PRÉFACE DE LA PREMIÈRE SÉRIE
Hauteville-House, Septembre 1857,
Les personnes qui voudront bien jeter un coup d'oeil sur ce livre
ne s'enferaient pas une idée précise, si elles y voyaient autre
chose qu'un commencement.
Ce livre est-il donc un fragment ?
Non.
Il existe à part. Il a, comme on le verra, son exposition, son
milieu et sa fin.
Mais, en même temps, il est, pour ainsi dire, la première page d'un
autre livre.
Un commencement peut-il être un tout ?
Sans doute.
Un péristyle est un édifice.
L'arbre, commencement de la forêt, est un tout. Il appartient à la
vie isolée, par la racine, et à la vie en commun, par la sève. A
lui seul, il ne prouve que l'arbre, mais il annonce la forêt.
Ce livre, s'il n'y avait pas quelque affectation dans des
comparaisons de cette nature, aurait, lui aussi, ce double
caractère. Il existe solitairement et forme un tout ; il existe
solidairement et fait partie d'un ensemble.
Cet ensemble, que sera-t-il ?
Exprimer l'humanité dans une espèce d'oeuvre cyclique ; la peindre
successivement et simultanément sous tous ses aspects, histoire,
fable, philosophie, religion, science, lesquels se résument en un
seul et immense mouvement d'ascension vers la lumière ; faire
apparaître dans une sorte de miroir sombre et clair-que
l'interruption naturelle des travaux terrestres brisera
probablement avant qu'il ait la dimension rêvée par l'auteur-cette
grande figure une et multiple, lugubre et rayonnante, fatale et
sacrée, l'Homme ; voilà de quelle pensée, de quelle ambition, si
l'on veut, est sortie La Légende des Siècles.
Le volume qu'on va lire n'en contient que la première partie, la
première série, comme dit le titre.
Les poèmes qui composent ce volume ne sont donc autre chose que des
empreintes successives du profil humain, de date en date, depuis
Ève, mère des hommes, jusqu'à la Révolution, mère des peuples ;
empreintes prises, tantôt sur la barbarie, tantôt sur la
civilisation, presque toujours sur le vif de l'histoire ;
empreintes moulées sur le masque des siècles.
Quand d'autres volumes se seront joints à celui-ci, de façon à
rendre l'oeuvre un peu moins incomplète, cette série d'empreintes,
vaguement disposées dans un certain ordre chronologique, pourra
former une sorte de galerie de la médaille humaine.
Pour le poète comme pour l'historien, pour l'archéologue comme pour
le philosophe, chaque siècle est un changement de physionomie de
l'humanité. On trouvera dans ce volume, qui, nous le répétons, sera
continué et complété, le reflet de quelques-uns de ces changements
de physionomie.
On y trouvera quelque chose du passé, quelque chose du présent et
comme un vague mirage de l'avenir. Du reste, ces poèmes, divers par
le sujet, mais inspirés par la même pensée, n'ont entre eux d'autre
noeud qu'un fil, ce fil qui s'atténue quelquefois au point de
devenir invisible, mais qui ne casse jamais, le grand fil
mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès.
Comme dans une mosaïque, chaque pierre a sa couleur et sa forme
propre ; l'ensemble donne une figure. La figure de ce livre, on l'a
dit plus haut, c'est l'Homme.
Ce volume d'ailleurs, qu'on veuille bien ne pas l'oublier, est à
l'ouvrage dont il fait partie, et qui sera mis au jour plus tard,
ce que serait à une symphonie l'ouverture. Il n'en peut donner
l'idée exacte et complète, mais il contient une lueur de l'oeuvre
entière.
Le poème que l'auteur a dans l'esprit n'est ici qu'entr'ouvert.
Quant à ce volume pris en lui-même, l'auteur n'a qu'un mot à en
dire. Le genre humain, considéré comme un grand individu collectif
accomplissant d'époque en époque une série d'actes sur la terre, a
deux aspects, l'aspect historique et l'aspect légendaire. Le second
n'est pas moins vrai que le premier ; le premier n'est pas moins
conjectural que le second.
Qu'on ne conclue pas de cette dernière ligne-disons-le en
passant-qu'il puisse entrer dans la pensée de l'auteur d'amoindrir
la haute valeur de l'enseignement historique. Pas une gloire, parmi
les splendeurs du génie humain, ne dépasse celle du grand historien
philosophe. L'auteur, seulement, sans diminuer la portée de
l'histoire, veut constater la portée de la légende. Hérodote fait
l'histoire, Homère fait la légende.
C'est l'aspect légendaire qui prévaut dans ce volume et qui en
colore les poèmes. Ces poèmes se passent l'un à l'autre le flambeau
de la tradition humaine. Quasi cursores. C'est ce flambeau, dont la
flamme est le vrai, qui fait l'unité de ce livre. Tous ces poèmes,
ceux du moins qui résument le passé, sont de la réalité historique
condensée ou de la réalité historique devinée. La fiction parfois,
la falsification jamais ; aucun grossissement de lignes ; fidélité
absolue à la couleur des temps et à l'esprit des civilisations
diverses. Pour citer des exemples, la Décadence romaine n'a pas un
détail qui ne soit rigoureusement exact ; la barbarie mahométane
ressort de Cantemir, à travers l'enthousiasme de l'historiographe
turc, telle qu'elle est exposée dans les premières pages de
Zim-Zizimi et de Sultan Mourad.
