XIV
DE QUOI SARKOZY EST-IL LE NOM ? 1
« Nous n’avons pas de fond commun avec ces gens qui sont au pouvoir, nous ne partageons rien avec eux. »
Alain Badiou, invité de L’Humanité
dimanche,
>septembre 2008.
Dans la famille antisarkozyste, il y a donc l’intellectuel Alain Badiou. Napoléon III avait Hugo, de Gaulle avait Sartre, Mitterrand a eu Bourdieu, Chirac… personne. Nicolas Sarkozy a Alain Badiou. La violence des attaques du philosophe contre Nicolas Sarkozy donne au président une dimension qu’il n’aurait pas autrement. Louis Napoléon Bonaparte, de Gaulle ou Mitterrand n’avaient pas besoin de leurs grands opposants pour mériter leur statue en pied. Le premier était un vrai dictateur, le deuxième a vraiment sauvé le pays, le troisième avait, rien que par son élection, accompli un acte historique. Badiou fournit donc à Sarkozy une petite brique pour son piédestal.
La polémique, très parisienne mais non sans retentissement sur le débat autour du chef de l’État, a même opposé Alain Badiou à Bernard-Henri Lévy ! C’est dire si c’est une vraie polémique comme on les aime. À ceux qui soulignent ses outrances, le philosophe marxiste répond par la question bizarroïde : « Tout anti-Sarkozy est-il un chien ? » Ainsi Badiou fait preuve de sarkozysme effréné, au moins dans la dialectique. Comme le président, il se radicalise, il se victimise et se sert de la critique qui lui est faite. On n’est pas d’accord avec lui, cela veut forcément dire qu’on le traite de chien ! Le président procède toujours ainsi.
« Quand je dis noir, on me critique ! Pourquoi devrais-je forcément dire blanc ? » C’est un truc classique d’avocat d’affaires. Cette façon de rendre binaire tout débat, de nier volontairement qu’entre le noir et le blanc il y a toute la gamme des gris à explorer c’est-à-dire de la nuance.
Pour Alain Badiou, le sarkozysme n’est qu’un avatar du pétainisme, la « rupture » ne serait que le pendant de la « révolution » nationale : « La “rupture” est en réalité une politique de la courbette ininterrompue, qui va se présenter comme une politique de la régénération nationale. C’est là une désorientation typiquement pétainiste : la servilité devant les puissants du jour […] est nommée par le chef la “révolution nationale” 2 ! »
Le philosophe déploie ses arguments. Le pétainisme est un terme historique qu’il accole à toutes les formes de réactions politiques. Badiou estime que le sarkozysme s’inscrit dans la lignée de la Restauration de 1815, de la réaction autoritaire de la majorité monarchiste de l’Assemblée nationale après la Commune de Paris et, bien sûr, de la révolution nationale de 1940. Cette analyse s’appuie sur quatre critères définis par le philosophe.
Un, l’idée de remplacer la politique par la morale. « La crise est une crise morale », dirait en substance le sarkozysme. Une analyse que les pétainistes des trois époques références ont développée en leur temps. Deux, la glorification d’un modèle étranger. Nicolas Sarkozy est fasciné par les États-Unis et le libéralisme anglo-saxon 3. En 1815, l’exemple à suivre était celui des grandes monarchies européennes, en 1870, les nouveaux systèmes à « moitié démocratiques » et autoritaires, adoptés par nos voisins qui savaient tenir leurs classes ouvrières naissantes et, en 1940, les fascismes. Trois, la désignation d’un bouc émissaire. En 1815, c’étaient les derniers acteurs de la Révolution, en 1870, les ouvriers révolutionnaires, en 1940, les Juifs et, sous Nicolas Sarkozy, les immigrés.
Enfin, Alain Badiou fait l’analyse que le sarkozysme, comme la Restauration, les versaillais et les collaborateurs, veut « effacer un événement mauvais », un péché français, le fameux « mensonge qui nous a fait tant de mal » diagnostiqué par le Maréchal. La Révolution, la Commune, le Front populaire, et aujourd’hui Mai 68 ! Nicolas Sarkozy voudrait « éradiquer de ce pays l’exception française insurrectionnelle et révolutionnaire ».
