IV
DIRE, C’EST FAIRE
« Le dire, c’est bien, le fer, c’est mieux. »
Bourvil, « L’eau ferrugineuse ».
Avec l’affaire Jean Sarkozy qui voulait se faire aussi gros qu’un président de l’EPAD (Établissement public d’aménagement de La Défense) et l’éloge concomitant de la méritocratie prononcé par Nicolas Sarkozy le 13 octobre 2009 à l’Élysée, à l’occasion d’un discours consacré à la réforme des lycées, nous avons sans doute atteint la limite acceptable de la distorsion entre les paroles et les actes en politique. Nicolas Sarkozy faisait-il preuve d’un cynisme sans bornes ? Ou bien est-ce son discours, en général, qui n’avait plus de prise sur la réalité ? Ce furent les grandes interrogations de la semaine. Je penchais plutôt pour la seconde hypothèse. Pour Nicolas Sarkozy, le discours politique est l’acte politique par excellence. Le discours politique est, la plupart du temps, performatif. Je dis donc je fais. Quand le président dit qu’il nomme telle personnalité à la tête de telle direction de l’administration, c’est fait, c’est en soi un acte politique. Mais le champ du discours-action, s’il est très étendu pour un homme politique qui veut le pouvoir (les promesses sont des actes politiques qui changent la donne), se réduit quand il faut exercer le pouvoir. Dans l’opposition, le verbe est, la plupart du temps, action, il est performatif. Ne dit-on pas que le leader de l’opposition exerce le « ministère du verbe » ? La plus grande partie du champ d’action d’un président en exercice n’est plus performative : dire « je veux que le chômage baisse » ne suffit pas pour que ça arrive. Pour élargir le champ du discours performatif en politique, il faut une autorité naturelle hors du commun. Le général de Gaulle a dit en 1958 aux Algérois : « Je vous ai compris », et son discours énigmatique a changé le cours de l’histoire ! Il n’avait encore rien fait, il ne savait d’ailleurs encore probablement pas à cette époque comment la situation algérienne allait tourner, ni dans quelle direction lui-même allait orienter cette affaire : indépendance, association, écrasement militaire… Il n’a rien fait, il a juste parlé et, en l’occurrence, parlé avec une telle aura, une telle force, une telle histoire sur les épaules et devant un auditoire si assoiffé de solutions, que ses mots ont été des actes. Ces moments sont rares et constituent le fantasme ultime du pouvoir : je parle donc je fais, je dis donc c’est ! Et au septième jour, pouvoir se reposer. Ces situations exceptionnelles ne sont pas le fait du premier président venu. Nicolas Sarkozy surestime toujours le pouvoir de sa propre parole. Pouvait-il imaginer en affirmant, au début de son quinquennat, que chaque classe de CM2 devait adopter symboliquement la mémoire d’un enfant victime de la Shoah que le dire ne suffirait pas pour que cela se fasse ? Ça ne s’est pas fait. Moins Nicolas Sarkozy a de prise sur le réel, plus il est péremptoire.
C’est exactement ce qui se passe, par exemple, pour les questions de sécurité, marqueurs du sarkozysme par excellence. La violence ne baisse pas, le président ne change pas de politique (ou alors sans le dire, comme ces expériences de retour de la police de proximité tentées en Seine-Saint-Denis), il fait convoquer les préfets pour leur tenir un discours. Il leur remonte les bretelles ! Tout le monde comprendra que passer un savon à un préfet sans lui donner l’ordre de changer de méthode ou sans lui donner de moyens supplémentaires ne changera rien ! Le préfet enguirlandera les directeurs départementaux chargés de la sécurité, qui vont s’empresser de gronder tout rouges les responsables de la police et de la gendarmerie, qui feront les gros yeux aux agents et gendarmes sur le terrain, qui finiront par essayer de faire du chiffre pour avoir la paix.
