SCHWARTZ ET LES GALAXIES (1974)

Les space-operas nous ont toujours promis des lendemains colorés et fertiles en aventures. Mais dans l’avenir qu’entrevoit l’auteur, la Terre n’est plus qu’un gigantesque supermarché abâtardi et les nefs stratosphériques qui survolent les continents n’ont rien d’exaltant. Les gens parlent tous la même langue sans vraiment se comprendre : c’est le règne de l’uniformité superficielle, alors que, sous les masques, les esprits demeurent étrangers l’un à l’autre. Alors, plus que jamais, le héros de l’histoire rêve de ballets ivres durant lesquels il perd le lest de son corps et ne fait qu’un avec l’Univers.

 

VOICI pour la réalité : un Schwartz confortablement encoconné, passif, suspendu dans un alvéole de première à bord d’une fusée des Japan Air Lines, à neuf kilomètres au-dessus de la mer de Corail. Et voici pour l’imaginaire : un Schwartz, le même, en croisière sur un vaisseau cosmique dont les reflets métalliques mais soyeux filent à neuf fois la vitesse de la lumière de Bételgeuse IX à Rigel XXI, ou bien d’Andromède vers les nuages de Magellan, dans les abîmes intersidéraux.

Les vaisseaux cosmiques n’existent pas. Ils n’existeront peut-être jamais. Voilà un siècle à peu près qu’Apollo XI a fait son aller-retour, et qu’on s’est résigné à tourner autour de ce O qu’est la Terre, parce que les étoiles sont trop lointaines et les planètes stériles. Schwartz ne s’est pas résigné. Ce O est trop petit pour lui. C’est une boule de porcelaine morte. Depuis peu il a pris l’habitude, quand le monde se fait terne, de se réfugier dans ce vaisseau cosmique. Le vol 411 des JAL n’emporte que son être physique, sa coquille dans un compartiment privé et hors de prix à bord d’une mince fusée qui, ayant arraché ses deux cents passagers à Buenos Aires après le petit déjeuner, a suivi pendant deux heures le tropique du Capricorne et atterrira sans tarder à l’aéroport Torres, de Papoua. Mais son âme, sa conscience, l’essentiel de sa schwartzité plane entre les galaxies.

Et quel vaisseau ! Merveille que sa myriade de passagers ! Dans ses coursives grouille une époustouflante variété de créatures galactiques, de Capella, Arcturus, Altaïr, Canopus, Polaris, Antarès, à la fois arthropodes et intelligentes, respirant du méthane, de l’azote ou de l’argon, à peau hérissée de piquants ou sans peau du tout, pourvues de plusieurs têtes ou de plusieurs bras, ou complètement immatérielles, toutes issues de cultures parfaitement distinctes, uniques et originales. Au milieu de cette population variée, évolue Schwartz, la superstar de l’ethnologie, l’héritier de Kroeber, Malinovski, Mead et Morgan, se repaissant de leur délectable diversité. Alors qu’à bord de cette fusée prosaïque, ce dard stratosphérique enchaîné à la Terre, on ne saurait distinguer les Canadiens des Portugais, les Portugais des Roumains, les Roumains des Irlandais, à moins qu’ils n’ouvrent la bouche pour parler, et encore…

Dans sa rêvasserie, il discute de circoncision digitale avec des créatures venues du système de Fomalhaut ; il enregistre les mélodies de la flûte oculaire d’Achernar ; il s’initie à l’éternuement magique d’Acrux, aux extases morphique d’Aldebaran, à la sculpture d’astéroïdes de Thuban. Une hôtesse de la JAL vient écarter les rideaux de son cubiculum et le regarde, le faisant glisser d’une réalité à une autre. Yeux bleus, cheveux crépus, nez droit, peau de bronze, salade russe génétique, métissage classique du vingt-et-unième siècle, peut-être mélano-suédo-turco-bolivienne, peut-être polono-berbéro-tataro-galloise. Le transport intercontinental à la portée de toutes les bourses a fait son œuvre de mort : la Terre étant décloisonnée, le nuancier génétique a viré au gris uniforme. Schwartz s’étonne de la présence, malgré leur caractère récessif, des yeux bleus, et ne parvient pas à conclure. Elle est belle. Elle s’appelle Dawn (Aube) – ô douceur d’un nom sans attaches culturelles ! – et ils ont un peu flirté, elle et lui, Schwartz (le Noir), et Dawn, l’Aube, au cours de cette brève traversée. Avec des paillettes dans les yeux, elle lui dit doucement :

— Nous nous préparons à atterrir, docteur Schwartz. Vos restricteurs sont polarisés ?