Le raisonnement de Badiou est construit… Au sens où c’est une construction. Mais les comparaisons qu’il propose sont outrancières. Elles font fi de l’histoire récente de la droite. Nicolas Sarkozy s’inscrit dans le droit fil de la droite française. Mais il s’agit de la droite d’après-guerre, la droite républicaine, la droite qui ne s’est (presque) jamais alliée avec le Front national, la droite qui a prononcé le discours du Vél d’Hiv (Jacques Chirac en 1995). Une droite issue du MRP, du gaullisme et des décombres du radicalisme. Une droite qui, c’est juste, trouve parfois son inspiration dans les vieux fonds idéologiques du libéralisme bourgeois du XIXe siècle ou dans les résidus d’un conservatisme catholique bien ancré dans certaines provinces, mais certainement plus dans le fond de sauce légitimiste ou pétainiste que décrit abusivement Alain Badiou.
Nicolas Sarkozy n’est que de droite ! Mais en voulant rendre sa fierté à ce côté-là du spectre politique, en affirmant « je veux décomplexer la droite », il a joué avec des notions qui, avec quelques mois de recul, semblent le dépasser. Il n’a pas brisé des tabous, il a manipulé des consensus péniblement établis, il a joué avec des concepts fondateurs de notre république moderne. La laïcité, l’individualisme républicain écorné par la discrimination positive, l’identité nationale, avant les élections régionales de 2010. Il a manié un discours sécuritaire, usé d’artifices politiciens dignes d’une droite plébiscitaire. Mais, au total, il n’a pas ébranlé les fondements de notre république, bien plus forte que ça. Ce n’était d’ailleurs pas dans son intention. Le faire croire, c’est surestimer son pouvoir ou le « victimiser ». Dans les deux cas, c’est une fausse analyse. Établir une parenté entre la politique d’immigration du gouvernement Fillon et le statut des Juifs imposé par Vichy discrédite tout le discours d’Alain Badiou. En revanche, elle sert Nicolas Sarkozy. Dès qu’il y a un petit coup de mou dans la cote d’opinion, le président tire la chevillette pour faire choir la bobinette. Fin octobre 2009, au lendemain d’une série de polémiques dévastatrices, de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la blague auvergnate de Brice Hortefeux (« Un, ça va, c’est quand il y en a plusieurs que ça commence à poser des problèmes ») à l’affaire Frédéric Mitterrand, en passant par l’affaire Jean Sarkozy, le président veut reprendre la main. Il relance donc un débat sur « l’identité de la nation ». En visite dans une ferme du Jura pour annoncer un plan « sans précédent » pour l’agriculture, le président justifie de son attachement pour l’agriculture en expliquant que cela fait partie de l’identité française : « Je n’ai pas peur de le dire, je ne crains pas d’utiliser le mot d’identité », nous prévient-il pour bien souligner qu’il va faire du politiquement incorrect ou qu’il va encore briser un tabou. « La terre fait partie de notre identité », dit-il encore en soulignant à nouveau qu’il ose le mot. « La terre », « l’identité », logiquement ça devrait marcher, les commentateurs bien-pensants et forcément coupés du monde devraient s’étrangler en découvrant ces propos dans leur grand quotidien du soir qu’ils lisent, selon l’imagerie consacrée, attablés au Flore ou aux Deux-Magots… Normalement, dans la bonne société politique parisienne et selon les codes qui ont toujours fonctionné et que Nicolas Sarkozy connaît sur le bout des doigts, « la terre » et « l’identité », ça devrait déclencher une vague d’indignation… On devrait traiter le chef de l’État de nouveau Pétain, on devrait ressortir « la terre ne ment pas », on devrait comparer Henri Guaino à la plume du Maréchal, Emmanuel Berl 4. Bref, on devrait rejouer la scène classique du clivage et de la polémique de laquelle le président sort forcément gagnant. La bobinette fonctionne toujours, mais la ficelle commence à être usée et il faut tirer de plus en plus fort pour faire choir la chevillette ! Malgré ses agitations de chiffons bleu blanc rouge, et en dépit de la démonstration d’Alain Badiou, j’ai le regret de vous annoncer que non, Nicolas Sarkozy n’est pas Pétain et, plus encore, que sa politique n’est pas le moins du monde pétainiste. Nicolas Sarkozy n’est que de droite. Je sais que c’est décevant et banal, mais c’est comme ça, il faut s’y résoudre.
1 Titre du livre d’Alain Badiou, Nouvelles Éditions Lignes, 2007. ↵
2 Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, op.cit. ↵
3 L’analyse de Badiou date d’avant la crise financière. ↵
4 Emmanuel Berl rédigeait les discours du maréchal Pétain. ↵