XVII - LA MASSUE
Comme sort de la brume
Un sévère sapin, vieilli dans l'Appenzell,
A l'heure où le matin au souffle universel
Passe, des bois profonds balayant la lisière,
Le preux ouvre son casque, et hors de la visière
Sa longue barbe blanche et tranquille apparaît.
Sigismond s'est dressé comme un dogue en arrêt ;
Ladislas bondit, hurle, ébauche une huée,
Grince des dents et rit, et, comme la nuée
Résume en un éclair le gouffre pluvieux,
Toute sa rage éclate en ce cri :-C'est un vieux !
Le grand chevalier dit, regardant l'un et l'autre :
-Rois, un vieux de mon temps vaut deux jeunes du vôtre.
Je vous défie à mort, laissant à votre choix
D'attaquer l'un sans l'autre ou tous deux à la fois ;
Prenez au tas quelque arme ici qui vous convienne ;
Vous êtes sans cuirasse et je quitte la mienne ;
Car le châtiment doit lui-même être correct.
Éviradnus n'a plus que sa veste d'Utrecht.
Pendant que, grave et froid, il déboucle sa chape,
Ladislas, furtif, prend un couteau sur la nappe,
Se déchausse, et, rapide et bras levé, pieds nus,
Il se glisse en rampant derrière Éviradnus ;
Mais Éviradnus sent qu'on l'attaque en arrière,
Se tourne, empoigne et tord la lame meurtrière,
Et sa main colossale étreint comme un étau Le cou de Ladislas, qui
lâche le couteau ;
Dans l'oeil du nain royal on voit la mort paraître.
-Je devrais te couper les quatre membres, traître,
Et te laisser ramper sur tes moignons sanglants.
Tiens, dit Éviradnus, meurs vite !
Et sur ses flancs
Le roi s'affaisse, et, blême et l'oeil hors de l'orbite,
Sans un cri, tant la mort formidable est subite,
Il expire.
L'un meurt, mais l'autre s'est dressé.
Le preux, en délaçant sa cuirasse, a posé
Sur un banc son épée, et Sigismond l'a prise.
Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise ;
L'épée au poing, joyeux, assassin rayonnant,
Croisant les bras, il crie : A mon tour maintenant !-
Et les noirs chevaliers, juges de cette lice,
Peuvent voir, à deux pas du fatal précipice,
Près de Mahaud, qui semble un corps inanimé,
Éviradnus sans arme et Sigismond armé.
Le gouffre attend. Il faut que l'un des deux y tombe.
-Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe,
Dit Sigismond. C'est toi le mort, c'est toi le chien !
Le moment est funèbre ; Éviradnus sent bien
Qu'avant qu'il ait choisi dans quelque armure un glaive
Il aura dans les reins la pointe qui se lève ; Que faire ? Tout à
coup sur Ladislas gisant
Son oeil tombe ; il sourit, terrible, et, se baissant
De l'air d'un lion pris qui trouve son issue
-Hé ! dit-il, je n'ai pas besoin d'autre massue !-
Et, prenant aux talons le cadavre du roi,
Il marche à l'empereur qui chancelle d'effroi ;
Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,
Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue
Au-dessus de sa tête, en murmurant : Tout beau !
Cette espèce de fronde horrible du tombeau,
Dont le corps est la corde et la tête la pierre.
Le cadavre éperdu se renverse en arrière,
Et les bras disloqués font des gestes hideux.
Lui, crie :-Arrangez-vous, princes, entre vous deux.
Si l'enfer s'éteignait, dans l'ombre universelle,
On le rallumerait, certe, avec l'étincelle
Qu'on peut tirer d'un roi heurtant un empereur.
Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d'horreur,
Recule, sans la voir, vers la lugubre trappe ;
Soudain le mort s'abat et le cadavre frappe...
Éviradnus est seul. Et l'on entend le bruit
De deux spectres tombant ensemble dans la nuit.
Le preux se courbe au seuil du puits, son oeil y plonge,
Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe :
-C'est bien ! disparaissez, le tigre et le chacal !