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Chapitre Un

Vaer Greyloc s’accroupit face au vent. Ses doigts nus s’enfoncèrent dans la neige compacte. Devant lui, la plaine ivoire s’étendait vers le nord, jusqu’au pied des immenses pics qui engloutissaient l’horizon.

Il huma profondément l’air glacial. Ses proies l’avaient senti. Elles avaient peur. Il se raidit, sentant tous ses muscles répondre instantanément. Ses pupilles se dilatèrent un peu plus dans leur écrin d’iris blanc.

Pas tout de suite…

La harde était blottie afin de se protéger du froid à quelques centaines de mètres en contrebas. Les énormes animaux – appelés konungur – étaient nerveux. C’était une espèce rare sur Fenris, une planète où le moindre être vivant devait posséder un instinct de préservation affûté pour survivre. Les konungurs possédaient quatre poumons afin d’extraire la plus petite molécule d’oxygène de l’air d’Asaheim, protégés par une vaste cage thoracique dénuée de côtes flottantes. Leurs pattes postérieures étaient aussi grosses que le tronc d’un humain. Leur tête était ceinte de deux immenses cornes torsadées, et leur épine dorsale, de pointes osseuses visant à dissuader les prédateurs. La ruade d’une de ces bêtes pouvait facilement défoncer la cage thoracique d’un chasseur.

Greyloc resta à l’affût lorsque le troupeau commença à se déplacer lentement. Il estimait la distance, à moitié couché dans la neige. Il n’avait aucune arme sur lui.

Je suis une arme.

Il ne portait pas non plus la moindre protection et pouvait sentir les circuits métalliques de sa carapace noire frotter contre le cuir de sa veste. Il gardait la mâchoire serrée, si bien que seules de minces volutes de vapeur s’échappaient de ses narines. Asaheim était d’un froid polaire et recelait mille et un dangers, même pour un être doté de son physique surhumain.

Les konungurs s’arrêtèrent de nouveau à l’instant même où le mâle dominant de la harde s’immobilisa. Ses cornes immenses se découpaient majestueusement sur la neige.

Maintenant !

Greyloc s’élança. Ses jambes puissantes lui donnèrent une impulsion fulgurante. Des gerbes de neige s’élevaient à chacune de ses enjambées. Sa respiration s’enflamma et injecta une vigueur renouvelée dans son corps immense.

Les konungurs réagirent instantanément et fuirent face à l’apparition de ce prédateur. Malgré cela, Greyloc réduisait rapidement la distance. Ses muscles brûlaient sous l’effort. En réponse, son cœur auxiliaire inonda ses veines d’un sang chargé d’adrénaline. Ce n’était pas dû au mjod. Cette réaction physiologique était naturelle : un jeûne de plusieurs jours avait permis à son corps d’éliminer toute trace d’alcaloïdes.

La quintessence de mon être.

Les konungurs étaient passés au galop. Ils effectuaient des bonds prodigieux par-dessus les failles couvertes de neige, mais Greyloc était plus rapide encore. Sa crinière blanche flottait au vent. Il dépassa les bêtes les plus lentes et se retrouva au milieu du troupeau. La panique se répandit comme une traînée de poudre et les animaux s’égaillèrent en tous sens.

L’attention de Greyloc restait fixée sur le mâle dominant. La bête mesurait plus de deux mètres au garrot, et devait peser près de quatre tonnes. Greyloc se rua vers elle malgré la douleur qui tiraillait ses jambes. La terreur de l’animal envahit ses narines et décupla sa soif de sang.

Le mâle vira subitement pour tenter de le semer. Greyloc sauta et enroula fermement ses bras autour de son encolure. L’animal rua follement, poussant des beuglements de peur et de désespoir.

Greyloc lui décocha de toutes ses forces un coup de poing au niveau du chanfrein. Il sentit le crâne se briser sous l’impact. Il saisit ensuite la bête à la gorge, et enfonça ses griffes dans la chair ferme, jusqu’à enserrer la trachée.

L’animal s’effondra lourdement au sol dans un mugissement étranglé. Ses pattes gigantesques battaient l’air. Greyloc enfonça ses crocs dans la plaie béante de la gorge, déchirant les chairs comme un loup enragé. Il s’abreuva du sang chaud et l’extase de la tuerie l’envahit. Le corps immense de sa proie frémit une dernière fois avant de s’immobiliser.