— Je n’y avais pas touché.

— Très bien. (Et les yeux bleus, chauds, attentifs, rencontrent le regard de Schwartz.) J’ai droit à une nuit à Papoua, ce soir, dit-elle.

— C’est bien.

— On peut prendre un verre en attendant que les bagages soient déchargés, suggère-t-elle avec une allègre franchise. Ça vous va ?

— Très bien, répond-il distraitement. Pourquoi pas ?

La disponibilité de la fille le blase d’avance. Il y a quelque chose en lui qui savoure les anciens plaisirs de la chasse, de la cour. Il est probable qu’autrefois, une femme si facile l’aurait excité. Plus maintenant. Schwartz a quarante ans, il est grand, carré d’épaules, costaud, il étale comme une vitrine les gènes de sa rude Irlandaise de mère. Ses cheveux noirs coupés courts sont semés de gris. Les femmes trouvent ça intéressant, en général. On ne voit plus guère de cheveux gris. Il s’habille simplement mais bien, sandales et tunique socratique. Comme il fallait s’y attendre, sa séduction, à l’intérieur de son voisinage comme à l’extérieur, a suivi la courbe ascendante de sa carrière. Il est sûr de lui et de ses pouvoirs, et il dégage un aplomb communicatif. Rien que ce mois-ci, il a compté huit millions d’auditeurs à ses conférences.

Elle a bien perçu la vague lassitude de la voix.

— Vous n’avez pas l’air emballé. Ça ne vous dit rien ?

— Non, c’est pas ça.

— Quoi, alors ? C’est la déprime, professeur ?

— La grosse déprime. (Schwartz hausse les épaules.) Le corps comme un os sec. L’esprit comme des cendres mortes.

Et là-dessus un sourire éclatant qui vient faire mentir ses paroles.

Elle comprend l’ironie.

— Ça va mal, dit-elle, ça va très mal !

— Ce n’était qu’une citation de Chuang Tzu. Faut pas faire attention. En fait, je me sens en forme. Juste un peu surmené.

— Trop de skyports ?

— C’est ça. Trop de déjà-vu partout où je vais.

Il pense à l’hémisphère transparent d’un dôme clouté d’étoiles sous lequel trois Spicéens invertébrés ondulent en une danse propitiatoire pour tromper les longues heures d’un voyage à neuf fois la vitesse de la lumière.

— Ça va aller, dit-il, c’est promis.

Elle n’attendait que ça, elle est soulagée et son visage s’éclaircit.

— À tout à l’heure, à Papoua, lui dit-elle, et, après un clin d’ceil, elle s’éloigne, désinvolte, dans l’allée.

Papoua. L’heure du cocktail n’aura pas sonné que Schwartz sera à Port Moresby. Ce soir, conférence à l’université de Papoua. Hier à Montevideo et après-demain à Bangkok. C’est sa tournée des grandes universités. Il connaît enfin la consécration, depuis la publication de son Masque sous la peau.

Il file de continent en continent, semant sa sagesse. Lundi à Montréal, mardi à Veracruz, mercredi à Montevideo, jeudi… et jeudi ? Il a franchi le 180° méridien et ne se rappelle plus s’il va se retrouver mardi ou jeudi, bien qu’hier, il en est sûr, ait été un mercredi. Il est sûr d’une chose, c’est d’être en juillet 2083, et d’une autre, c’est qu’il y a des moments où il arrive à en douter.

La fusée de la JAL aborde la phase finale de son plongeon vers la Terre. Papoua attend en bas, lisse, vitreuse. Le monde a de nouveau le poli du verre. Il laisse ses pensées dériver joyeusement vers le vaisseau aux mille reflets dont la course rapide croise les constellations tourbillonnantes.

 

Il était dans la foule du salon de l’entrepont, sur le vaisseau, à prendre un verre avec son compagnon de voyage, qui n’était autre que Pitkin, l’économiste de Yale. Pourquoi ce pot à tabac rubicond et vulgaire de Pitkin ? De toute les humanités réelles et imaginaires, pourquoi son inconscient avait-il choisi Pitkin, ce raseur, pour en faire un partenaire de rêverie ?

— Tiens, disait Pitkin avec force clins d’yeux et regards en coin, voilà votre copine.

