XII - LE GRAND JOSS ET LE PETIT ZÉNO

Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois têtes
Joyeuses, et d'où sort une lueur de fêtes ;
Deux hommes, une femme en robe de drap d'or.
L'un des hommes paraît trente ans ; l'autre est encor
Plus jeune, et sur son dos il porte en bandoulière
La guitare où s'enlace une branche de lierre ;
Il est grand et blond ; l'autre est petit, pâle et brun ;
Ces hommes, qu'on dirait faits d'ombre et de parfum,
Sont beaux, mais le démon dans leur beauté grimace ;
Avril a de ces fleurs où rampe une limace.
-Mon grand Joss, mon petit Zéno, venez ici.
Voyez. C'est effrayant.
Celle qui parle ainsi
C'est madame Mahaud ; le clair de lune semble
Caresser sa beauté qui rayonne et qui tremble,
Comme si ce doux être était de ceux que l'air
Crée, apporte et remporte en un céleste éclair.
-Passer ici la nuit ! Certe, un trône s'achète !
Si vous n'étiez venus m'escorter en cachette,
Dit-elle, je serais vraiment morte de peur.
La lune éclaire auprès du seuil, dans la vapeur,
Un des grands chevaliers adossés aux murailles.
-Comme je vous vendrais à l'encan ces ferrailles !
Dit Zéno ; je ferais, si j'étais le marquis,
De ce tas de vieux clous sortir des vins exquis, Des galas, des tournois, des bouffons, et des femmes.
Et, frappant cet airain d'où sort le bruit des âmes,
Cette armure où l'on voit frémir le gantelet,
Calme et riant, il donne au sépulcre un soufflet.
-Laissez donc mes aïeux, dit Mahaud qui murmure.
Vous êtes trop petit pour toucher cette armure.
Zéno pâlit. Mais Joss :-ça, des aïeux ! J'en ris.
Tous ces bonshommes noirs sont des nids de souris.
Pardieu ! pendant qu'ils ont l'air terrible, et qu'ils songent,
Écoutez, on entend le bruit des dents qui rongent.
Et dire qu'en effet autrefois tout cela
S'appelait Ottocar, Othon, Platon, Bela !
Hélas ! la fin n'est pas plaisante, et déconcerte.
Soyez donc ducs et rois ! Je ne voudrais pas, certe,
Avoir été colosse, avoir été héros,
Madame, avoir empli de morts des tombereaux,
Pour que, sous ma farouche et fière bourguignotte,
Moi, prince et spectre, un rat paisible me grignote !
-C'est que ce n'est point là votre état, dit Mahaud.
Chantez, soit ; mais ici ne parlez pas trop haut.
-Bien dit, reprit Zéno. C'est un lieu de prodiges.
Et, quant à moi, je vois des serpentes, des striges,
Tout un fourmillement de monstres, s'ébaucher
Dans la brume qui sort des fentes du plancher.
Mahaud frémit.
-Ce vin que l'abbé m'a fait boire
Va bientôt m'endormir d'une façon très noire ;
Jurez-moi de rester près de moi.
-J'en réponds,
Dit Joss ; et Zéno dit :-Je le jure. Soupons.