Greyloc sortit la tête des chairs déchiquetées et hurla vers le ciel :

« Hjolda ! »

Haletant, il continua de hurler son triomphe vers les cieux indifférents, la tête couverte de sang et de poils. Le reste du troupeau s’était enfui vers les hauteurs.

« Fenrys hjolda ! »

Son cri résonnait en écho dans la plaine. Il sourit. L’endorphine commençait à le calmer. Ses cœurs qui battaient en alternance s’assourdirent peu à peu.

La quintessence de mon être.

Le cadavre fumant répandait son sang sur la neige. Greyloc dépeça l’épaule droite. Ses griffes s’enfonçaient dans la viande comme dans du beurre. Les yeux de la bête étaient déjà vitreux. Il arracha de grands lambeaux et les dévora. La traque avait été éprouvante, mais la chair de konungur était riche en protéines, idéale pour rassasier n’importe quel prédateur.

Alors qu’il festoyait, Greyloc perçut que le vent avait tourné. Il leva la tête vers le ciel, le sang ruisselant sur son menton. Quelque chose approchait.

Il se redressa en découvrant les crocs. La bête en lui était toujours vivace et prête à tuer de nouveau. Une tache sombre apparut au loin, au milieu du ciel gris clair. Un aéronef. Il approchait rapidement et avait entamé sa descente vers la plaine.

Greyloc s’essuya la bouche, ce qui ne fit que maculer davantage sa barbe blanche. Il frissonna de rage et ses poils se hérissèrent de frustration.

Il valait mieux que cet intrus ait une bonne raison de le déranger…

L’appareil au profil ramassé s’approcha en soulevant des gerbes de neige. C’était un skarr, un petit transport armé de bolters jumelés sous les ailes. Un homme se tenait debout dans le compartiment passager ouvert à l’air libre, sa longue crinière rouge flottant dans les airs tandis que l’appareil atterrissait.

Jarl ! s’écria ce dernier par-dessus le vacarme des moteurs. L’engin s’immobilisa à un mètre du sol, l’air chaud s’échappant de ses turbines faisait rapidement fondre la neige sous la carlingue.

— Tromm… le salua Greyloc sans cacher son irritation. Ses nerfs étaient toujours à vif.

Le garde loup Tromm Rossek portait son armure. Sa silhouette imposante et énergique était complétée par une grosse tête joviale.

— Des nouvelles de Kjarlskar ! Heaume de Fer te demande !

Greyloc cracha un jet rougeâtre sur la neige.

— Tout de suite ?

Rossek haussa les épaules. Le tangage de l’appareil ne semblait pas le déranger.

— C’est ce qu’il a dit…

Greyloc soupira et jeta un regard frustré au cadavre mutilé du konungur. La joie de chasser venait de s’évanouir. Il se résigna silencieusement. Ses muscles se relâchèrent et il s’avança pour sauter agilement à bord de l’engin.

— La chasse a été bonne ? lui demanda Rossek, un large sourire illuminant son visage tatoué et rubicond.

— Ramène-moi à l’Aett, se contenta de grogner Greyloc. Dès qu’il fut à bord, les kaerls dans le cockpit firent décoller l’appareil.

Effectivement, la chasse avait été bonne.

L’engin se dirigea vers le nord-est. Les turbulences grandirent à l’approche des hauts pics. Le plateau d’Asaheim se trouvait à une altitude de plusieurs milliers de mètres, et même sur les plaines qui cernaient les montagnes, l’air était rare, si bien qu’un humain aurait eu du mal à y survivre sans un équipement approprié. Les cimes qui s’élevaient face à eux s’amoncelaient telles des géants de pierre et de glace lancés dans un pugilat sauvage. Les turbines hurlèrent de plus belle lorsque l’appareil prit de l’altitude.

Greyloc s’était cramponné à la rambarde et attendait patiemment la fin du voyage. Il pouvait sentir le sang se cristalliser sur son visage. Il n’était que légèrement vêtu, si bien que le froid ne tarderait pas à l’engourdir malgré sa constitution surhumaine, toutefois il restait dressé fièrement, laissant l’air glacial jouer dans sa crinière blanche.

— Alors, qu’est-ce qui se passe, cette fois ? finit-il par demander. L’appareil vira soudainement de bord, mais il n’en fut pas déstabilisé pour autant.

Rossek haussa les épaules encore une fois.

— Il a rassemblé tous les jarls. Ça a l’air important.

