'épargner les esturgeons… À quand un petit malin qui aura l'idée de proposer la luxueuse dégustation de canapés aux œufs d'araignée, pour les soirées d'Halloween chez l'ambassadeur ?
– Hum…, dit-elle en louchant sur les grains sombres, sans m'écouter.
– Tiens poulette, essaye plutôt ça, je propose en lui tendant une verrine.
– C'est quoi ?
– Un truc pas cher.
Elle la prend mais la repose aussitôt, avant de se saisir avec délicatesse d'un second toast au caviar, qu'elle respire pieusement avant de le savourer, yeux fermés, surfant sur une vague de bonheur.
Incorrigible snobinarde, va.
Je décide tout de même d'insister.
– Dis, copine, si je te donne, je ne sais pas, moi… un pain au chocolat qui a été emballé dans du papier aluminium. Et que sur ce pain au chocolat, il reste un morceau de papier alu collé dessus, tu fais quoi ?
– Ben… je le repose.
– Pourquoi ?
– Parce que ça fait grossir.
– Noon ! Le pain au chocolat n'est qu'un exemple, bourrique. Ça pourrait tout aussi bien être, je ne sais pas, moi, un concombre.
– Dans ce cas, je décolle le papier alu et je croque le légume.
– Pourquoi ?
Elle me regarde, consternée.
– Parce qu'à moins de t'appeler Nono le Robot, ça ne se mange pas, la ferraille.
Hop ! Je dégaine sous son nez un canapé au foie gras recouvert d'un petit bout de feuille dorée.
– Donc si je suis ton raisonnement, ça, tu ne le bouffes pas ?
Ses yeux s'écarquillent.
– C'est bien de l'or ? demande-t-elle en frôlant la décoration de l'index.
– Vingt-quatre carats.
– Donne !
Elle s'en saisit en me l'arrachant des mains, et l'enfourne avec la violente jouissance de la névrosée qui aime absorber du métal, et qui vient brusquement d'avaler son plombage.
Irrécupérable.
J'en prends un aussi, espérant qu'en le boulottant très vite, ma conscience pensera que c'est du pâté et non du foie gras que j'ingurgite. L'aliment dont j'avais juré arrêter de me gaver, par fraternité envers ces pauvres oies qui, elles, n'ont pas le choix.
J'attrape ensuite Clotilde par le bras, et l'entraîne en direction de mon cousin Ruben, que je viens d'apercevoir.
La quarantaine, grand, voûté, dépressif chronique, sauf quand il est amoureux, ce qui ne lui arrive pas souvent vu l'air de chien battu qu'il affiche en permanence.
L'homme idéal pour Clotilde, qui tombe toujours avec une précision quasi millimétrique sur le genre de mec qu'il ne lui fallait pas. Je vais donc lui permettre de gagner du temps.
Et puis je lui ai promis que ce soir, elle repartirait avec son numéro de téléphone bien au chaud au fond du portable d'un amant potentiel, en contrepartie de quoi elle accepte de ne pas chouiner pendant les quelques jours que dureront nos petites vacances improvisées.
Je n'ai pas précisé que ce serait un type qu'elle pourrait épouser ensuite.
Allez, à l'assaut ! (Hue dada.)
– Heeeey, Ruben ! Comment vas-tu, cousin ?
– Anouchka ? Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus…
Il m'embrasse.
Je l'inspecte du coin de l'œil. Ça va. Il a mis une chemise propre, il s'est lavé récemment, son allure est tout à fait acceptable.
– Oh ! dis-je, sur le ton de celle qui a oublié un truc extrêmement important. Je ne t'ai pas présenté ma copine Clotilde ? Mon mari et les enfants n'ont pas pu venir, alors cette charmante demoiselle célibataire m'accompagne.
Pour appuyer mon propos, si tant est qu'il ait encore besoin de l'être, je lui joue des sourcils une petite musique frénétique. Dommage qu'ils soient si épilés, sinon j'aurais pu la lui jouer plus fort.
Il la salue poliment, sans avoir l'air de comprendre.
Ruben me regarde benoîtement en me demandant des nouvelles de mon prochain livre, tandis que Clotilde, qui semble intéressée, prend des poses avec ses cheveux. Un coup à droite, un coup à gauche, une petite bouclette autour de son index, une grande mèche balancée en arrière. S'il ne se réveille pas tout de suite, il va avoir sur la conscience le carnage de toute une population de tifs qui vivaient tranquillement bien laqués.
