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Danger : volupté
La connaissance s'acquiert par l'expérience, tout le reste n'est que de l'information.
Albert Einstein
J'adore cet endroit.
Petit, animé, propre, douillet.
J'y viens toutes les semaines pour me ressourcer, faire le point, me tenir au courant de l'actualité. C'est important, dans mon métier.
Celles qui s'en passent se repèrent au premier coup d'œil. Celles qui en abusent aussi.
Parfois, le résultat est rigolo à défaut d'être beau, mais il ne faut pas le dire : certaines de mes collègues ont construit leur carrière dessus.
Moi j'ai le mien, le même depuis des années, où tout le monde me connaît, où je peux avoir confiance, où je ne risque rien.
À condition de ne pas passer entre les mains de mon cousin Jerry.
Jerry, 1,78 mètre pour 100 kilos, blond aux cheveux coupés ras, des lunettes d'intello et un look improbable d'étudiant en fin de mois. Il travaille en extra dans ce salon de coiffure, celui de son oncle en l'occurrence, histoire de se faire un peu d'argent de poche parce que sa trop grande intelligence le handicape socialement.
Il n'a pas fait d'études. Il a juste obtenu son bac à l'âge de quinze ans, en candidat libre, et encore, uniquement pour rassurer ses parents.
Difficile de ne pas s'ennuyer en cours quand on en sait plus que les profs.
Ses passions de l'époque ? Les mêmes qu'aujourd'hui. Que des trucs qui peuvent lui servir partout sauf dans la vie quotidienne : apprendre par cœur des encyclopédies d'astronomie, démonter et remonter tous les appareils électroménagers de la maison pour comprendre leur fonctionnement, imaginer cinquante manières différentes d'effectuer une même action, résoudre son Rubik's Cube en moins d'une minute (idéal pour se la péter devant les filles), écrire des poèmes désuets…
Depuis, il tente de dissimuler son QI de 140, tel un super pouvoir, pour se fondre dans la masse et mener une vie normale. Je confirme, il y parvient à la perfection : un vrai bourrin, toujours le mot pour rire aux dépens des autres.
Quant au boulot, à trente-cinq ans il végète au chômage après s'être fait virer de partout. Trop entreprenant, il ne suivait pas les règles établies, brûlant d'en inventer de nouvelles à peine avait-il investi les lieux.
Sur l'insistance de sa sœur (la mère de Jerry), Alain, le propriétaire du salon de coiffure dans le fauteuil duquel je suis assise, a accepté de le prendre quelques heures par semaine au poste de shampouineur. Faire mousser la tête des clientes, ça ne devrait pas être trop difficile pour lui, non ? Eeeeh ben si.
Un jour où son oncle s'était absenté pour la journée, Jerry a reçu une cliente qui venait au salon pour la première fois se faire faire un petit rafraîchissement.
Tandis qu'il l'aidait à retirer sa veste, il l'a convaincue de sublimer sa couleur en lui en posant une nouvelle. De sa composition. Tout était dans le « de sa composition », que la cliente n'a pas entendu à cause du bruit des séchoirs.
Pour se mettre plus au calme, il l'a fait monter discrètement à l'étage, où il l'a suivie quelques minutes plus tard en portant innocemment un café.
Et là, les pinceaux à la main, tel le grand artiste qu'il croyait être, il a improvisé en touillant plusieurs produits. Free style. Du grand Jerry.
Une demi-heure plus tard, la blonde s'est retrouvée avec une magnifique tignasse aux reflets vert bouteille.
Et lui, devant ce résultat catastrophique, s'est félicité sans complexes : quand il a réalisé s'être trompé, sa crainte était que le mélange ne lui fasse perdre ses cheveux. Or tous les poils étaient bien au complet sur son crâne, ils avaient juste viré de couleur.
Ce n'était pas si mal, après tout, pour une première fois. Les autres coiffeuses, en bas, pourraient certainement lui faire un petit décapage rapide pour corriger son look, si vraiment elle y tenait.