Greyloc grommela quelque chose en secouant la tête. Les effets secondaires de la traque étaient similaires à ceux d’une drogue. Il se sentait un peu sonné, l’esprit ralenti.

Les deux guerriers étaient physiquement opposés. Rossek était énorme, roux, barbu et joufflu. Son gros nez était épaté, il n’avait presque pas de cou et était taillé comme un lutteur. Un tatouage représentant un dragon recouvrait sa joue gauche jusqu’à la tempe, et six clous de service ornaient son front. Dans la plupart des autres chapitres, cela aurait indiqué que Rossek servait l’Empereur depuis six cents ans. Cependant, il était loin d’être aussi vieux. Il aimait simplement les clous plantés dans le crâne…

Greyloc était d’une autre veine : athlétique, élancé, dénué de la moindre once de graisse. Le visage du Seigneur Loup était lisse et froid, comme si le vent glacial l’avait préservé des ravages du temps. Cette apparence était encore plus flagrante sans son armure : Greyloc était un prédateur, un tueur rapide, silencieux et mortel. Il ne correspondait en rien aux canons de brutalité habituels du Vlka Fenryka, les guerriers surhumains de Fenris. Tout l’Aett connaissait ses talents de chasseur, cependant ses frères se défiaient de son caractère taciturne et de son teint pâle. Il était aussi blanc que la neige qu’il arpentait, et ses yeux avaient la couleur de l’acier.

C’était un fantôme. Une ombre blanche dans un paysage blanc.

— Tous les autres sont déjà là ? s’enquit Greyloc en laissant le vent lui fouetter le visage. Il ignora le froid qui mordait ses avant-bras dénudés.

— Il reste encore trois grandes compagnies en transit, dont celle de Kjarlskar.

Greyloc hocha la tête. Heaume de Fer rassemblait ses forces sur Fenris depuis longtemps. Il avait même suspendu – pour l’instant – la traque de son ennemi juré. L’idée de se venger de Magnus était devenue une obsession chez le Grand Loup. Greyloc le lui avait reproché à plusieurs reprises. Il y avait bien d’autres adversaires plus dangereux à affronter, et qui lorsqu’ils étaient acculés, contrairement au Primarque, faisaient volte-face et se battaient pour leur vie au lieu de fuir lâchement dans les profondeurs de l’éther.

— On va bien voir… conclut Greyloc sans quitter les montagnes des yeux.

Les pics se rapprochaient peu à peu. Ils étaient si vastes qu’un seul d’entre eux pouvait obscurcir tout l’horizon. Ils donnaient l’impression de jaillir du cœur même de la planète pour former une chaîne si vaste qu’elle montait jusqu’aux étoiles. Leurs flancs étaient escarpés, mouchetés de plaques de neige et de cascades de glace. Tous ces pics s’agglutinaient autour de l’Unique, l’Épaule du Père de Tous : le volda hamarrki, l’Échine du Monde.

Des lumières constellaient la forme sombre et gigantesque de cette éminence. Elles signalaient la demeure des Guerriers du Ciel, la portion de la montagne où ces demi-dieux avaient élu domicile. Ses habitants, qu’il s’agisse des kaerls ou des space marines, l’appelaient l’Aett.

Néanmoins, pour le reste de la galaxie, la forteresse de Russ était un lieu impénétrable entouré de légendes, et se nommait simplement le Croc.

Greyloc était toujours impassible. Il vit trois autres aéronefs se diriger vers la forteresse. Heaume de Fer battait le rappel de ses troupes.

— Peut-être s’est-il enfin résigné, dit Greyloc en observant les lumières des plates-formes d’atterrissage. « En tout cas, je l’espère… »

— Croc de Wyrm ! Arrête ta boucherie deux minutes, il faut qu’on parle !

Odain Sturmhjart avait pénétré dans le laboratorium en poussant sans ménagement les serviteurs-chirurgiens qui avaient la malchance de se trouver sur son passage. L’énorme Prêtre des Runes était engoncé dans son armure baroque. Il posa vigoureusement son bâton sur le sol. Le trop-plein d’énergie fit vibrer la pierre sous ses pieds.

Le thar Ariak Hraldir, porteur de la lame qui lui avait valu le surnom de Croc de Wyrm, leva la tête de sa paillasse. Ses yeux ressemblaient à deux pierres d’ambre dans la lumière diffuse. Il était irrité par cette intrusion, comme en témoignait l’expression féroce rivée sur son visage hideux. Il souffla de mépris, révélant une paire de crocs effilée, puis se releva péniblement, engourdi par les interminables heures qu’il venait de passer penché sur sa tâche.