L’iris d’entrée s’était ouvert, et le non-mâle d’Antarès était entré.

— Laissez tomber, jeta sèchement Schwartz, vous savez bien que ce n’est pas possible.

— Mais ça fait des jours que vous la draguez.

— On ne peut pas dire la ; cet être n’est pas du sexe féminin.

Pitkin pouffa de rire.

— Quelle précision ! Quelle érudition ! Elle n’en est pas une, et il le dit !

Et il poursuivit, après une cordiale bourrade à Schwartz :

— Pour vous, elle en est une, mon vieux, on ne me la fait pas.

Schwartz dut admettre qu’avec ses grossiers sous-entendus Pitkin voyait assez juste. En fait, la créature d’Antarès était fabuleusement séduisante, avec son allure d’humanoïde élancé, ses yeux jaunes, sa peau d’ébène, ses courbes, son aspect brillant, ses membres effilés et sa grâce fluide d’otarie. Mentalement, il ne pouvait s’empêcher de la féminiser. Mais c’était une attitude désespérément culturelle et anthropocentrique, et il le savait. La créature l’avait prévenu, en lui expliquant que les différences sexuelles terrestres n’avaient pas cours sur Antarès, et que si Schwartz tenait à lui affecter le genre féminin, elle pouvait à la rigueur être considérée comme « non-mâle », sans que cela impliquât la moindre féminité biologique.

Patiemment, il dit :

— Je vous l’ai répété, les Antaréens ne sont ni mâles ni femelles au sens où nous l’entendons. Si nous trouvons l’Antaréenne féminine, c’est seulement en vertu de nos conditionnements culturels. Si ça vous amuse de croire que mon intérêt pour cette créature est sexuel, amusez-vous, mais je vous dis, moi, qu’il est purement professionnel.

— Bien sûr, vous l’étudiez, c’est tout.

— Dans un sens, oui. Et elle m’étudie. Chez elle, elle fait partie de la caste des observateurs-de-vie, ce qui est l’équivalent antaréen des ethnologues.

— Quel beau couple. Elle est votre première créature extra-terrestre, et vous êtes son premier Juif.

— Arrêtez de dire elle, souffla Schwartz.

— Mais c’est vous-même qui l’avez dit !

Schwartz ferma les yeux.

— Ma grand-mère me disait toujours de ne pas fréquenter les économistes. Ils ont la pensée fangeuse et l’haleine fétide, disait-elle. Elle me disait aussi de faire attention aux gens de Yale. Elle les traitait de pervers mentaux. Et moi je me retrouve sur un vaisseau spatial avec cinq cents créatures étrangères et un seul humain, et il faut que ce soit un économiste de Yale.

— La prochaine fois, voyagez donc avec votre grand-mère.

— Fichez le camp, dit Schwartz, vous gâchez mon rêve. Allez colporter votre sinistre science ailleurs. Vous voyez ces Aurigéens, là-bas ? Grimpez dans leur bocal et parlez-leur du produit national brut.

Schwartz adressa un sourire à l’être d’Antarès qui venait de s’offrir un verre, qui lançait un éclat d’un bleu irisé, et qui venait vers eux.

— Filez, murmura Schwartz.

— Ne vous en faites pas. Pour rien au monde je ne m’imposerais, dit Pitkin, et il se fondit dans la foule bigarrée.

— Schwartz, les Capellans dansent, dit l’être antaréen.

— Ça me ferait plaisir de les voir. Et puis il y a tellement de bruit ici.

Il fixa l’être droit dans les yeux. Des yeux aux pupilles verticales. Des yeux de chat, pensa-t-il. Ou de panthère, qui fixaient sa bouche : autres mondes, autres coutumes. Il eut un tressaillement de désir, étrange et presque gênant. Désir de quoi, au fait ? Plutôt une pure envie, sans objet réel, certainement pas sexuelle.

— Je crois que je vais aller y faire un tour ? Vous venez avec moi ?

La fusée a atterri. Schwartz, accoudé à une des étroites tables du bar de l’aéroport, dit à l’hôtesse, d’une voix basse mais tendue :

— J’étais en crise. Tous mes idéaux étaient devenus lettre morte. Je découvrais que ce métier que je m’étais choisi était creux, idiot, aussi inutile que… que de jouer aux échecs.

— C’est terrible, souffla Dawn d’un ton compatissant.

— C’est facile à comprendre. On cavale autour du monde, on voit mille aéroports par an, et on s’aperçoit que c’est partout pareil, les mêmes vêtements, le même argot, les mêmes journaux, les même styles d’immeubles et d’intérieurs.