Ensuite, m'a raconté Dolorès (celle qui s'occupe de ma crinière depuis des années), il s'est parlé à lui-même, en rajustant ses lunettes devant le crâne couleur asperge de sa cliente : « N'empêche, c'est intéressant. Ça me rappelle mes cours de dessin, surtout ceux que j'ai séchés. J'ignorais qu'il y avait un composant bleuté dans la mixture, donc forcément, appliqué sur votre jaune… Mais rassurez-vous, maintenant j'ai compris. Vous me laisseriez tenter un truc sur vos sourcils ? »
Avant qu'elle ne retrouve l'usage de son souffle coupé, il a ajouté en baissant d'un ton : « Entre nous, ce n'est pas la couleur, le problème. C'est votre coupe. »
La nana lui a envoyé une gifle magistrale avant de quitter les lieux, hors d'elle, les cheveux humides, sans prendre la peine de faire réparer les dégâts comme il le lui avait suggéré.
Bien sûr, lorsqu'elles ont découvert ce qui venait de se passer, les trois coiffeuses paniquées ont prévenu Jerry qu'elles allaient devoir tout raconter au patron.
Mais l'apprenti sorcier leur avait rétorqué, en empruntant la posture d'un mafioso aguerri : « Allez-y, mes petites mouchardes, je vous en prie, parlez à l'oncle. Je suis sûr qu'il sera ravi d'apprendre que vous m'avez laissé seul pour m'occuper de cette bonne femme. Après tout, lorsqu'il est absent, c'est vous qui êtes responsables des clientes, pas moi… »
OK, reçu 5/5 Al Capone.
À moins de voir réapparaître la furie armée d'un avocat, il fut tacitement entendu qu'il ne s'était rien passé. Le corps sous le gazon avait disparu, il n'y avait pas de mobile, pas de traces, Jerry reprit sa place derrière le bac à shampooing et l'affaire fut classée.
Aaaah, le fameux bac à shampooing.
Assise sur mon siège, feuilletant les magazines tout juste parus sur lesquels je fonds à peine la porte poussée, j'adore observer du coin de l'œil les gens qui s'y font masser le crâne.
Très impudique, comme scrutation. Après tout, ils se font bien tripoter en public une partie du corps les menant à l'extase. Mais c'est plus fort que moi, ça me fascine.
Les mecs qui deviennent flasques, les yeux révulsés, les jambes écartées (invitation inconsciente à descendre plus bas ?), la bouche ouverte d'où dégouline un filet de bave béate sur le menton.
Les nanas qui se lâchent, molles, abandonnées, entrouvrant un œil de temps en temps pour vérifier que leur volupté n'est pas trop apparente, avant d'abdiquer et de replonger dans leur extase flagrante.
Alors, quand mon tour arrive, me sachant forcément épiée, je prends bien garde à conserver l'air le plus neutre possible. Jambes croisées, attitude détachée, je ne m'autorise que des yeux fermés sur un léger sourire, aussi indifférente que si on me polissait les ongles. Personne ne doit savoir quels délices je vis sous mes paupières closes.
Mais aujourd'hui, le nirvana attendra.
C'est le jour du grand badigeonnage de racines blanches, coïncidant avec le mariage de Charles et Charlotte, qui aura lieu le week-end prochain.
Eh oui. Avant, j'étais belle naturellement, maintenant, avec l'âge, je me déguise à être belle.
Les billets d'avion sont réservés, le cadeau est trouvé, la tenue (une robe violette en mousseline de soie) est dénichée, les chaussures (à talons vertigineux, une folie) sont achetées, et l'accessoire ultime, la final touch indispensable à toute fashionista esseulée qui se respecte (l'amie célibataire), a accepté.
Au-dessus de moi, Dolorès, munie de gants en caoutchouc et d'un tablier, s'emploie à séparer méthodiquement les mèches de mon cuir chevelu, laissant apparaître des sillons sur lesquels elle répand au pinceau une couleur crémeuse un peu piquante.
Magie de la technique me permettant de rajeunir… d'un mois.
Une fois son œuvre faite, elle relève mes cheveux rigidifiés par le coulis noir pâteux et emballe ma tête dans une grande feuille de papier aluminium. Le résultat est inmontrable à quiconque tant il donne l'air ridicule, mais j'ai appris à rester digne.