— Espèce de joueur d’osselets ! Ce n’est vraiment pas le moment de me déranger.

L’établi métallique sur lequel il travaillait était recouvert d’éprouvettes. Chacune était étiquetée d’une rune. Certaines étaient isolées, d’autres étaient connectées les unes aux autres par des microfilaments ou des nappes de plasfibre.

Croc de Wyrm fit un geste de la main et les lampes de son laboratorium s’illuminèrent. Les néons découvrirent un sol au dallage blanc d’une propreté irréprochable et des pièces connectées les unes aux autres selon un agencement géométrique. Les sas menant à ces dernières se refermèrent lentement, mais Odain eut le temps d’apercevoir les paillasses recouvertes de centrifugeuses, de microscopes, de cryostats et d’autres appareils scientifiques, les écrans où défilaient des lignes de code runique, et les cuves immenses alignées le long des murs et remplies de liquide translucide. Des silhouettes humaines immobiles y baignaient.

— Va dire ça à Heaume de Brique ! répondit Sturmhjart. Son teint se fit plus rougeaud sous l’effet de l’énervement. « Il va t’écorcher vif si tu ne lui obéis pas. Je suis venu pour te sauver la peau ! »

Le Prêtre des Runes était taillé comme n’importe quel autre membre de l’Adeptus Astartes : charpenté, musclé et fort comme un bœuf. Un circuit augmétique avait été greffé à la place de son œil gauche, et il portait une barbe grise ébouriffée. Des talismans en os étaient accrochés à une chaîne sur sa plaque pectorale, et l’aidaient à canaliser la puissance des éléments. Les runes sur son armure auraient pu sembler disposées au hasard, néanmoins c’était loin d’être le cas. Chaque gravure n’avait été réalisée qu’après des jours d’incantations et de divination. Sa gouaille était tout aussi trompeuse : en tant que haut prêtre des runes de son chapitre, Sturmhjart détenait un pouvoir inimaginable.

— Qu’il essaie, murmura Croc de Wyrm en examinant une dernière éprouvette avant d’abandonner son établi. Le placard où étaient rangés ses instruments en acier se ferma dans un cliquetis lorsqu’il se leva. « Je lui rappellerai alors qui l’a sorti de son village de péquenauds, et qui lui a donné sa première fessée. »

Le Prêtre Loup se déplaçait lentement, et sans bruit en dépit de sa carrure imposante. Son âge avancé se lisait sur ses traits burinés. Des mèches noires et échevelées encadraient son visage aquilin. Ses tatouages avaient viré au rouge sombre avec le temps. Sa peau semblait aussi dure que du plasbéton, comme si elle s’était durcie après cinq siècles de combats incessants. Ses yeux étaient toujours vifs, et ses réflexes acérés malgré son âge. Son armure était aussi sombre que sa chevelure, et décorée d’ossements, mais aussi d’éraflures, d’entailles et d’impacts. Le moindre de ses mouvements irradiait l’assurance d’un vieux guerrier.

Les deux prêtres étaient si différents, et pourtant si similaires.

Sturmhjart jeta un regard sceptique aux rangées d’éprouvettes.

— Tu avances ?

— Tu n’as jamais compris l’importance de ces recherches. Je n’ai pas réussi à te convaincre voici dix ans, et je sais bien que je n’aurais pas plus de succès aujourd’hui, car tu es encore plus vieux et plus borné qu’avant !

Sturmhjart pouffa de mépris, un rire caverneux évoquant le grondement sourd d’un kraken.

— Je suis peut-être plus vieux, mais je doute d’être le plus borné de nous deux…

— Tu es plus têtu qu’une vieille mule !

Les deux prêtres sortirent du laboratorium. Ils suivirent le couloir menant aux ascenseurs. Les parois taillées à même la roche n’étaient éclairées que par des torches. Plusieurs serviteurs-
chirurgiens vêtus de robes noires s’inclinèrent à leur passage.

— Je ne sais pas combien de temps encore Heaume de Fer va continuer à tolérer tes recherches, dit Sturmhjart. Cela fait plus d’un an que tu n’as pas quitté le sol de Fenris.

