VIII
LAÏCITÉ POSITIVE
ET DISCRIMINATION POSITIVE

« La république subit depuis deux ans des viols répétés de son intégrité laïque, sans que l’on entende, ni parmi les intellectuels ni au sein de l’Assemblée, aucune voix qui tonne. »

Alain-Gérard Slama,
La Société d’indifférence, Pion, 2009.

Laïcité positive et discrimination positive. Nous voici au cœur de ce qui était l’originalité sarkozyste. Ces deux notions étaient perçues, à juste titre, par bien des républicains dans l’âme, comme dangereuses. On verra qu’elles l’auraient effectivement été si elles n’avaient pas explosé en vol, si elles s’étaient appuyées sur un peu plus qu’un programme « vite fait » ayant pour principal objectif de trouver des thèmes de rupture par pure stratégie de campagne. Ces deux notions n’ont pas tenu la distance tant elles étaient éloignées de la réalité nationale et de la tradition républicaine de notre pays.

Discrimination positive

Retour sur l’un des aspects du discours de Nicolas Sarkozy à Versailles, le 22 juin 2009, devant le Congrès (sénateurs et députés réunis). Le président y a notamment prononcé cette phrase largement passée inaperçue : « Pour atteindre l’égalité, il faut savoir donner plus à ceux qui ont moins. Il ne faut pas le faire sur des critères ethniques mais sur des critères sociaux. » Cette phrase nous montre d’abord que le retour tant commenté au modèle social français dans le domaine économique s’accompagne, de façon assez cohérente, d’un retour des valeurs républicaines classiques pour les questions de société. Nous voilà donc aux limites de la fameuse rupture. La question politique de la campagne présidentielle était de savoir s’il fallait consolider le modèle français (social et républicain) pour renforcer ses caractéristiques (solidarité et universalisme) ou s’il fallait, comme le préconisait le candidat Sarkozy, opérer une certaine rupture, non pas bien sûr avec le modèle lui-même, mais avec ses dérives. Si ce modèle n’est plus efficace, est-ce parce qu’il n’est pas assez respecté, ou est-ce parce qu’il faut le faire évoluer, rompre avec une certaine forme de solidarité coûteuse, facteur d’assistanat paralysant, rompre notamment avec une certaine forme d’universalisme uniformisant qui entraîne, de fait, une discrimination ? Ces questions, et les réponses données pendant la campagne et au début du quinquennat, ont été battues en brèche, soit par la crise (dans le domaine économique et social), soit par la force intrinsèque des principes fondateurs de la république pour ce qui est de la fameuse discrimination positive explicitement abandonnée à Versailles ce jour-là.