Après tout, ce ne sont pas quelques jouisseuses exhibitionnistes qui se pâment sous le pommeau de douche qui vont me complexer.
De toute façon, tout le monde a l'air grotesque, chez le coiffeur, c'est ça qui est bien. Ça rend solidaire. Jeune, vieux, riche, pauvre, lorsqu'il a enfilé son grand poncho noir, le cheveu ruisselant et le maquillage dissous, le monde entier ne ressemble plus à rien.
Soudain, alors que j'étais plongée dans un article passionnant et instructif sur cet animateur télé qui a trompé sa femme comme en témoignent les photos, un cri retentit à l'étage.
Les têtes se lèvent, et on entend distinctement quelqu'un beugler : « Aaaah, mais c'est VOUS ! ! Mon mari vous adore, alors là, quand il va savoir que je vous ai vu, attendez que je lui téléphone pour qu'il vienne… »
Alain vient de recevoir un comédien célèbre, me souffle Dolorès, alias mon décodeur à ragots du salon. L'homme, discret, tenait à ne pas être dérangé, alors le patron lui a gentiment proposé de monter à l'étage, croyant qu'il n'y avait personne.
Mais il y avait quelqu'un.
Et le piège involontaire s'est refermé sur lui. Le pire de tous. Le terrifiant traquenard, qui porte le nom de… Mme Mancini.
Elle est gentille, Mme Mancini. C'est juste que lorsqu'elle s'adresse à vous, on a l'impression de se prendre en pleine face le doux murmure d'une trompette de Jéricho.
Quant à son niveau de savoir-vivre, il est très comparable à celui d'une tornade s'invitant à prendre le thé sur notre petit canapé. Alors, quand on est coincée dans le vortex, une seule solution : se cramponner aux murs (du son) et attendre que ça passe.
Alain fait descendre précipitamment Mme Mancini avec sa couleur sur la tête, tandis qu'elle meugle : « Attendez, et ma photo ? Je veux une photo pour montrer à mon mari, il va être content !… »
Vite, il lui colle une pile de magazines dans les mains, histoire qu'elle lâche le téléphone portable qu'elle tentait d'activer, et l'invite courtoisement à passer au bac.
Je me marre : maintenant c'est Jerry qui va l'avoir entre les pattes.
Mais mon cousin, qui a repéré mon sourire sarcastique, riposte aussitôt :
– Regardez-moi qui nous avons là, madame Mancini… mais ! C'est Anouchka Davidson, la célèbre auteur de thrillers !
La grosse italienne blonde se redresse vivement, éclaboussant au passage sa voisine d'une pluie de gouttelettes orange.
Salaud !
Je me recroqueville derrière mon magazine en cherchant presque à entrer dedans, dégoûtée de ne pas avoir glissé dans mon sac ma paire de lunettes de soleil.
J'hésite un instant à m'en dessiner directement au doigt avec la teinture noire qui suinte sur mon front, quand j'entends la réponse de la cliente :
– Qui ça, elle ? demande-t-elle, dédaigneuse, en me pointant de l'index. Pff, elle ne passe même pas à la télé.
– Si, j'y passe ! je proteste, outrée, rabaissant d'un coup mon journal.
– Non, vous avez raison, elle n'y passe pas, ricane Jerry en frottant activement le cuir chevelu de la sexagénaire.
– Je te dis que j'y passe, à chaque sortie d'un de mes nouveaux romans !
– Ah bon, et dans quelle série ? me demande-t-elle sur un petit ton supérieur.
– Eh bien… aucune. En fait, je suis plutôt invitée dans des émissions littéraires, donc…
Mme Mancini ne fait même plus l'effort de faire semblant de m'écouter, elle s'adresse à mon cousin en lui fourrant son portable dans la main avec un billet de dix euros, sans doute pour qu'il aille paparazzer le « vrai » comédien resté en haut.
Un flash illumine la pièce.
Puis un autre.
Je me retourne, et découvre deux clientes en train de me mitrailler avec leur mobile.
Oh non.
Figée, je réalise que des photos de moi, la tête dans une papillote fourrée à la purée de goudron, sont désormais entre les mains d'inconnues au sourire niais.