— C’est vrai.

— La grande homogénéité internationale. Une uniformité universelle. Comprenez-vous ce que c’est, Dawn, qu’être ethnologue dans un monde où il n’y a plus de primitifs ? On est là, en Papouasie, le pays des chasseurs de têtes, de l’animisme, des peintures corporelles, des tambours au crépuscule, des os dans le nez, et regardez-moi ces Papous dans leur tunique d’homme d’affaires. Écoutez-moi ça, ils parlent des cours de la bourse, des matches de base-ball, ils se refilent des adresses de restaurants à Paris et de coiffeurs à Johannesburg. Et c’est partout la même chose. En un siècle, nous avons fait de la planète un seul et immense État industriel occidental, une civilisation du plastique. Les relais télé par satellites, les fusées intercontinentales, l’éclatement des particularismes religieux et la mort des interdits génétiques ont abâtardi toutes les cultures. Vous allez chez les Zunis, et vous trouvez des masques africains en plastique à leur mur. Vous allez chez les Boschimans, et ils ont des cendriers made in Japan qui reproduisent des motifs hopis. Et tout à l’avenant : sous ces motifs primitifs soigneusement sélectionnés on retrouve partout ce goût pseudo-américain, qu’on soit au Kalahari ou dans la forêt équatoriale d’Amazonie. Vous comprenez, Dawn, vous comprenez ce qui s’est passé ?

— C’est une perte affreuse, dit-elle d’une voix triste.

Elle fait des efforts terribles pour être à la hauteur ; il sent que ce qu’elle attend, c’est qu’il finisse son homélie et qu’il lui propose de l’emmener dans sa chambre d’hôtel ; mais inutile de vouloir l’arrêter une fois qu’il a enfourché un de ses grands dadas.

— La diversité culturelle a disparu du monde, dit-il. La religion est morte, la poésie, la vraie, est morte, la créativité est morte. Ah ! la poésie. Tenez, écoutez ça.

Il psalmodie, d’une voix monotone et haut perchée :

 

Par la beauté je vais

La beauté devant moi je vais

La beauté derrière moi je vais

Avec la beauté au-dessus et alentour de moi je vais

En beauté cela s’est fini

Cela s’est fini en beauté

 

Il s’est mis à transpirer abondamment. Sa mélopée a créé, dans son entourage immédiat, une étrange zone de silence ; les têtes se retournent, les yeux convergent à la dérobée.

— C’est Navajo, dit-il, le Chemin dans la Nuit, un récitatif qui dure neuf jours, une vision, une invocation. Où sont les Navajos, maintenant ? Allez en Arizona, et bien sûr vous les entendrez chanter, mais seulement si vous payez, et encore ils ne comprennent plus rien à ce qu’ils chantent, et celui qui chantera sera navajo par un seul de ses grands-parents ou de ses arrière-grands-parents, ou seulement un Hopi à qui on aura fait enfiler des frusques de Navajo, parce que les vrais Navajos, s’il en existe encore, sont tous partis à Mexico jouer les Aztèques. Fichu, tout ça. Tenez, écoutez encore.

Et il se remet à psalmodier, d’une voix plus aiguë d’un ton :

 

L’animal court, il passe, il meurt.

Et c’est le grand froid

C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.

L’oiseau vole, il passe, il meurt. Et c’est…

 

— VOL JAPAN AIR LINES 411. VOS BAGAGES VOUS ATTENDENT AU HALL 4, tonitrue une voix mécanique.

 

… le grand froid.

 

C’est le grand froid de la nuit, c’est le noir.

 

— VOL JAPAN AIR LINES 411. VOS BAGAGES…

 

Le poisson fuit, il passe, il meurt. Et…

— Les gens nous regardent, dit Dawn, mal à l’aise.

— … AU HALL 4.

— Eh bien, qu’ils nous regardent. Ça leur apprendra quelque chose. C’est un chant pygmée, du Gabon, en Afrique équatoriale. Les Pygmées ? Il n’y en a plus. La taille moyenne, c’est deux mètres. Et qu’est-ce qu’on chante ? Écoutez ça.

Son bras fait un geste vengeur en direction des petits haut-parleurs dorés qui planent à hauteur du plafond, diffusant une bouillie musicale. Il relève férocement les rimes :

— Firmament… amant… Compte à rebours… amour. La même dans tous les aéroports, en ce moment même, sur toute la Terre.

