XIX
LE MONOLOGUE SÉCURISÉ
« Nicolas Sarkozy connaît bien la presse, connaît même mieux la presse que beaucoup d’autres, la fréquente beaucoup plus que ses prédécesseurs. Je pense que les journalistes d’aujourd’hui ont beaucoup plus de chance que ceux d’avant. »
Catherine Pégard, conseillère du président,
RTL, 12 novembre 2009.
Le président français, malgré les apparences, tient un discours hyperprotégé, révélateur d’un isolement là encore assez unique en Europe. C’est un isolement volontaire et confortable. Sa parole publique n’est qu’un monologue sécurisé qui se donne des airs de dialogue avec les Français. Les rapports entre la presse et le président ne sont que des contacts « off » ou d’ordre privé avec quelques grands éditorialistes influents et la quasi-totalité des patrons de presse. Dans ce domaine, comme dans d’autres, cette connivence d’en haut peut laisser penser que le président tire les ficelles. C’est un sujet qui permet aussi aux antisarkozystes patentés de crier au contrôle absolu, au musellement généralisé. La réalité est beaucoup plus simple pour une fois. La presse est bien plus libre qu’elle ne le croit et, dans bien des cas, notre corporation devrait faire sienne la devise du Canard enchaîné qui proclame que « la liberté de la presse ne s’use que si l’on ne s’en sert pas ». Même en étant « copain comme cochon » avec la majorité de nos patrons, Nicolas Sarkozy ne peut en réalité pas grand-chose contre les journalistes. Les seuls pouvoirs du président, de son entourage et de son conseiller diffuseur d’infos et de rumeurs, Pierre Charon, sont ceux que les directeurs de rédaction veulent bien leur accorder.
Le président ne dialogue donc pas publiquement avec la presse. Et pas plus avec le monde politique. La Constitution interdit au président de la République de se rendre à l’Assemblée pour débattre avec les parlementaires. Dans le cadre de la modernisation de nos institutions, Nicolas Sarkozy avait voulu donner plus de pouvoirs aux parlementaires. On attend toujours que ces derniers les utilisent, notamment en matière de contrôle de l’exécutif. On peut douter qu’ils s’en servent dans le cadre de notre tradition de monarchie républicaine, lorsqu’on sait qu’ils n’utilisaient même pas l’ensemble de leurs attributions avant la réforme de l’été 2008. Comme pour la presse, le pouvoir parlementaire ne s’use que lorsqu’on ne s’en sert pas ! Le président n’a pas d’échange public avec les parlementaires, il a voulu introduire la possibilité pour le chef de l’État de s’adresser, à sa convenance, aux sénateurs et députés réunis en congrès pour l’occasion à Versailles, mais c’est un discours à sens unique, sans débat. Un faux discours sur « l’état de l’Union », ou une sorte de « discours du trône » qui n’apporte qu’un peu de lustre au décorum déjà très chargé de la grandiloquence présidentielle. Ce discours est la manifestation éclatante du monologue sécurisé qui caractérise la parole du président.
Comparons encore une fois avec nos voisins. Le Premier ministre anglais, par exemple. Il doit batailler très régulièrement au Parlement, devant sa majorité et le chef de l’opposition. La moindre mesure contestée doit être détaillée par ses soins devant les représentants de la nation. Tous les amoureux du débat politique se souviennent de ces joutes parlementaires sans pareilles entre Tony Blair et le leader des Tories. Les deux hommes sont face à face, à quelques mètres seulement l’un de l’autre. Tout doit être justifié, expliqué, décortiqué. La pensée et les intentions du chef de l’exécutif ressortent de ces débats beaucoup plus claires et chacun sait à quoi s’attendre parce que les ambiguïtés ont été levées. Plus tard, Gordon Brown aura d’ailleurs du mal à y asseoir son autorité.
Rien, dans les institutions françaises, n’oblige le président à se justifier, à répondre régulièrement et devant des contradicteurs de sa politique. Rien ne l’y oblige mais, avant les élections, étant donné les promesses mais aussi le goût pour le débat, pour la joute, de Nicolas Sarkozy, son sens de la repartie, on pouvait s’attendre que le ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac révolutionne la communication de la présidence et multiplie les situations de dialogue (hors Assemblée) pour favoriser la fluidité du débat afin d’écarter les malentendus. Tony Blair, avec sa communication moderne, rapide et directe, n’était-il pas le modèle tant vanté par le candidat Sarkozy ? Là encore, la rupture et la modernisation n’auront été que slogans et promesses. Dans la réalité de l’exercice du pouvoir sarkozien, les députés UMP sont convoqués régulièrement à l’Élysée pour s’y voir administrer des leçons de discipline majoritaire. Parfois, les chefs de l’opposition sont invités au palais. Ils en ressortent tous en expliquant qu’ils ont dû se fader un long monologue sans pouvoir développer leur point de vue sur la question du jour. Quant aux annonces des réformes – et on a vu à quel rythme elles sont imposées au débat public –, elles sont généralement distillées lors de discours-fleuves, à l’ancienne, devant un parterre sélectionné, composé de notables amis ou de militants UMP locaux. Le président arrive en hélicoptère, un large périmètre autour de l’usine, de la préfecture ou de l’école dans laquelle sera prononcé le speech du grand chef est bouclé par la police, et le déplacement n’est généralement rendu public que quelques jours avant pour limiter les risques de manifestation de syndicalistes du cru. Le moins possible de grandes villes sont visitées, la banlieue, jamais. Malgré cette organisation qui ne laisse aucune place aux rencontres spontanées, et même aux rencontres tout court, l’impression d’un président parcourant la France pour côtoyer les Français dans leur quotidien domine encore. Il ressort de ces déplacements quelques courts extraits au journal de 20 heures ou dans les matinales des radios généralistes du lendemain. Et souvent, en écoutant ces « bouts de Sarkozy », on s’imagine qu’il répond à une interpellation, qu’il est en situation de dialogue : « On me dit que j’en fais trop. On me reproche d’agir. » Il parle comme si « on » venait justement de l’apostropher. Il semble rapporter un dialogue antérieur. Le résultat est aussi frappant qu’efficace tant on pourrait croire qu’il se défend d’une attaque injuste et outrancière qu’il aurait subie quelques instants plus tôt. En réalité, il ne fait que répondre aux commentaires les plus sévères qu’il choisit de considérer comme étant une généralité, l’idéologie dominante d’une presse incapable et hostile ou même globalement opposante. C’est vrai que les remarques qu’il commente existent. Mais elles existent surtout parce que l’ambiguïté les nourrit. Ambiguïté – on y revient – qui résulte mécaniquement de l’absence de débat entre un président plus puissant que jamais et le reste du monde politique, des corps intermédiaires et de l’ensemble de la société. On ne voit jamais – ou alors par accident – un contradicteur échanger des arguments avec le président de la République. C’est une situation unique et anachronique. Le monologue sécurisé par lequel Nicolas Sarkozy s’adresse à la nation fait sans doute encore illusion. Il est pourtant le signe qu’il faudra attendre le prochain président de la République, un (ou une) président(e) qui n’aura pas été biberonné(e) par les caciques politicards de la fin de la IVe République ou les barons du gaullisme d’affaires des années soixante-dix, quatre-vingts, qui n’aura pas été en rapport avec François Mitterrand, Jacques Chirac ou Charles Pasqua, pour que la gouvernance de ce pays entre enfin dans une ère moderne et plus transparente.