Une trentenaire aux baskets lamées, qui vient d'interrompre la main qui coupait ses cheveux, me lance avec fougue :
– C'est vous, Anouchka Davidson ? ! Haaan, je ne vous avais pas reconnue, je vous adore, j'ai lu tous vos romans !
Sa collègue reporter, une brune hyper lookée aux cheveux pratiquement défrisés par un brushing en cours, continue de me shooter sans vergogne :
– Moi je ne vous ai jamais lue, mais j'ai vu vos histoires traîner chez mon frère, qui empile toute sa littérature de gare sur l'étagère des toilettes… Je dois reconnaître que sans maquillage, vous ne ressemblez pas du tout aux photos sur la couverture de vos livres…
– Oui, oui, d'ailleurs sur vos photos, vous faites plus mince, dit l'autre, emportée par son enthousiasme.
Paniquée, je jette un coup d'œil à Jerry, mort de rire derrière son bac à shampooing.
Ho, je suis quoi, là, un poster vivant ? Elles sont en train de me détailler comme si je venais de partir cinq minutes dans la pièce à côté. Le fait que je sois connue libère complètement leurs inhibitions semble-t-il. Dommage, ma bonne éducation m'interdit de libérer les miennes.
Courageusement, je tente de me planquer à nouveau derrière mon magazine rempli de pauvres people harcelés et sans défense.
– Dites, c'est une telle opportunité de vous rencontrer…, commence timidement la fille aux baskets brillantes. Heu… voilà, j'ai écrit quelques nouvelles, ho, trois fois rien, et je me demandais si je pouvais vous les envoyer, histoire que vous me donniez votre avis.
La brune aux baguettes de tambour, qui a fini d'être coiffée, lâche son appareil, et se place aussitôt :
– Ah oui ! Mon frère écrit aussi ! Il a même gagné un concours de poèmes. Là il travaille sur un roman dont le héros est un loup-garou amoureux d'une chienne domestique, il a déjà écrit au moins dix pages. Vous voulez les lire ? C'est quoi votre adresse e-mail ?
Je me tourne vers le miroir et observe attentivement mon front, au cas où il y aurait inscrit dessus : « maison d'édition ».
Je ne comprendrai jamais cette manie qu'ont les gens de vouloir montrer leurs textes balbutiants à des concurrents, sous prétexte qu'ils sont renommés, alors qu'ils pourraient sans peine leur piquer leurs idées. Les écrivains sont des vampires, ils se nourrissent de la vie des autres pour en faire palpiter leurs œuvres, c'est connu pourtant. Déjà qu'entre eux, ils se mordent à qui mieux mieux… Moi je refuse toujours poliment, arguant d'un manque de temps. Mais certains collègues acceptent, pour ne pas mal se faire voir du lecteur transi qui leur en fait la requête. Lequel ignore que son précieux manuscrit ira, dans le meilleur des cas, se faire recycler.
Pour m'avoir fichue dans une situation pareille, le mécanisme de la vengeance que je réserve à mon cousin vient de s'enclencher. J'entends déjà le petit tic-tac s'égrener dans ma tête, car ce qu'il va morfler, ça va être bonbon.
Dolorès, qui vient me proposer un café, en profite pour demander gentiment à ses clientes de ne pas m'indisposer. C'est une mère de famille douce et attentive, qui possède la particularité de changer de look capillaire comme on change de culotte. À chacune de mes visites, c'est la surprise : un coup elle est brune à cheveux bouclés, puis rousse à cheveux raides, puis aubergine à cheveux courts, puis châtain avec des mèches… Les clientes qui ont essayé d'évaluer ses capacités professionnelles en se référant à sa coupe du moment en ont été pour leurs frais : elle ne garde ses excentricités que pour elle. Dans ce petit établissement, les coiffeuses manient les ciseaux avec une virtuosité qui ferait pâlir d'envie les employées des plus grands salons.
Face à la glace, il me monte soudain l'envie violente de tout changer. Comme ça, d'un coup.
J'en ai assez de mes cheveux longs. Et si je profitais de mon escapade avec Clotilde pour me relooker ? Depuis combien de temps n'ai-je pas sérieusement raccourci mes tifs ?