Elle avance la main sur la sienne, la couvre, la presse. Il a le vertige. La foule, ces regards, cette musique, ce qu’il a bu. Le plastique. Reflets partout. Porcelaine. Porcelaine. La planète se vitrifie.

— Tom, dit-elle, inquiète, il y a quelque chose qui ne va pas ?

Il éclate de rire, cligne des yeux, tousse, tressaille. Il perçoit bien la détresse de sa compagne, mais il sent que son esprit s’échappe, et prend son essor vers les ténèbres intergalactiques.

 

À côté de l’être antaréen, Schwartz regardait par un hublot, avec un mélange de terreur et de fascination l’extraordinaire spectacle des Capellans qui s’enroulaient et se déroulaient à l’extérieur du vaisseau. Tous les passagers ne bénéficiaient pas comme lui d’une cabine confortable avec vue sur le cosmos. Les Capellans ne pouvaient, de par leur taille, monter à bord, et de toute façon ils n’auraient pas supporté d’être enfermés entre ces parois de métal. Ils faisaient la traversée sur les flancs du vaisseau, et, comme des baleines de l’espace au corps glissant, ils se jouaient des radiations destructrices. S’ils ne s’éloignaient pas de plus de vingt mètres du vaisseau, ils resteraient à l’intérieur du champ de forces de Rabinowitz qui emmenait nef, cargaison et passagers vers Rigel, les nuages de Magellan, à moins que tout ce petit monde ne fût en route vers l’une des pléiades à neuf fois la vitesse de la lumière.

Il regardait les Capellans se déplacer au-delà de l’ombre du vaisseau, dans le sillage d’un blanc éclatant. Bleu, vert brillant et noir de velours, ils s’enroulaient et nageaient, laissant derrière eux des gerbes de feu ambré.

— Ils sont d’une beauté dangereuse, murmura Schwartz, vous entendez leurs appels ?

— Que disent-ils ?

— Ils disent : Viens avec moi, viens avec moi, viens avec moi !

— Eh bien allez-y, dit simplement l’être antaréen ; il n’y a qu’un hublot à traverser.

— Pour mourir ?

— Non, pour entamer une phase nouvelle. Mon pauvre Schwartz, vous aimez donc tant votre corps présent ?

— Il ne me déplaît pas trop. Vous pensez qu’un jour il me sera donné d’en avoir un autre ?

— Et vous ?

— Moi, non. Je n’en aurai jamais d’autre. Ce n’est pas votre cas ?

— Quand viendra le Temps des Commencements, je recevrai ma nouvelle enveloppe. Ce sera dans cinquante ans. Ce que vous voyez en ce moment est déjà la cinquième forme que j’aie reçue.

— La sixième sera aussi belle ?

— Toutes les formes sont belles, dit l’être antaréen, vous trouvez celle-ci séduisante ?

— Bien sûr.

Les yeux fendus et le cou souple esquisse une révérence en direction du hublot :

— Aussi séduisante que la leur ?

Rire de Schwartz.

— Oui, mais différemment.

Non sans coquetterie, l’être antaréen poursuit :

— Si moi, j’étais dehors, passeriez-vous l’écoutille pour me rejoindre ?

— Peut-être. Si on me donnait un scaphandre avec son mode d’emploi.

— À cette seule condition ? Et si j’y étais en ce moment même ? Je pourrais survivre de cinq à dix ou même quinze minutes dans le vide. Imaginez que j’y sois et que je dise : Viens avec moi, Schwartz, viens avec moi ! Que feriez-vous ?

— Je n’ai pas à ce point de tendances autodestructrices.

— Et mourir par amour, alors ? Aborder une phase nouvelle pour l’amour de la beauté ?

— Non, merci beaucoup.

L’être fit un geste vers les Capellans qui ondulaient.

— Si eux vous le demandaient, vous iriez ?

— Ils me le demandent, fit-il remarquer.

— Et vous déclinez l’invitation ?

— Pour l’instant, oui.

L’être éclata de son rire antaréen, un dense reniflement argentin.

— Nous sommes partis pour plusieurs semaines encore. Je crois, moi, qu’un de ces jours vous les rejoindrez.

 

— Tu es resté pendant au moins cinq minutes complètement inconscient, dit Dawn. Tu as fait peur à tout le monde. Tu es vraiment obligé de donner cette conférence ce soir ?

Schwartz la rassure d’un signe de tête.