— Il les tolérera jusqu’à leur achèvement, répondit Croc de Wyrm en tournant son visage sévère vers son interlocuteur. « Tout comme tu les tolères toi aussi. C’est une mission essentielle. »

Sturmhjart haussa les épaules.

— Je t’ai déjà averti de ne pas t’intéresser au wyrd, mon frère. Si le destin avait voulu qu’il en soit autrement, ce se serait déjà produit.

Croc de Wyrm grimaça et ses poils se hérissèrent. Il sentait l’animal en lui prêt à ressurgir à tout instant. Si Sturmhjart s’en aperçut, il ne le montra pas.

— Ne t’avise pas de me donner un ordre, frère, dit-il en s’arrêtant aussi sec. « Tu n’es pas le seul à savoir lire le futur. »

Les deux space marines se toisèrent quelques instants. Sturmhjart finit par rompre le silence.

— Espèce de vieux fou… soupira-t-il en reprenant sa marche le long du couloir. Il secouait la tête tout en avançant.

— C’est pour ça qu’on s’entend si bien ! répondit Croc de Wyrm en lui emboîtant le pas.

La salle du Grand Cercle se trouvait au sommet du Croc, dans le Valgard, tout proche de la cime, creusée au milieu d’une immense veine de granite. Ce fut un des premiers halls à être havé dans la roche par les géomanciens de Terra qui s’étaient posés sur Fenris pour construire la base de la Sixième Légion, avant qu’elle n’entre dans la légende.

À cette époque, les techno-adeptes pouvaient à loisir araser ou ériger des montagnes, modeler des continents et même dompter les humeurs saisonnières d’un monde hostile tel que Fenris. Ils auraient pu faire de cette planète un paradis, cependant le Primarque ordonna qu’on ne dénature pas son monde d’origine. Russ voulait que Fenris reste le ventre fécond qui donnerait naissance à des guerriers d’exception, un lieu où l’instinct de survie des hommes serait poussé jusqu’à ses plus extrêmes limites.

C’est ainsi que parmi les centaines de montagnes d’Asaheim, une seule avait été altérée. Elle avait été sillonnée de galeries, puis des machines étranges à la technologie aujourd’hui perdue lui avaient été implantées. Le savoir des scientifiques de jadis se perdait en effet peu à peu, au point que nulle citadelle aussi puissante que le Croc ne serait plus jamais construite. Cette citadelle était unique au sein de l’Imperium. Elle était le fruit d’un génie désormais agonisant, car l’humanité oubliait jour après jour les connaissances qui lui avaient permis de conquérir les étoiles.

À l’intérieur de la pièce, douze silhouettes se tenaient autour du Grand Cercle, cet énorme disque de pierre enchâssé dans le sol, et comportant les panneaux gravés des grandes compagnies. Huit de ces hommes étaient des jarls, ou seigneurs loups. Greyloc figurait parmi eux. Il portait de nouveau son armure, et avait nettoyé son visage souillé de sang. Trois des seigneurs loups n’étaient pas encore revenus sur Fenris, bien qu’ils eussent reçu le message astropathique de Heaume de Fer les informant de la découverte de Kjarlskar. À leurs côtés se trouvaient les trois hauts prêtres : Croc de Wyrm, Sturmhjart et le prêtre de fer Berensson Gassijk Rendmar, magnifique dans son armure d’artificier.

La dernière place était occupée par Harek Eireik Eireiksson, le Loup Suprême, l’Héritier de Russ. Il portait son armure Terminator, et surplombait tous les autres membres du conseil. Ses cheveux et sa barbe étaient noirs et bien fournis. Cette dernière était coiffée en deux longues tresses ornées de talismans en os. Croc de Wyrm mis à part, il était le plus vieux guerrier de l’assemblée. Il menait le chapitre depuis trois siècles, et avait servi l’Empereur pendant plus d’un siècle avant d’accéder à son rang actuel. Le sang de ses victimes l’éclaboussait depuis tant
d’années que le gris de son armure s’était assombri avec le temps. Seule la plaque de métal de l’hémisphère droit de son crâne luisait à la lueur des torches. Il avait reçu cet implant suite à une blessure infligée lors d’un duel particulièrement sanglant. C’était elle qui lui avait valu son surnom. Dans la pénombre de la pièce, Harek Heaume de Fer semblait aussi joyeux que le spectre de Morkai lui-même.