Du reste, les personnes auxquelles l'étude du passé est familière
reconnaîtront, l'auteur n'en doute pas, l'accent réel et sincère de
tout ce livre. Un de ces poèmes (Première rencontre du Christ avec
le tombeau) est tiré, l'auteur pourrait dire traduit, de
l'évangile.
Deux autres (Le Mariage de Roland, Aymerillot) sont des feuillets
détachés de la colossale épopée du moyen âge (Charlemagne, emperor
à la barbe florie). Ces deux poèmes jaillissent directement des
livres de geste de la chevalerie. C'est de l'histoire écoutée aux
portes de la légende.
Quant au mode de formation de plusieurs des autres poèmes dans la
pensée de l'auteur, on pourra s'en faire une idée en lisant les
quelques lignes placées en note avant la pièce intitulée Les
Raisons du Momotombo ; lignes d'où cette pièce est sortie. L'auteur
en convient, un rudiment imperceptible, perdu dans la chronique ou
dans la tradition, à peine visible à l'oeil nu, lui a souvent
suffi. Il n'est pas défendu au poète et au philosophe d'essayer sur
les faits sociaux ce que le naturaliste essaie sur les faits
zoologiques, la reconstruction du monstre d'après l'empreinte de
l'ongle ou l'alvéole de la dent.
Ici lacune, là étude complaisante et approfondie d'un détail, tel
est l'inconvénient de toute publication fractionnée. Ces défauts de
proportion peuvent n'être qu'apparents. Le lecteur trouvera
certainement juste d'attendre, pour les apprécier définitivement,
que La Légende des Siècles ait paru en entier. Les usurpations, par
exemple, jouent un tel rôle dans la construction des royautés au
moyen âge et mêlent tant de crimes à la complication des
investitures, que l'auteur a cru devoir les présenter sous leurs
trois principaux aspects dans les trois drames, Le Petit Roi de
Galice, Éviradnus, La Confiance du Marquis Fabrice. Ce qui peut
sembler aujourd'hui un développement excessif s'ajustera plus tard
à l'ensemble.
Les tableaux riants sont rares dans ce livre ; cela tient à ce
qu'ils ne sont pas fréquents dans l'histoire.
Comme on le verra, l'auteur, en racontant le genre humain, ne
l'isole pas de son entourage terrestre. Il mêle quelquefois à
l'homme, il heurte à l'âme humaine, afin de lui faire rendre son
véritable son, ces êtres différents de l'homme que nous nommons
bêtes, choses, nature morte, et qui remplissent on ne sait quelles
fonctions fatales dans l'équilibre vertigineux de la création.
Tel est ce livre. L'auteur l'offre au public sans rien se
dissimuler de sa profonde insuffisance. C'est une tentative vers
l'idéal. Rien de plus.
Ce dernier mot a besoin peut-être d'être expliqué.
Plus tard, nous le croyons, lorsque plusieurs autres parties de ce
livre auront été publiées, on apercevra le lien qui, dans la
conception de l'auteur, rattache La Légende des Siècles à deux
autres poèmes, presque terminés à cette heure, et qui en sont, l'un
le dénoûment, l'autre le commencement : La Fin de Satan, Dieu.
L'auteur, du reste, pour compléter ce qu'il a dit plus haut, ne
voit aucune difficulté à faire entrevoir, dès à présent, qu'il a
esquissé dans la solitude une sorte de poème d'une certaine étendue
où se réverbère le problème unique, l'Être, sous sa triple face :
l'Humanité, le Mal, l'Infini ; le progressif, le relatif, l'absolu
; en ce qu'on pourrait appeler trois chants, La Légende des
Siècles, La Fin de Satan, Dieu.
Il publie aujourd'hui un premier carton de cette esquisse. Les
autres suivront.
Nul ne peut répondre d'achever ce qu'il a commencé, pas une minute
de continuation certaine n'est assurée à l'oeuvre ébauchée ; la
solution de continuité, hélas ! c'est tout l'homme ; mais il est
permis, même au plus faible, d'avoir une bonne intention et de la
dire.
Or l'intention de ce livre est bonne.
L'épanouissement du genre humain de siècle en siècle, l'homme
montant des ténèbres à l'idéal, la transfiguration paradisiaque de
l'enfer terrestre, l'éclosion lente et suprême de la liberté, droit
pour cette vie, responsabilité pour l'autre ; une espèce d'hymne
religieux à mille strophes, ayant dans ses entrailles une foi
profonde et sur son sommet une haute prière ; le drame de la
création éclairé par le visage du créateur, voilà ce que sera,
terminé, ce poème dans son ensemble ; si Dieu, maître des
existences humaines, y consent.