Nicolas Sarkozy avait abandonné l’expression « discrimination positive » pendant la campagne, mais il tenait encore aux statistiques ethniques pour mesurer la discrimination. Et son souci partait d’un constat imparable : la diversité ne se traduit pas en haut de l’échelle sociale. Dans notre tradition, les races n’existent pas, mais dans la réalité le racisme existe et l’égalité des chances n’est plus qu’une idée. La discrimination positive pouvait donc, logiquement, apparaître comme une solution, au moins à tenter. Seulement, sa mise en place implique de manier des concepts qui sont en contradiction avec les principes de base de notre consensus. La discrimination positive peut se concevoir dans une société organisée en communautés associées. Mais la France est fondée sur une solidarité entre individus et non entre différents groupes. Il s’agit donc d’individualisme. L’individualisme positif défini par les Lumières. Rousseau écrivait : « Nul ne peut écrire sa vie que lui-même, sa véritable vie n’est connue que de lui. » L’individualisme et le refus du communautarisme, on les trouve aussi chez Benjamin Constant, comme le rappelle le professeur d’histoire des idées politiques chroniqueur au Figaro et à France Culture, Alain-Gérard Slama : « Chacun est libre individuellement, mais dès qu’il entre dans un ensemble, il cesse d’être libre. » Si l’on pense que les Lumières sont la source d’inspiration de notre organisation sociale, et bien sûr Nicolas Sarkozy le pense et le dit, alors il est tout naturel d’abandonner l’idée de la mise en place de statistiques ethniques telle qu’elle était évoquée par la « doctrine » sarkozyste. Yazid Sabeg, homme d’affaires engagé dans le combat pour la diversité, avait, avec de bonnes intentions, été chargé de réfléchir aux moyens de mesurer la diversité ethnique. Ou plutôt de mesurer la discrimination… ce qui revient techniquement au même. Ses conclusions sont intéressantes mais totalement intraduisibles dans une loi. Pour compter il faut distinguer, donc établir, des statistiques ethniques ; mais c’est reconnaître les races et, de ce fait, renier les Lumières. Conclusion : c’est par des critères sociaux, comme en a finalement convenu le président, qu’on œuvre le mieux pour la diversité. La mixité sociale entraîne mécaniquement la diversité. Pour cela, il y a des tas d’instruments. Ils existent déjà, seulement ils ne sont pas utilisés par manque de courage politique. On peut en citer un, presque au hasard, la loi SRU, qui impose 20 % de logements sociaux dans toutes les communes. Petit rappel gentiment persifleur : Neuilly, 2,8 % de logements sociaux. Le retour du politique, le retour du courage politique, consisterait à abroger la loi SRU, ou alors à se donner les moyens de la faire respecter.

La discrimination positive par des critères ethniques est abandonnée, les statistiques ethniques sont impraticables ; Nicolas Sarkozy a dû se séparer, discrètement et par étapes, d’une des originalités les plus marquantes de son programme. Elle n’aura été appliquée qu’en surface, au moment de la composition multicolore du premier gouvernement Fillon en juin 2007. Un renoncement sur un sujet fondamental qui souligne la superficialité du programme de Nicolas Sarkozy ou la souplesse de ce qu’on appelle le sarkozysme.

Laïcité positive

La Société d’indifférence, l’ouvrage d’Alain-Gérard Slama, est sans doute l’un des livres les plus pertinents, les plus érudits et les plus percutants qui aient été écrits pendant cette première partie du premier quinquennat de Nicolas Sarkozy. Le professeur Slama, essayiste et chroniqueur au Figaro, est de droite. Il s’affiche comme tel. Il est avant tout républicain, universaliste et grand défenseur des philosophes des Lumières qu’il tient pour les pères fondateurs du modèle républicain. Il est aussi promoteur d’une politique de caractère. Son livre est un réquisitoire implacable et argumenté du discours sarkozien. Il y voit un danger pour la république, un affaissement des valeurs qui fondent l’identité française depuis 1789. Sur deux cent trente-six pages injustement passées inaperçues, Slama commet un fratricide envers un homme politique de son camp. Dans le texte de Slama, à aucun moment le nom de Sarkozy n’est mentionné mais le président est bien sûr le cœur du sujet, et le réquisitoire est beaucoup plus convaincant que les constructions idéologiques scabreuses du philosophe Alain Badiou 1. Mais Slama s’attelle au discours. Il ne voit pas (ou pas encore) que les actes n’ont rien à voir avec le discours. « Que d’la gueule », disait-on dans les cours de récré de mon enfance face à un provocateur bravache qui parlait haut et agissait bas. Alain-Gérard Slama a écrit son livre en 2008, qui a paru début 2009. C’était sans doute un peu tôt pour comprendre que tous ces discours dangereux sur la laïcité ne seraient pas mis en œuvre et même abandonnés en rase campagne. À moins que la parole forte d’un intellectuel de droite comme Slama ait été à ce point partagée par suffisamment de responsables politiques UMP pour que Nicolas Sarkozy et son entourage comprennent finalement que la laïcité à la française est un bien commun, unique au monde, un équilibre presque parfait, toujours précaire, obtenu après un siècle d’ajustements, de combats politiques homériques, de compromis courageux. Oser qualifier la laïcité qu’il voudrait réformer de « positive », c’est d’emblée considérer que la laïcité est un concept négatif par essence. Comme la discrimination ou le cholestérol. Les termes « laïcité positive » sont devenus un concept dans la bouche du président lors du fameux discours du Latran, à Rome, à l’occasion de la visite de Nicolas Sarkozy au Vatican fin 2007. Le discours avait effectivement de quoi effrayer tout bon républicain. Le président rencontre le pape le 20 décembre 2007. Il lui présente les membres de sa délégation, parmi lesquels Emmanuelle Mignon, encore en cours à l’époque, Jean-Marie Bigard, l’ami du show-biz, très pratiquant et à l’époque encore fréquentable (il n’avait pas encore sombré dans le conspirationnisme doutant que le 11 Septembre fut un attentat), et le conseiller, Patrick Buisson.