J'attrape un grand catalogue de coupes tendance posé sur la console devant moi, et commence à le feuilleter.
Jerry, me voyant faire, s'approche dans mon dos, et lâche, ironique, en désignant une photo d'un coup de menton :
– Huuum, celle-là est jolie. Mais si je peux me permettre, c'est pas parce que tu auras sa coupe que tu auras son visage.
Les roulettes de mon fauteuil grincent lorsque je me tourne vers lui.
Il précise, paumes tournées vers le ciel :
– Enfin moi, je dis ça, je dis rien.
– Jerry, à quoi ça te sert d'avoir un QI de 140 si tu n'utilises que les deux derniers chiffres ?
Il hausse les épaules en soupirant et va s'affaler sur un siège.
– Pourquoi les femmes ne supportent-elles jamais qu'un homme leur dise simplement la vérité ?
– Un homme ? Où ça ? Moi je ne vois qu'un bébé à sa maman… Au fait, j'ai oublié de te demander, la femme de ta vie va bien ?
À ces mots, je le vois changer de couleur, tel un vampire à qui on présenterait brusquement une gousse d'ail trempée dans l'eau bénite.
– Aaaah, l'amour…, susurre la blonde à baskets dorées. C'est difficile, n'empêche, la vie de couple. Avec mon petit ami, on passe notre temps à s'engueuler pour tout et pour rien, alors qu'en réalité, on s'adore !
– Oh oui, dis-je, c'est pas facile-facile, la vie à deux. Pas vrai, Jerry ?
Mon cousin me lance un regard si noir qu'à la limite, je pourrais presque me passer de teinture et m'en badigeonner le cuir chevelu.
Zoé est une coiffeuse d'une quarantaine d'années, qui porte des anglaises, un haut en résille et des plateform shoes . Pendant qu'elle effile la mèche qu'elle tient entre deux doigts, elle intervient en lançant une de ces délicieuses conversations où chacune met son grain de sel.
– C'est quand la dernière fois que votre mari est rentré à la maison avec des fleurs ? Parce que moi, je ne veux pas faire ma crâneuse, mais j'en ai eu hier…
– Hoooouuu, la crâneuse ! grince Dolorès, en finissant de peigner sa cliente.
– Eh bien moi, dit la brune hyper lookée en faisant la moue, ça m'étonnerait que mon copain m'offre quoi que ce soit, vu qu'il boude en ce moment. Et dans ces cas-là, ça peut durer des jours.
Un tonitruant et impératif «  Call me  » résonne dans l'air, nous faisant tous sursauter.
C'est la sonnerie du portable de Mme Mancini, dont le volume est réglé à son maximum.
Elle le récupère, le plaque contre son oreille, et à la voix harmonieuse de la chanteuse Blondie succède celle de la cliente, qui l'est beaucoup moins.
C'est marrant de se dire que tous les goûts sont dans la nature. Et que cette bonne femme, toute horripilante qu'elle puisse être, est pour quelqu'un, son mari, son amant, son fils, son père ou son ex, la femme de sa vie. On n'y pense pas souvent, hein, mais des gens comme son chef de bureau harceleur ou sa banquière psychorigide, qui nous sortent par les narines, sont des gens qui peuvent être aimés à la folie dans un autre contexte.
Je n'ai pas dit qu'il fallait, je dis juste que c'est possible.
Je hausse un peu le ton, pour couvrir le bruit de fond.
– Moi je pense que l'important, c'est une personne aimante qui veille sur vous et vous préserve des accointances avec de mauvaises fréquentations. Pas vrai, Jerry ?
Jerry ne répond pas.
Il fait mine de s'absorber dans la contemplation des verres de ses lunettes qu'il nettoie méticuleusement avec un petit chiffon. Sans doute pour que les rayons de haine que ses yeux m'adressent ne soient plus atténués par des empreintes de doigts.
Je me lève et me dirige vers le vestiaire chercher mon portable pour envoyer un texto, puis je reviens m'asseoir quelques minutes plus tard.
Ils n'ont visiblement pas changé de sujet, car la fille aux baskets est en train de faire l'inventaire des griefs qu'elle a contre son homme.
