V

Mourad, le haut calife et l'altier padischah,
En sortant de la rue où les gens de la ville
L'avaient pu voir toucher à cette bête vile,
Fut le soir même pris d'une fièvre, et mourut.
Le tombeau des soudans, bâti de jaspe brut,
Couvert d'orfèvrerie, auguste, et dont l'entrée
Semble l'intérieur d'une bête éventrée
Qui serait tout en or et tout en diamants,
Ce monument, superbe entre les monuments,
Qui hérisse, au-dessus d'un mur de briques sèches,
Son faîte plein de tours comme un carquois de flèches,
Ce turbé que Bagdad montre encore aujourd'hui,
Reçut le sultan mort et se ferma sur lui.
Quand il fut là, gisant et couché sous la pierre,
Mourad ouvrit les yeux et vit une lumière ;
Sans qu'on pût distinguer l'astre ni le flambeau,
Un éblouissement remplissait son tombeau ;
Une aube s'y levait, prodigieuse et douce ;
Et sa prunelle éteinte eut l'étrange secousse
D'une porte de jour qui s'ouvre dans la nuit.
Il aperçut l'échelle immense qui conduit
Les actions de l'homme à l'oeil qui voit les âmes ;
Et les clartés étaient des roses et des flammes ;
Et Mourad entendit une voix qui disait :
-Mourad, neveu d'Achmet et fils de Bajazet,
Tu semblais à jamais perdu ; ton âme infime N'était plus qu'un ulcère et ton destin un crime ;
Tu sombrais parmi ceux que le mal submergea ;
Déjà Satan était visible en toi ; déjà
Sans t'en douter, promis aux tourbillons funèbres
Des spectres sous la voûte infâme des ténèbres,
Tu portais sur ton dos les ailes de la nuit ;
De ton pas sépulcral l'enfer guettait le bruit ;
Autour de toi montait, par ton crime attirée,
L'obscurité du gouffre ainsi qu'une marée ;
Tu penchais sur l'abîme où l'homme est châtié ;
Mais tu viens d'avoir, monstre, un éclair de pitié ;
Une lueur suprême et désintéressée
A, comme à ton insu, traversé ta pensée,
Et je t'ai fait mourir dans ton bon mouvement ;
Il suffit, pour sauver même l'homme inclément,
Même le plus sanglant des bourreaux et des maîtres,
Du moindre des bienfaits sur le dernier des êtres ;
Un seul instant d'amour rouvre l'éden fermé ;
Un pourceau secouru pèse un monde opprimé ;
Viens ! le ciel s'offre, avec ses étoiles sans nombre,
En frémissant de joie, à l'évadé de l'ombre !
Viens ! tu fus bon un jour, sois à jamais heureux.
Entre, transfiguré ; tes crimes ténébreux,
O roi, derrière toi s'effacent dans les gloires ;
Tourne la tête, et vois blanchir tes ailes noires.