— Frères, annonça-t-il en regardant tour à tour chacun des seigneurs loups. Sa voix résonnait d’une violence permanente tout juste contenue. « La chasse va débuter. Le jarl Arvek Hren Kjarlskar a découvert le repaire du Traître. Nous tenons enfin notre vengeance. »

Alors qu’il parlait, un hololithe vert étincelant émergea du centre du Grand Cercle. Il représentait une planète tournant doucement sur elle-même. Plusieurs points lumineux indiquaient la présence de vaisseaux de guerre fenrissiens. Kjarlskar n’avait pas tardé à établir un blocus.

— Voici Gangava Prime, poursuivit Heaume de Fer, en insistant sur chaque mot. « Ses défenses orbitales ont d’ores et déjà été détruites, cependant des boucliers énergétiques protègent encore ses agglomérations principales. Selon Kjarlskar, la capitale à elle seule rassemble environ dix millions d’habitants. »

Heaume de Fer bouillonnait intérieurement tandis qu’il parlait. Greyloc vit le poing du Loup Suprême se serrer nerveusement. Sa soif de sang était palpable.

Il est déjà prêt à exploser…

— Nous partons ! annonça Heaume de Fer. Un sourire carnassier lui barra le visage, comme s’il défiait quiconque d’aller à l’encontre de sa décision. « Nous partons tous. Nous allons frapper vite et fort. Cette proie va nécessiter la férocité de toute la meute. »

L’hololithe clignota rapidement, puis les routes d’invasions et les zones d’atterrissage apparurent. L’objectif principal était un conglomérat urbain de plusieurs centaines de kilomètres de diamètre, en haut de l’hémisphère nord. Les lumières qui dessinaient la ville décrivaient des formes étranges, et Greyloc se sentit mal à l’aise lorsqu’il les regarda. Des grognements étouffés de la part des autres seigneurs loups indiquaient qu’ils ressentaient eux aussi la corruption sous-jacente dans ces motifs.

— Combien de semaines de voyage ? demanda Morskarl, le jarl de la troisième grande compagnie. Sa voix était à moitié étouffée par un masque archaïque datant de l’Hérésie.

— Trois. La flotte est presque prête à appareiller.

— Tu es sûr qu’il se trouve là-bas ? s’enquit le prêtre de fer Rendmar avec sa voix étrange aux sonorités métalliques.

— Le prêtre des runes de Kjarlskar l’a confirmé. Le Traître nous attend. Il pèche par excès de confiance.

— Il nous pousse à attaquer, plutôt, intervint le jarl Egial Vraksson de la cinquième grande compagnie. Il fronça les sourcils en examinant les données tactiques. « La question est de savoir pourquoi… »

— Faux. Notre objectif est protégé par plus de deux millions de soldats. Il est fortifié, et abrite des usines d’armement. Le Traître rassemble une nouvelle légion, mes frères, toutefois nous l’avons découvert avant qu’il soit prêt.

— Une légion sans flotte ? objecta Greyloc.

Il sentit des yeux hostiles se tourner vers lui. L’enthousiasme de Heaume de Fer était toujours contagieux. Ses compagnons n’étaient pas disposés à supporter la moindre réticence.

— Qu’est-ce que cela change, jeune chiot ? répondit Heaume de Fer. Ce qualificatif était parfois employé par les plus vieux jarls pour taquiner Greyloc sur sa jeunesse, mais dans la bouche de Heaume de Fer, il devenait blessant.

Greyloc soutint le regard de son seigneur. Le reste de l’assemblée se tut, dans l’attente de ce qui allait se passer. La tension monta soudainement d’un cran.

— Tu penses que le Traître a été pris par surprise ? dit Greyloc en conservant une voix calme et une posture respectueuse. « Combien de fois nous a-t-il déjà trompés auparavant ? »

Rekki Oirreisson, le jarl de la septième grande compagnie, gronda de mépris. C’était un monstre hirsute à la mâchoire carrée qui ressemblait à un ours.

— Le prêtre des runes a parlé ! Magnus se trouve là-bas !

— Et quand bien même ? répliqua Greyloc. « Malgré sa corruption, Magnus reste un primarque. Si Russ lui-même – gloire à lui – n’a pu le tuer, comment y parviendrions-nous ? »

En entendant cela, Borek Salvrgrim, jarl de la deuxième grande compagnie, le foudroya du regard et fit en pas en avant en portant la main à son arme. Les autres seigneurs loups l’appuyèrent par des grognements colériques.