Le président peut affirmer, sur TF1 et France 2, en marge du G20, sans rire et contre l’évidence : « Les paradis fiscaux, c’est fini. » Ce n’est pas qu’il mente. Pas vraiment… Disons qu’il tente d’ordonner à la réalité de changer… et de nous convaincre que sa volonté sera faite, sur la terre comme au paradis fiscal ! Les paradis fiscaux existent toujours. La preuve : le gouvernement français devait publier, le 1er janvier 2010, une liste actualisée des paradis fiscaux. Pour qu’un pays puisse en sortir, il lui faut signer des conventions avec au moins douze autres pays. La plupart des paradis fiscaux ont effectivement signé ces conventions, mais dans les douze pays, il y a généralement d’autres paradis fiscaux. Bref, le processus est compliqué, long et sans cesse détourné. Personne ne peut donc affirmer sérieusement qu’il n’y a plus de paradis fiscaux. Personne, sauf Nicolas Sarkozy. Le président a réitéré cette affirmation le 1er décembre 2009, trois mois après l’émission en direct de New York, lors de son discours-bilan de la crise prononcé à La Seyne-sur-Mer. Il a dit très exactement ceci : « En six mois, on a obtenu la fin des paradis fiscaux. » S’il y avait des conférences de presse, on pourrait poser la question qui s’impose alors : Puisqu’il n’y a plus de paradis fiscaux, où sont les quarante milliards d’euros que représente l’évasion fiscale ? Cette affirmation « abracadabrantesque », pour reprendre une expression chère à Jacques Chirac, n’était évidemment pas inscrite dans son discours. Les conseillers chargés de rédiger le texte prononcé par le président ont eu des sueurs froides quand ils ont entendu la digression pour le moins optimiste du chef de l’État. Ils ont été vite rassurés, la phrase hors texte n’a pratiquement pas été commentée et à peine relevée.
Soyons optimistes sur la nature du président, et partons du postulat que l’affirmation selon laquelle « les paradis fiscaux n’existent plus » est une affirmation d’enthousiasme plutôt qu’une basse tentative de manipulation politique. Si le président affirme avec autant d’aplomb une contre-vérité aussi énorme, c’est forcément qu’il y croit un peu lui-même. Il pense au moins que cela viendra rapidement.
Le problème, quand même, c’est qu’il s’agit de la parole présidentielle. Une affirmation répétée ne fait pas pour autant une vérité et il y a un moment où cela risque de se voir. Par exemple, lorsque, en pleine campagne des régionales, fin 2009, Nicolas Sarkozy, en visite en banlieue, sonne le glas des caïds, il dit « on va engager une lutte sans précédent contre le trafic, on va y mettre les agents du fisc, tous ces messieurs qui ont de belles voitures et ne travaillent pas auront à s’en expliquer ». Sept ans auparavant, en 2002, le ministre de l’Intérieur Sarkozy annonce une nouveauté, ça va changer ! « On va mettre les agents du fisc sur ces messieurs qui ne travaillent pas et qui ont de belles voitures. » La même phrase façon « marquise vos beaux yeux, vos beaux yeux marquise »… Mais restons optimistes… et mettons ces déclarations, assez éloignées de la réalité, sur le compte de l’optimisme de l’action que Léon Daudet excusait ainsi : « Autant l’optimisme béat, c’est-à-dire inactif, est une sottise, autant l’optimisme, compagnon de l’effort […], est légitime 1. »
Je le dis, c’est comme si c’était fait ! Ce n’est donc pas qu’une simple et banale affaire de promesses non tenues ou de mensonges éhontés, c’est plutôt une mauvaise appréciation de la puissance de son discours ou de la puissance de la réalité face à sa propre volonté ! Depuis le début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, il y a un problème d’adaptation de son discours à la réalité. On ne compte plus les affirmations qui ne reposent sur rien, les projets ambitieux sans lendemain, les promesses de rupture ensablées, les révolutions annoncées qui n’aboutissent pas. La discrimination positive, la laïcité positive, la réforme de la Françafrique, travailler plus pour gagner plus… pour ne prendre que les plus emblématiques. Tant d’autres sujets (la politique de civilisation, le Grand Paris, le rapport Attali pour libérer la croissance, remettre l’homme au cœur des projets politiques, avec le rapport Stiglitz) n’ont été que des thèmes de discours sans réalité concrète à la hauteur du verbe. Un autre exemple frappant, c’est l’abandon du « plan Marshall » pour les banlieues.
