XVII
NI DROITE NI GAUCHE

« Je pense que le moment est venu de voter non pas pour un parti, mais pour un homme. […] Je me suis dit que c’était quand même le plus capable de rassembler les Français. »

Jacques Séguéla 1 entre les deux tours
de l’élection présidentielle de mai 2007.

Dépasser nos clivages traditionnels gauche/droite, égalité/liberté : Sarkozy n’est pas le premier à s’y essayer. On pense bien sûr au gaullisme, contraint de trouver une voie de traverse dans une France où les blessures de l’Occupation et de la collaboration étaient vives et où le PCF obtenait plus de 25 % des voix aux élections. Les débuts du MRP eurent aussi cette aspiration : il fallait rassembler les électeurs catholiques en prenant de la distance avec le pétainisme. Les deux expériences se termineront à droite de l’échiquier politique dans les années cinquante. Durant cette décennie, il y eut aussi la courte et populaire expérience du mendésisme. Jean-Pierre Rioux, dans La France de la IVe République, qualifiera le passage éclair de Pierre Mendès France à la présidence du Conseil, juste après le désastre de Dien Bien Phu, d’expérience s’inspirant du « triple patronage de Poincaré pour la rigueur financière, de Blum pour l’ardeur sociale et de de Gaulle pour le goût de l’indépendance nationale et le sens de l’État 2 ».

Nicolas Sarkozy peut-il prétendre incarner plusieurs courants politiques pour prendre la meilleure part de chacun d’eux, à l’image de Pierre Mendès France ? Pourquoi, après tout, refuserait-on à l’actuel président le droit de tenter l’expérience, en la qualifiant de mélange des genres et d’incohérence, alors que l’on glorifie celui qui fut le plus jeune des ministres du Front populaire pour sa pensée rassembleuse ?

Tout est dans le propos du président. Un propos dans lequel le « je » domine. Un propos qui, c’est vrai, puise un peu partout sur le spectre de la droite, du centre, un peu à gauche, mais qui vise toujours à séparer, à distinguer les bons des mauvais, les réformateurs des conservateurs, les « Français qui se lèvent tôt » des autres. Un discours qui sent trop la ruse et qui utilise ce qu’il y a de bon dans le discours des autres, pas forcément dans la politique qu’ils incarnent.


Le résultat est bien souvent une confusion et une volonté affichée qui n’aboutit à rien de concret. Exemple, l’affaire de la lettre de Guy Môquet et la confusion mémorielle dénoncée efficacement dans L’Histoire bling-bling, le retour du roman national par l’historien Nicolas Offenstadt 3. L’opération n’a pas marché et le discours du président, parce que confus sur le fond, n’a pas été suivi d’effet sur le terrain. Un exemple de plus de discours sans conséquence. Au fond, que cherchait-on à faire en obligeant les enseignants à lire cette lettre partout le même jour dans leur classe ? Un cours d’histoire ? Un moment d’émotion ? Un moment d’union nationale ? Voulait-on déclencher une prise de conscience ? Faire réfléchir ? Sans doute un peu tout ça, mais alors enseignants, anciens résistants et historiens répondent en chœur que c’est complètement raté parce que Guy Môquet n’est pas le bon exemple. Confusion parce que Guy Môquet était un militant communiste, qu’il s’est fait arrêter alors que le pacte germano-soviétique était encore en vigueur et que le PC n’était pas encore en résistance. Le jeune homme distribuait des tracts et il a été fusillé, non pas en tant que résistant (qu’il n’était pas au sens historique du terme) mais en tant qu’otage. Sur quoi fait-on débattre les lycéens après la lecture d’une telle lettre ? Si c’est sur l’engagement, il aurait mieux valu prendre Gabriel Péri, parlementaire communiste engagé en résistance avant la rupture du pacte germano-soviétique. Sur l’union nationale ? Alors il fallait prendre Pierre Brossolette, un socialiste, ou Honoré d’Estienne d’Orves, de droite, qui ont rejoint la Résistance et appelé à l’unité de toutes les forces politiques du pays. Si, en revanche, on veut émouvoir par la lecture d’une lettre bouleversante et digne d’un jeune homme de dix-sept ans qui va mourir, alors oui, la lettre de Guy Môquet est bien choisie, mais alors mieux vaut comme sujet de film, de livre… Pourquoi demander au corps enseignant d’actionner le registre de l’émotion plutôt que la réflexion historique, le pathos plutôt que l’étude de l’engagement ? Voulait-on tenir le stylo du roman national qui s’écrit au fil du temps ? Comment doit-il s’écrire ?… Faut-il l’écrire d’ailleurs ? Beaucoup d’intellectuels et d’historiens travaillent sur ces questions mais quasiment tous estiment que ce n’est pas à l’État d’imposer les symboles mémoriels. Ça ne se passe plus comme cela. On comprend bien que, après la guerre, le général de Gaulle ait créé le mythe « résistancialiste » avec les gaullistes et les communistes – les grandes figures et le « parti des 75 000 fusillés ». Les historiens, les anciens résistants, comme le couple Aubrac, plus récemment la somme publiée par Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin, ont ensuite apporté une vision plus réaliste de l’histoire de la Résistance avec ses moments épiques, ses interrogations éthiques, ces combats internes, sa complexité. L’idée généralement avancée aujourd’hui par les pédagogues est de faire réfléchir les collégiens et les lycéens à partir de tous ces travaux et tous ces témoignages. La lettre de Guy Môquet peut faire partie des documents à étudier, c’est à l’enseignant d’en décider. D’ailleurs, chaque année, l’Éducation nationale organise le Concours national de la Résistance, sous forme de dissertation, et cinquante mille lycéens planchent et réfléchissent sur la question. Alors sans doute Nicolas Sarkozy, comme de nombreux Français, a été bouleversé en lisant la lettre de Guy Môquet, comme on peut être ému en écoutant ce qui est – paraît-il – la chanson préférée du président, La Complainte du partisan d’Anna Marly et Emmanuel d’Astier de La Vigerie, popularisée par Leonard Cohen (The Partisan)… Mais croire que l’on peut encore fabriquer du ciment national à coups de symboles mémoriels imposés d’en haut, c’est au mieux naïf et anachronique, au pire une tentative d’instrumentalisation politique. Grand discours, mesure inapplicable et bientôt oubliée.


1 Le publicitaire, visionnaire, choisit Nicolas Sarkozy après avoir prédit la victoire de Ségolène Royal, soutenu sa candidature, voté pour elle au premier tour et traité Éric Besson de traître. 

2 Jean-Pierre Rioux, La France de la IVe République, t. II : L’expansion et l’impuissance, 1952-1958, Le Seuil, 1983. 

3 Nicolas Offenstadt, L’Histoire bling-bling, le retour du roman national, Stock, 2009.