— Jarl Greyloc, tu t’égares ! l’avertit Heaume de Fer. Sa voix puissante résonna en écho dans la pièce.

Pendant quelques instants, la tension resta à son comble. Le simple fait de suggérer que les Rout puissent échouer était risqué.

Finalement, Salvrgrim se calma et recula d’un pas, non sans lancer un dernier regard plein de reproches à Greyloc.

— C’est notre devoir, conclut Heaume de Fer en fixant Greyloc, comme s’il faisait la leçon à enfant. « Cette dette de sang doit être payée. »

Greyloc connaissait aussi bien que les autres l’importance d’un serment. Ils étaient des chasseurs, des loups, et mener une traque jusqu’à son terme était une question d’honneur. Le reste de l’Imperium considérait souvent les guerriers de Russ comme des sauvages, cependant cela ne faisait que témoigner de son ignorance de l’Histoire de la galaxie. Les Loups accomplissaient toujours la mission qu’ils s’étaient fixée. Ils étaient nés pour ça. Abandonner une chasse avant la curée était un déshonneur terrible qui ne pouvait être lavé que dans le sang.

— D’autres paramètres sont à prendre en compte… intervint Croc de Wyrm. Il était trop vieux pour se soucier de l’avis des autres. Ses yeux cyniques affrontèrent le regard intransigeant de Heaume de Fer. « À commencer par mes recherches. »

— Comment oses-tu ? marmonna Vraksson. « Tu participes à un conseil de guerre. Nous n’avons que faire de tes expériences blasphématoires ! »

Croc de Wyrm le toisa froidement.

— Je pense pourtant qu’elles pourraient te servir, à toi plus qu’à tout autre, Egial…

— Assez ! rugit Heaume de Fer.

Greyloc observait attentivement le Loup Suprême, pupilles dilatées et narines frémissantes. La soif de sang de Heaume de Fer était forte.

Ce conseil ne peut aboutir qu’à une seule décision.

— Vous me décevez, reprit le Loup Suprême. Le Roi Rouge, l’architecte de notre déshonneur, est à notre merci, et vous hésitez encore. Honte sur vous, mes frères ! Allez-vous rester terrés ici, à vous vautrer dans la gloire que nous ont léguée nos pères ?

Un nouveau murmure d’approbation parcourut la salle. La violence sourde des premiers temps avait laissé place à l’impatience. Greyloc pouvait apprécier l’adresse de Heaume de Fer à jouer avec l’orgueil de ses jarls. Il décida de ne plus intervenir. Plus rien ne pourrait changer
l’issue de ce conseil.

— Nos forces sont presque rassemblées, continua Heaume de Fer. Aucune armée de la galaxie ne peut se dresser face à la totalité des grandes compagnies. Kjarlskar a acculé le Traître. Gangava n’attend que notre coup de grâce.

Salvrgrim, dont l’amour de la chasse ne connaissait pas de limite, approuva avidement son seigneur.

— L’heure est venue, mes frères. Ne le sentez-vous donc pas ? s’exclama le Loup Suprême en ouvrant les bras pour embrasser tout l’hololithe. « Nous allons enfin exterminer les dernières vermines de Prospero !»

Les parois vibrèrent littéralement sous le rugissement d’enthousiasme des jarls.

Greyloc lança un regard rapide à Croc de Wyrm. C’était son seul allié. Comme d’habitude, l’expression du prêtre était impénétrable.

— Et qui protégera la citadelle, Monseigneur ? s’enquit le vieux prêtre loup lorsque le vacarme se calma un peu.

Heaume de Fer le gratifia d’un air à la fois méprisant et exaspéré.

— Toi, bien évidemment ! Toi et le chiot, puisque vous n’avez pas les tripes pour vous battre. Je laisse une grande compagnie défendre notre demeure. Les autres m’accompagneront.

Il se tourna vers le cercle de guerriers en armure rassemblé autour du Grand Cercle. Un sourire sauvage illuminait ses traits de pierre.

— Ceux qui se joindront à moi vont connaître la gloire ! Nous allons réussir là où même notre terrible père a échoué, mes frères !

Son sourire s’élargit, révélant des rangées de crocs d’ivoire et de métal.

— Nous allons tuer le Roi Rouge, tonna-t-il, et sa voix roula en grondements féroces sur la voûte. « Nous allons éliminer sa présence immonde de cette galaxie ! »