Pendant la campagne, le discours du candidat était enthousiasmant : « Je veux que la République se réapproprie les quartiers. […] Je conduirai un plan d’urgence pour l’éducation qui divisera par deux le nombre d’élèves des établissements les plus en difficulté. Services publics, transports en commun, commerces de proximité seront réinstallés dans les quartiers. Je permettrai aux habitants du parc HLM d’acheter leur logement afin de se réapproprier la vie de leur quartier. […] Je consacrerai beaucoup d’argent aux banlieues, dans l’éducation, la formation, la rénovation urbaine, les services publics, les transports, l’activité économique. Je n’accepte pas qu’on se soit résigné à laisser se développer tant de ghettos scolaires et urbains 2. »
L’institut Thomas More, qui se propose d’évaluer en permanence l’action du président par rapport aux promesses du candidat (barometre-sarkozy.com), juge ainsi le résultat fin 2009 : « Alors qu’il s’agissait d’un engagement fort de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, le projet de “plan Marshall des banlieues” s’est dissous dans la crise. Si aucune des mesures présentées en grande pompe en février 2008 n’a encore été formellement “abandonnée”, la moitié est en attente de mise en œuvre et déjà un tiers est “en retard”. » Il n’y a pas eu de plan Marshall. Un plan Marshall, si les mots ont un sens, c’est un investissement massif et rapide pour financer une transformation radicale. Or, lors de la discussion du budget 2010, les élus des banlieues n’ont rien vu de tel. Au contraire. Les villes pauvres s’appauvrissent et l’État se désengage. Claude Dilain, le maire socialiste de Clichy-sous-Bois, observait le débat budgétaire avec une certaine colère : « Tous les ans, on est obligés de se battre pour sauver les crédits de la politique de la ville […], tout est toujours remis en cause 3. » La désespérance des élus de banlieue est partagée par les maires UMP des villes pauvres, qui tombent d’autant plus de haut qu’ils avaient cru au plan Marshall dont la nécessité est évidente. Ainsi parle Xavier Lemoine, maire UMP de Montfermeil : « On porte nos villes à bout de bras et on n’a aucune visibilité sur les prochaines années avec toutes les réformes actuelles 4. »
Dans le plan Marshall, souvenez-vous, il y avait aussi la promesse de créer des « internats d’excellence ». Il s’agissait de permettre à des enfants prometteurs des cités d’être extraits, cinq jours par semaine, de leur environnement scolaire et social pour être admis dans un de ces établissements que l’on allait mettre en chantier afin de réactiver les moteurs du mérite républicain. Ces enfants, futurs exemples vivants pour leurs petits frères et voisins, pourraient y trouver gratuitement tous les outils éducatifs pour progresser, et ainsi espérer emprunter le fameux ascenseur social enfin remis en route. Beau projet. Près de trois ans après cette promesse, un seul internat d’excellence a été ouvert. Mais plusieurs internats déjà existants ont été rebaptisés « internat d’excellence » !
« Dire, c’est faire » semble s’appliquer particulièrement bien à un autre slogan du sarkozysme : « l’immigration choisie ». Dans ce domaine, ce sont les plus antisarkozystes qui pensent que le président agit là où il ne fait que dire… L’immigration. Le terme d’« immigration choisie » est apparu officiellement parmi les projets de Nicolas Sarkozy dans la motion de synthèse adoptée à l’issue de la convention de l’UMP sur l’immigration, en juin 2005 : « Il faut passer d’une immigration subie à une immigration choisie. » Ce slogan est censé être concrétisé par la loi relative à l’immigration et à l’intégration votée le 24 juillet 2006. Ce texte durcit les conditions du regroupement familial, principale source d’une immigration « subie », ainsi que le contrôle des mariages mixtes, et conditionne l’obtention d’une carte de séjour « salarié » à l’existence d’un contrat de travail et à l’obtention préalable d’un visa long séjour. La régularisation automatique après dix ans de présence sur le territoire est supprimée. L’objectif de l’immigration choisie est matérialisé par une liste de métiers dits « tendus ». Toutes ces dispositions sont adoptées par le gouvernement de Dominique de Villepin dont Nicolas Sarkozy est le ministre de l’Intérieur. Le candidat Sarkozy n’en plaide pas moins, pendant la campagne de 2007, pour l’instauration d’une véritable politique d’immigration choisie. Pourtant, au-delà des postures, au-delà même d’une ambiance de chasse à l’immigré, rien ne prouve que la politique en la matière ait vraiment changé… C’est assez surprenant de pouvoir faire ce constat, même sur ce sujet si sensible. Beaucoup de défenseurs des droits de l’homme ou de militants en faveur des droits des immigrés ne pourront pas souscrire à ce constat, pourtant il est imparable : entre la pratique quotidienne de la politique d’immigration de la gauche au pouvoir, entre 1997 et 2002, et celle de la droite depuis, il y a très peu de différence. En revanche, et c’est un signe encourageant pour notre société, le niveau de tolérance à la « chasse à l’homme » a baissé. On peut le remarquer lors des fortes mobilisations des actions organisées par des associations d’aide aux migrants comme RESF. Quand, au début de la campagne des régionales, fin 2009, Martine Aubry parle de régularisation « large » ou soutient des parrainages de sans-papiers et quand le président lui répond que c’est irresponsable, c’est, en grande partie, un théâtre d’ombres. En fait, aucun d’eux ne remet en cause les critères de régularisation fixés par la loi. Pourtant, la première donne une impression d’ouverture ou de laxisme (selon qu’on l’observe de la gauche ou de la droite), quand le second installe une atmosphère outrageusement sécuritaire ou se donne une image de fermeté (selon qu’on l’observe de la gauche ou de la droite). En réalité, personne, ni le ministère de l’Immigration ni les associations qui s’occupent de ces questions, n’est en mesure de donner des chiffres de régularisation. On sait simplement que les critères sont diversement interprétés par les préfets et que, au-delà des régularisations classiques (plusieurs dizaines de milliers par an), il y a aussi ce que l’on appelle le système de régularisation « au fil de l’eau », qui permet de sortir des critères pour des raisons familiales ou humanitaires. Dans les faits, le « fil de l’eau » remplace largement la fin de la régularisation automatique au bout de dix ans. Ces chiffres de régularisation ne sont pas non plus connus, donc on ne peut pas les comparer avec ceux obtenus sous la gauche. Pour ce qui est du fameux slogan de l’« immigration choisie », comme pour beaucoup de slogans de la campagne 2007, inapplicables, il est resté lettre morte. En dehors de la publication d’une liste de métiers dits « sous tension », il s’est traduit par… rien du tout. Quand la gauche était au pouvoir, les ministres donnaient déjà des consignes pour augmenter le nombre de régularisations pour les métiers sous tension.