– Il est allergique à cette simple phrase : « Il faut qu'on parle. » Pourtant, en parler c'est déjà résoudre la moitié du problème, non ? Eh ben non, pas pour lui. Quand il m'écoute, dit-elle en ébouriffant sa nouvelle coupe devant le miroir, c'est avec l'enthousiasme de quelqu'un contraint d'avaler une rasade d'huile de foie de morue parfumée aux doigts de pied. (Elle secoue la tête, à la fois d'exaspération et aussi pour le plaisir de faire bouger le nouvel agencement de ses cheveux.) Mais pourquoi les hommes comprennent-ils si mal ce qu'il faut faire pour nous rendre heureuses ?
– Ouais, je suis d'accord. Pas vrai, Jerry ?
– Anouchka, on va passer au bac, prévient Dolorès en me frôlant les épaules.
Je la retiens en l'attrapant doucement par le bras.
– Regarde. Je voudrais que tu me fasses cette coupe-là, après, dis-je en pointant un modèle de l'index. C'est exactement celle que j'avais à vingt ans.
Pour me répondre, elle me fixe dans la glace, et je m'adresse à elle de la même manière.
Plutôt que de nous mettre face à face, nous discutons avec nos reflets respectifs.
Je n'ai jamais compris pourquoi les coiffeuses agissaient ainsi. Sommes-nous en train de devenir si belles que nos images nous hypnotisent, au point de ne pas pouvoir les quitter des yeux ?
Si c'est le cas, j'ai du mérite avec ma choucroute en alu sur la tête.
D'ailleurs elle me la retire, laissant mes tifs se répandre en mèches gluantes sur la large collerette de plastique transparent attachée à mon cou.
– Réfléchis bien, le modèle que tu as choisi est peut-être un peu court et tes cheveux sont épais, tu sais…
– Si, si, ne t'inquiète pas, je ne compte pas me passer de brushing. Par contre, ces petits trucs qui rebiquent, là, tu ne me les fais pas, non, non, et je veux la mèche de devant exactement de cette façon…
Commence alors un cours de traduction simultanée, où j'apprends à décoder son langage technique, tandis qu'elle tente de déchiffrer mes expressions approximatives.
Elle sait qu'il ne faudra pas me louper, car je suis une cliente exigeante, pointilleuse, bref, chiante. Si je veux qu'on me coupe trois centimètres de pointes, gare à celle qui m'en coupera cinq sans l'avoir solidement négocié auparavant. Elle risque aussi de perdre des cheveux, mais pas coupés, arrachés.
Finie l'époque où, à la question satisfaite de la coiffeuse de savoir si ce qu'elle s'était amusée à inventer me plaisait, je balbutiais « oui, c'est bien. Merci madame », réglais, et quittais le salon les larmes aux yeux, la tête ornée du casque de Mireille Mathieu.
Ma consolation ? L'assurance que le fait de planquer mon crâne les six prochains mois sous un bonnet fera au moins une heureuse : ma mère.
Dolorès et moi sommes parvenues à un accord sur les modalités du plan de restructuration de ma tignasse, je peux aller me faire shampooiner.
Mais là, l'horreur.
Un seul bac est disponible et Jerry m'attend derrière, faisant claquer les gants en caoutchouc qu'il a enfilés avec un rictus inquiétant.
Comme si de rien n'était, je prends place sur le siège, bascule ma tête en arrière, croise les mains sur mon ventre, et dis, en le regardant à l'envers :
– Ça va, cousin ?
– …
– Mon p'tit cousin chéri à moi que j'ai.
– …
– Frotte fort. Et froide, l'eau, hein, limite glacée, n'hésite pas. J'adore ça.
La brune lookée s'admire dans le miroir en passant les doigts dans ses cheveux raidis, hésitant entre deux angles pour placer sa mèche. Puis elle sort de son sac un rouge à lèvres criard, et commence à s'en peindre les lèvres en faisant de grosses mimiques ridicules avec sa bouche.
– Dis-moi… hhmm… Jerry… je ne savais pas que tu… hhmmm… avais une copine ?
Lentement, je sens le jet de la douchette s'avancer en cercles concentriques vers mon front.