Une boulotte au sourire épanoui s'approche de mon cousin, et l'enserre par la taille.
– Tiens, Anouchka, je te présente Agathe, ma fiancée.
OK pigé. Inutile d'insister. Je salue la jeune femme, puis trouve un prétexte quelconque pour les quitter, en emportant une Clotilde ébouriffée et dépitée sous mon bras.
Allez, hop hop hop, on a un but ce soir, on va l'atteindre pour notre tranquillité d'esprit (surtout la mienne), car comme le disent toutes les miraculées qui ont un jour réussi un régime : « Quand on veut, on peut. »
Rotation sur mes talons, scannage de la foule au téléobjectif (en plissant les yeux, pour augmenter la puissance de mes lentilles), prochaine cible repérée : individu mâle isolé du groupe, taille moyenne, pelage brun, âge comestible, aucune trace prouvant qu'il ait déjà été piégé à l'annulaire.
Nous repartons à la chasse. Il faut que je la case, ma copine, j'en fais maintenant une affaire personnelle.
C'est vrai, quoi, dans le temps, j'étais une pisteuse hors pair, capable de rabattre vers mon air de ne pas y toucher la plus aguerrie des proies, pour me repaître ensuite de ses égards, voire plus si affinités.
Pas question de croire que la seule chose qui me relie à l'Amazone que j'ai été est le fait qu'on y vende mes livres aujourd'hui. Les vieux réflexes ne s'oublient pas. Y compris maintenant que je suis baguée et reliée par ce marquage à un homme, qui lui permet de suivre tous mes déplacements au radar.
Quand j'étais jeune, même ma grand-mère adorée m'appelait «  la leona  » (la lionne, en espagnol). Certes, c'était plutôt pour définir mon sale caractère, mais bon, quand même.
Attention les gars, laissez place à la bête.
(Dans le bon sens du terme, ho.)
Clotilde, pleine d'espoir, me confie :
– Tu sais, j'ai fait mon thème astral avant de partir, il est dit que ces jours-ci me réservent une aventure merveilleuse.
– Ah ouais ? Tu as déchiffré des lettres qui forment « une aventure merveilleuse », dans ton thème ?
– Non… c'est juste une interprétation. L'alignement des planètes indique l'imminence d'une histoire d'amour dans des circonstances inhabituelles. Les circonstances inhabituelles, c'est ce lieu, éloigné de chez moi. Quant à l'homme en question, je peux même te le décrire.
– Laisse-moi deviner. Huuum… Il a une face de Lune ? Il va faire monter ton Mercure ? Il est bourré de Nep-tune ? Il est Mars-eillais ? Il…
– Tais-toi, pathétique woman. Non, je te parle d'informations fiables, là. J'ai même utilisé mon pendule sur le visage de plusieurs célébrités, pour savoir à qui il pourrait ressembler.
– Moi je sais déjà à qui il ressemble.
– Ah bon, à qui ?
– À lui.
Elle regarde la personne que je lui indique d'un petit coup de menton.
– Tu le connais ? demande Clotilde.
– Non, mais tu vas me le présenter.
– Hein ? Mais je ne…
Sans plus attendre, je la tire près de lui et la pousse brusquement vers le bonhomme, sur lequel elle évite de justesse de s'effondrer.
Technique de drague niveau sixième, mais c'est l'intention qui compte.
Debout près du buffet, le type l'aide à se rétablir tandis qu'elle vocifère dans ma direction des choses dont le volume ne traverse pas la barrière de mes index enfoncés dans mes oreilles.
Galant, il lui tend un verre. Elle l'accepte.
Yesseuh.
Et une de plus prête à rejoindre le camp de l'Alliance.
Beau travail, petite, t'as pas perdu la main, me dis-je en soufflant fièrement sur mes ongles avant de les frotter un coup contre ma poitrine.
Je m'efface discrètement, en fredonnant dans ma tête une petite musique de happy end .
N'empêche, elle a tort, Clotilde.
Je suis sûre que si je le voulais, je serais rudement capable d'écrire des romans d'amour.