Il y a bien sûr les fameux chiffres des expulsions. Ceux-là sont connus. C’est étrange, il y a des objectifs chiffrés pour les expulsions mais pas pour les régularisations… Quand Lionel Jospin était Premier ministre, les expulsions tournaient autour de 15 000 par an, en 2008 c’était 27 000. Ce quasi-doublement (huit ans après) est tout à fait dérisoire et largement artificiel. Dérisoire parce que l’on parle de 27 000 sur une estimation d’étrangers en situation irrégulière qui varie de 200 000 à 400 000 ; artificiel parce que l’on sait que, parmi les 27 000 expulsions, on compte beaucoup de Roumains qui rentrent chez eux au terme d’un accord et reviennent ensuite en France en car. L’UMP comme le PS n’aiment pas beaucoup que l’on mette en avant ces similitudes parce que le thème de l’immigration est un marqueur idéologique fort. C’est d’ailleurs assez fascinant, cette capacité à offrir un discours aussi radicalement opposé pour qualifier des politiques finalement assez similaires.
Le dire, c’est le faire, suite… Le discours sur le « Grand Paris », souvenez-vous… C’était fin avril 2009, les journaux étaient remplis de ces photos qui simulaient, grâce au numérique, les éco-quartiers du futur, les grands projets d’habitations et de pôles économiques. Dix grands cabinets d’architectes avaient planché sur ce projet ambitieux, ils avaient exposé des maquettes futuristes. Devant les élus (en majorité de gauche) de l’Île-de-France et des régions avoisinantes, Nicolas Sarkozy évoquait un « projet de civilisation », le troisième millénaire… Paris devait être le centre d’un « modèle de métropole durable », on allait inventer une autre ville, plus humaine, où régnerait la mixité sociale, et qui serait le berceau de toutes les industries innovantes. Le projet prévoyait d’inclure Le Havre dans un schéma qui courait le long de la Seine. Faudrait-il changer la dimension de la Région ? On promettait d’y réfléchir. Les architectes, les représentants de tout un tas d’associations, les élus PS de la Région et de la capitale avaient été épatés par ce discours volontaire et enthousiasmant qu’ils n’avaient pas manqué de saluer. Quelques semaines après, certains ont commencé à avoir des doutes parce que Christian Blanc, le ministre en charge du Grand Paris, était toujours silencieux. Et puis tous les architectes prestigieux à qui on avait demandé de travailler sur un projet gigantesque n’étaient plus du tout sollicités. Le résultat est là, le Grand Paris se résume pour l’instant à un projet de ligne de métro rapide autour de Paris, reliant le cœur de la capitale et les pôles économiques entre eux. Pôles économiques spécialisés dont on ne sait pas encore comment l’État entend les dynamiser ou les aménager. Lire le discours de Nicolas Sarkozy du 29 avril et lire le projet de loi de Christian Blanc, c’est un peu (en moins long) comme lire Le Rouge et le Noir de Stendhal puis Le Noir et le Rouge de Catherine Nay… Hormis le titre, ça n’a rigoureusement aucun rapport !
Le président a l’habitude de dire à son entourage que les Français veulent qu’il « mouille sa chemise » et qu’il ne se résigne pas. Il se compare toujours à Jacques Chirac, son prédécesseur plan-plan. C’est peut-être Michel Rocard qui avait raison quand il disait que, dans notre Ve République, « les qualités qu’il faut pour être élu ne sont pas celles qu’il faut pour gouverner »… et inversement.
1 Léon Daudet, Souvenirs et polémiques, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992. ↵
2 5 avril 2007. ↵
3 Cité par Luc Bronner, « Le difficile combat des élus de banlieue pour obtenir des moyens supplémentaires », Le Monde, 15 novembre 2009. ↵
4 Ibid. ↵