Je chuchote dans sa direction, doucement, pour que personne n'entende :
– Jerry, ne t'amuse pas à ça, j'ai des lentilles…
Il me répond sur le même ton :
–  Mazel Tov. En quoi ça me concerne ?
Je m'adresse à la brune :
– En fait il…
Le jet frôle mes sourcils. Je serre les dents. Cette fille le drague, manifestement, il faut qu'elle sache à quoi elle s'expose, qu'elle soit préparée. Mon cousin n'avoue jamais qu'il habite encore chez sa mère. Il use de stratagèmes éculés pour contourner la question, jusqu'à ce que finalement la pauvre amoureuse tombe sur ma tante. Sans préparation, elle n'a pas la moindre chance de tenir une journée. Les nanas le larguent immédiatement après la confrontation avec le cerbère de son célibat, et il continue de se demander pourquoi.
Le sujet est tabou. Il est l'heure d'en venir à bout.
– Mon cousin vit…
Mais je ne peux pas continuer, soudain un jet frigorifique me liquéfie l'oreille.
Sourde d'un tympan gorgé d'humidité, je me retourne brusquement pour l'engueuler, mais comme il ne s'y attendait pas il garde le jet levé et me douche jusqu'à la taille.
La teinture qu'il n'a pas eu le temps de frotter, mêlée à l'eau, ruisselle sur mon visage, m'imprégnant jusqu'au cou de traînées noirâtres persistantes.
Complètement trempée, j'ouvre la bouche pour dénoncer sa maladresse en quelques notes suraiguës, lorsqu'une voix familière m'interpelle.
– Anouchka ? Anouchka Davidson ?
Je tourne la tête, et vois descendre de l'étage, amusé, le comédien précédemment sauvé des griffes de Mme Mancini.
Arrivé à ma hauteur, lui et sa nouvelle coiffure me tendent la main précautionneusement, craignant de se salir en frôlant mon poncho ruisselant d'eau noirâtre.
Je la lui serre, dans un état second.
Autour de nous, un flash se met à crépiter. Puis un deuxième.
Je crois que je me suis rarement sentie si humiliée. À part la fois où je me suis retrouvée en tee-shirt et culotte sur le palier, parce que la porte de mon appart s'était refermée derrière moi pendant que j'embrassais Aaron jusque dans l'ascenseur. J'ai dû dévaler l'escalier dans cette tenue pour le choper en bas, récupérer ses clés. Et bien sûr, pour une fois que je pensais avoir échappé à la petite vieille du rez-de-chaussée qui surveille tout le monde, je suis tombée nez à nez avec mon voisin libidineux qui prenait son courrier, les pupilles dilatées jusqu'à la moelle, sifflant « jolis mollets ! » en référence à mes jambes pas épilées.
L'homme qui me contemple, offrant une ressemblance saisissante avec une serpillière imprégnée d'eau sale, est un acteur que j'avais snobé devant tout le monde lors d'un cocktail organisé pour l'attribution d'un prestigieux prix littéraire. Or, j'avais été la seule à le faire, à ne pas me plier au petit jeu hypocrite du flattage d'ego. C'est vrai, quoi, tout le monde se pâme d'admiration devant ce type, alors qu'en réalité, c'est juste le fils de son père (une légende vivante du cinéma). Si encore j'aimais ses films… mais même pas.
Seulement ce dragueur lourd l'avait mal pris, n'ayant pas l'habitude de se faire éjecter aussi sec en public.
La jubilation inscrite sur son visage prouve aujourd'hui combien il savoure ce moment.
Mme Mancini réarme son appareil, et la fille aux baskets dorées me demande, juste pour la forme :
– Oooh, moi aussi je peux faire une petite photo de vous deux ? !
Tout sourires, il répond :
– Mais bien sûr ! Ça ne te dérange pas, Anouchka ? Pour trois gouttes d'eau…
Et sans attendre ma réponse, il prend la pose en inclinant jovialement la tête vers mon visage inmontrable.
Alors, juste avant qu'elles n'appuient sur leur bouton déclencheur, je me presse soudain contre lui, ruine sa chemise blanche et lui applique tendrement le sommet de mon crâne imbibé de teinture noire contre la joue.
– Dis cheese !