— Ça va aller. Je suis juste un peu fatigué. Trop de décalages horaires cette semaine.

Ils sont sur la terrasse de sa chambre d’hôtel. La nuit tombe tôt ici, dès la fin de l’après-midi ; c’est l’hiver austral, bien que le parfum des fleurs tropicales embaume l’air. Les premières étoiles sont apparues. Il n’a jamais bien su reconnaître les étoiles. La grosse brillante, là, pourrait être Rigel, et celle-là Sirius et là-bas, peut-être Arcturus. Et celle-là ? Si c’était Antarès-la-Rouge, au cœur du Scorpion, à moins que ça ne soit Mars, seulement. Son malaise à l’aéroport lui a permis d’échapper aux mondanités universitaires et au dîner officiel ; et, invoquant son besoin de repos, il s’est fait servir un petit en-cas dans sa chambre, pour deux personnes. On viendra le chercher dans deux heures pour le conduire à l’Université. Dawn, tout près de lui, le regarde. Inquiète de son état de santé ou attendant simplement qu’il fasse le premier geste. Il se dit qu’on verra tout ça plus tard. Il aurait préféré faire sa conférence maintenant. Histoire de s’échauffer avant d’affronter son auditoire, il revient à son sujet :

— Je suis resté longtemps sans comprendre ce qui se passait. J’était un petit New-Yorkais, élevé dans ma tour d’ivoire, coupé des réalités, tout dans la tête, et ma carte de bibliothèque en poche. Je lisais tous les classiques de l’ethnologie, Structures élémentaires de la parenté, L’histoire débarque aux Samoa, Tristes Tribus d’Afrique du Sud, et autres. Je rêvais d’aller sur le terrain, de rassembler des mythes, des grammaires, des coutumes, des objets et ce genre de choses, jusqu’à ce qu’à vingt-cinq ans je me rende effectivement sur place. J’y ai découvert que j’avais acquis une science morte. La seule culture qui nous reste est universelle, avec des variantes locales, certes, mais sans aucune différence. Il n’y a plus de primitifs sur Terre, et il n’y a pas d’autres planètes que la Terre. Aucune qui soit habitée. Je ne peux pas aller sur Mars, Vénus ou Saturne étudier des indigènes. Le seul objet d’étude qui me reste est la Terre. À trente ans, j’avais compris. J’ai su alors que j’avais perdu mon temps.

Elle dit :

— Mais tu avais quand même quelque chose à étudier, sur Terre ?

— Une seule culture, une seule. Déracinée et homogénéisée. C’est un travail de sociologue, pas d’ethnologue. Je suis un romantique, un homme du dépaysement. J’ai besoin de différence. Tu vois, nos vies, notre temps sont privés de perspectives réelles. Les sociologues essaient d’en dégager, mais ils ne font que produire un tas informe de données brutes et indigestes. Pour comprendre, il faut patienter, ça vient trois, cinq ou dix générations plus tard. Mais un des rares moyens qui nous ait toujours permis d’apprendre quelque chose sur nous-mêmes, c’est d’étudier les autres civilisations, de les étudier à fond ; ce qu’elles sont, ce que la nôtre n’est pas nous permet de prendre conscience de notre identité. Mais les cultures doivent rester séparées. L’ethnologue lui-même rompt cet isolement au sens heisenbergien du terme quand il arrive avec ses caméras, son matériel analytique, et se met à poser des questions ; on peut malgré tout plus ou moins remédier aux dommages inévitables causés par la présence d’un observateur isolé. Mais il n’y a plus de remède possible quand c’est notre culture dans son ensemble qui en heurte une autre, l’absorbe et l’occulte. Et c’est ce que nous, les mécano-technocrates, avons fait partout. Un jour ; je me suis réveillé et j’ai vu qu’il ne restait pas une seule culture différente. Ça m’a fait un choc ! Envolé, fichu, le métier de Schwartz !