Chaque président français est chanoine honoraire de la basilique Saint-Jean-de-Latran à Rome. Une fonction dévolue au chef de l’État depuis Louis XI. Les présidents de la Ve République acceptaient le titre, devenu symbolique, pour sacrifier à la tradition, mais n’utilisaient pas cette cérémonie religieuse pour s’exprimer. Et certainement pas sur la question de la laïcité. Georges Pompidou et François Mitterrand ont accepté le titre, mais ne sont pas allés à Rome prendre possession de leur stalle. Nicolas Sarkozy, lui, a participé avec une ferveur affichée – en présence de sa belle-mère dont la tête était couverte d’un léger voile noir –, à la cérémonie religieuse. Et, surtout, il a prononcé un discours qui a dû faire se retourner Georges Clemenceau (l’une des références habituelles de Nicolas Sarkozy) dans sa tombe de Mouchamps en Vendée.

Extraits :

« Les racines de la France sont essentiellement chrétiennes.

[…] La laïcité ne saurait être la négation du passé. La laïcité n’a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes. Elle a tenté de le faire. Elle n’aurait pas dû.

[…] Un homme qui croit, c’est un homme qui espère. Et l’intérêt de la république, c’est qu’il y ait beaucoup d’hommes et de femmes qui espèrent. La désaffection progressive des paroisses rurales, le désert spirituel des banlieues, la disparition des patronages, la pénurie de prêtres n’ont pas rendu les Français plus heureux.

[…] La morale laïque risque toujours de s’épuiser quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini.

[…] J’appelle de mes vœux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire d’une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout.

[…] Je mesure les sacrifices que représente une vie tout entière consacrée au service de Dieu et des autres. Je sais que votre quotidien est ou sera parfois traversé par le découragement, la solitude, le doute. Je sais aussi que la qualité de votre formation, le soutien de vos communautés, la fidélité aux sacrements, la lecture de la Bible et la prière vous permettent de surmonter ces épreuves.

Sachez que nous avons au moins une chose en commun : c’est la vocation. On n’est pas prêtre à moitié, on l’est dans toutes les dimensions de sa vie. Croyez bien qu’on n’est pas non plus président de la République à moitié. Je comprends que vous vous soyez sentis appelés par une force irrépressible qui venait de l’intérieur, parce que moi-même je ne me suis jamais assis pour me demander si j’allais faire ce que j’ai fait, je l’ai fait. Je comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que moi-même je sais ceux que j’ai faits pour réaliser la mienne.

[…] Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance. »

Ce qui a tout de suite frappé les journalistes (j’étais du voyage en tant qu’envoyé spécial de RTL) qui couvraient cette cérémonie, ce sont ces mots : « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur. » Bien sûr, aucune conférence de presse n’était organisée dans la foulée pour demander des explications au chef de l’État sur des propos qui tranchaient incontestablement avec la position laïque et neutre habituellement adoptée par les présidents de la République française. Le porte-parole du chef de l’État, que nous avons interrogé à l’hôtel quelques heures après ce discours détonnant, nous confirmait bien que Nicolas Sarkozy entendait instaurer un vrai débat sur la nature de la laïcité, avec comme ambition de la faire « évoluer vers plus d’ouverture » !… vers la laïcité positive.