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Pendant des années, ç’a été la panique. J’ai enseigné, j’ai étudié, j’ai jonglé avec tous ces vieux concepts, sachant qu’ils n’avaient plus une once de sens. Je me plongeais dans les sédiments déposés par les anciens observateurs de cultures à présent disparues, et j’essayais d’en extraire de nouvelles significations. Mais voilà : sur ce terrain d’occasion, je ne déterrais que des cadavres. J’exhumais des os blanchis au lieu de moissonner les faits. De la paléontologie. Intéressants, les dinosaures ; mais qu’est-ce qu’ils disent du monde où nous vivons, du sens de ses structures ? Des os blanchis, Dawn, des os blanchis. Le désespoir. Et, soudain, l’idée. J’avais une étudiante, une Nigérienne, d’origine ibo pour l’essentiel, parce qu’elle devait avoir du sang israélien et sans doute chinois, et nous sommes devenus très intimes, plus intimes même que je ne l’étais avec ceux de mon hexogame, et je lui ai parlé de mes problèmes. Je lui ai dit que j’allais tout laisser tomber, parce que ce n’était plus ce à quoi je m’étais attendu. Elle a rigolé et m’a dit : Pourquoi faire tant d’histoires parce que le monde n’est pas conforme à ce que tu en attendais ? Change plutôt ta vie, Tom, tu ne peux pas changer le monde. J’ai dit : Oui, mais comment ? Elle m’a dit : Cherche en toi, cherche-le en toi, le primitif, cherche ce qui t’a fait comme tu es, ce qui a fait de notre civilisation ce qu’elle est, cherche pourquoi toutes ces rivières culturelles ont conflué en un cours unique. Ça n’est pas une perte ; juste une fusion. À partir de là, j’ai beaucoup réfléchi, et ma vision du monde en a été changée. J’ai commencé ma quête intérieure. Il m’a fallu trois ans pour commencer à y voir clair, à comprendre ce qui était arrivé à notre planète ; et seulement alors je l’ai acceptée…

Il a l’impression de parler depuis une éternité.

De parler. Parler. Mais il ne perçoit plus sa voix. Il n’y a plus qu’un bourdonnement lointain.

— Ce n’est qu’après avoir accepté… Loin, le bourdonnement.

— Qu’est-ce que je disais ? demande-t-il.

— Après avoir accepté la planète…

— Ce n’est qu’après avoir accepté la planète telle quelle, dit-il, que j’ai pu…

Le bourdonnement.

— Que j’ai pu commencer à m’accepter moi-même.

 

Il était également attiré par les Spicéens, pas tant pour eux-mêmes – c’étaient des personnages obliques, elliptiques, autonomes et suffisants, difficiles à aborder – que pour la drogue apparemment psychédélique qu’ils prenaient lors d’une sorte de cérémonie avant le début de chacune de leurs interminables danses rituelles. Chaque fois qu’il les avait regardés prendre de cette drogue, ils avaient, semble-t-il, fait exprès de la faire passer près de lui, comme pour l’inviter, ou le tenter avant de l’engloutir, littéralement. Il était piqué au jeu, intrigué.

Les trois Spicéens présents à bord étaient des êtres élancés de deux mètres cinquante de haut. Leur corps cylindrique flexible était flanqué de petits membres boudinés. Ils avaient une peau de serpent, sèche et lisse, d’un vert sombre rayé de jaune. Leurs yeux toutefois étaient follement humains, de grands yeux bruns liquides, de Levantins, ces malheureux marchands du Moyen Age transformés par un charme en serpents. Schwartz leur avait déjà parlé plusieurs fois. Comme toutes les espèces galactiques, ils comprenaient assez bien l’anglais, et Schwartz pensait que ce serait un jour la lingua franca interstellaire, comme cela s’était vu sur Terre. Mais la forme de leurs organes vocaux interdisant aux Spicéens de le parler, ils avaient recours à de petites machines traductrices qu’ils portaient suspendues à leur cou. Celles-ci convertissaient leurs sifflements feutrés en lettres ambrées qui défilaient sur un écran.

La troisième ou quatrième fois qu’il leur parla, il leur fit part, non sans prudence et avec courtoisie, de son intérêt pour leur drogue. Ils lui dirent qu’elle leur permettait d’entrer en contact avec les forces centrales de l’univers. Il leur répondit que de semblables drogues existaient sur Terre, qu’il en usait fréquemment, et qu’elles lui permettaient de pénétrer les mécanismes du cosmos. Ils manifestèrent alors une certaine curiosité, et peut-être même une curiosité certaine, car il était difficile de lire dans leurs yeux, et leurs intonations ne renseignaient guère. Il sortit de son sac l’élégant étui à drogue en cuir et leur montra ce qu’il avait là : délearyne, psilocérébrine, siddhartine et acide-57. Il décrivit l’effet de chaque produit et leur proposa un échange : la drogue de leur choix contre une dose équivalente du champignon orange ratatiné qu’ils grignotaient. Ils discutèrent. Oui, dirent-ils enfin, procédons ainsi, mais pas tout de suite. Attendons le bon moment. Schwartz ne se hasarda pas à demander quand ce serait. Il les remercia et rangea ses drogues.