« Laïcité positive », voilà une expression qui résonne en écho à la vieille réclamation de l’instauration d’une « laïcité saine » du cardinal Ratzinger devenu pape. En écoutant le président développer sa nouvelle théorie, comparant les rôles des instituteurs et des curés dans notre société, on comprend que le chef de l’État veut « rééquilibrer » la laïcité et donc remettre en cause les termes de la séparation de l’Église et de l’État. Certains dans la majorité parlent d’une remise à plat de la loi de 1905, d’autres, plus prudents, évoquent une évolution de l’interprétation de cette loi, une modernisation, une « adaptation aux exigences de notre temps ». Les discours du président de la République sur ce sujet, ses précédents écrits ne laissent aucun doute sur sa volonté soit de réforme, soit de réinterprétation du pacte républicain 2. Alain-Gérard Slama peut, à bon droit, être effrayé et crier à l’atteinte aux principes républicains. Mais rien ne se fera. On ne touchera pas à l’équilibre de la laïcité. La seule modification sera la reconnaissance par l’État de certains diplômes délivrés par des universités catholiques. Cette mesure sera adoptée dans le cadre de la mise en conformité de notre droit avec des directives européennes. Les plus laïcards pourront certes le regretter, mais ce ne sera même pas de l’initiative du président. Nicolas Sarkozy a désormais banni de ses discours la « laïcité positive », et elle ne sera jamais passée dans les faits. Encore un concept fondateur, pilier d’une pensée politique, abandonné aussi rapidement qu’il était apparu. C’est une preuve de plus de l’extrême légèreté et de la superficialité du sarkozysme idéologique.


De même, le sarkozysme d’avant l’élection et du début du quinquennat se proposait de liquider « l’héritage de Mai 68 ». Cette affirmation n’a jamais vraiment été étayée, et l’on ne peut pas vraiment, en relisant les discours du candidat, arriver à définir ce que recouvre pour lui l’héritage si néfaste de Mai 68… C’est donc simplement un slogan un peu bravache à mettre sur le compte du discours destiné à décomplexer la droite, puisque c’était l’une des missions qu’il s’était assignées. Là encore, au-delà des mots menaçants pour « l’esprit de Mai 68 » et des dérives en tous genres, sur le plan des mœurs ou de l’équilibre de la société, qu’est-ce qui, dans son action, contrecarre la soixante-huitarde attitude ? Les affirmations répétées qui appellent à réintroduire l’autorité et le respect à l’école ? Quelques propos de père Fouettard pour commenter certains faits divers ? Ce ne sont que des mots. Rien, concrètement, n’est venu s’opposer aux acquis directs ou indirects de Mai 68. Au contraire, sur les questions de droits accordés aux homosexuels ou sur la façon dont le président a défendu Frédéric Mitterrand lors de la polémique sur son livre, on n’a pas senti le retour de l’ordre moral ! Du fait qu’il se soit re-remarié avec une chanteuse pas bégueule et plutôt de gauche, on voit bien qu’il a intégré, lui aussi, et comme une bonne partie de la société française, le fameux et horrible « esprit de Mai 68 ». Enfin, quand il s’est agi non plus de tenir des propos généraux et droitiers, mais de présenter les grands axes de la réforme des lycées, en octobre 2009 (donc non plus le « dire » mais le « faire »), le discours était directement issu des préoccupations affirmées en 68. Le président parlait de l’« épanouissement de l’élève », de « la conquête de son autonomie » et d’expérimenter un enseignement « à la carte ». Après ce discours, une journaliste de Marianne a interrogé Patrick Gonthier, le secrétaire général d’UNSA Éducation, qui, amusé, constatait très justement que le président venait de développer des « concepts qui [avaient] été popularisés par les soixante-huitards ».


1 Voir le chapitre XIV. 

2 Nicolas Sarkozy, La République, les Religions, l’Espérance, entretiens avec Thibaud Collin et Philippe Verdin, Cerf, 2004.