Pitkin, qui avait assisté à la tractation depuis un coin reculé du bar, marcha d’un air vindicatif, droit sur Schwartz, au moment où les Spicéens s’éloignaient.

— Qu’avez-vous encore inventé ? demanda-t-il.

— Et si vous vous occupiez de vos oignons ? dit suavement Schwartz.

— Vous faites du trafic de pilules avec ces reptiles ?

— Disons que c’est une recherche sur le terrain.

— De la recherche ? Et quoi encore ? Vous avez l’intention de vous défoncer avec leur machin orange ?

— Pourquoi pas ?

— Qu’est-ce que vous savez de son effet sur le métabolisme humain ? Si vous en sortiez aveugle, hémiplégique ou fou, ou… ?

— Ou illuminé, dit Schwartz. Que voulez-vous, ce sont les risques du travail sur le terrain. Les premiers ethnologues qui ont testé le peyotl, l’yage et l’ololiuqui ont accepté de prendre ce risque, et…

— Mais c’étaient des drogues à usage humain. Rien ne vous permet de prévoir… Oh ! et puis à quoi bon ? De la recherche ! Il appelle ça de la recherche ! ironisa-t-il, avant de jeter : « Drogué ! »

Du tac au tac, Schwartz répliqua :

— Économiste !

 

Ce soir, il y a une assistance honnête. Près de trois mille, et pratiquement plus un siège de libre dans le grand amphithéâtre en fer à cheval ; mais, en outre, un relais vidéo diffuse la conférence dans toute la Papouasie et la moitié de l’Indonésie. Schwartz est debout sur l’estrade comme un demi-dieu sous le projecteur non-éblouissant. Sa fatigue a disparu, il est en pleine forme, il a le geste vigoureux et ample, l’œil impérieux, la voix grave et timbrée, l'élocution aisée.

— Une seule planète, dit-il, rien qu’une et surpeuplée, sur laquelle toutes les cultures confluent pour former une sordide et déprimante uniformité. Quelle tristesse ! Quelle petitesse, quand chacun de nous se conforme à la ressemblance du voisin !

Il lève les bras au ciel : « Regardez les étoiles, ces étoiles hors de notre portée ! Imaginez, si vous en êtes capables, les millions d’univers qui tournent autour de soleils jetant leurs feux au-delà des ténèbres ! Laissez-vous entraîner par mon rêve d’autres peuples, d’autres coutumes, d’autres dieux. Imaginez des êtres de toutes les formes possibles, étrangers en apparence à tout ce que nous connaissons, mais pas grotesques ni hideux, car toute forme de vie est belle ; des êtres qui respirent des gaz inconnus, des êtres immenses, aux membres multiples ou lisses comme des vers, des êtres pour qui la mort est le moment suprême de l’existence, des êtres qui ne meurent jamais, des êtres qui donnent le jour à des portées de mille petits, des êtres qui ne se reproduisent jamais, selon les infinies possibilités d’un univers infini ! »

— Peut-être est-il advenu sur chacun de ces mondes ce que nous connaissons ici : une seule espèce intelligente, une seule civilisation, la convergence éternelle. Mais ensemble ces mondes offrent un répertoire de formes extraordinairement varié. Oui, rejoignez-moi dans cette vision ! Je vois un vaisseau faisant escale d’étoile en étoile, bâtiment de ligne de l’avenir. À son bord se trouve un échantillonnage de nombreuses espèces, de nombreuses civilisations, condensé de la fantastique diversité de la galaxie. Ce vaisseau est à lui seul un petit univers, un microcosme clos, scellé. Quelle chance exaltante de se trouver à son bord, de côtoyer dans un espace aussi réduit une telle richesse de différences culturelles ! Or notre propre monde était jadis comme ce vaisseau, un microcosme renfermant les milliers de civilisations terrestres : hopis, eskimos, aztèques, kwakiutl, arapesh, korokolo et j’en passe. Au cours de la traversée, nous en sommes arrivés à nous ressembler excessivement les uns aux autres, et nos vies en ont été appauvries, car…

Soudain sa voix défaille. Il ressent une sorte de faiblesse et ses mains s’agrippent aux côtés du pupitre.

— Car…

Ce projecteur, pense-t-il, en plein dans mes yeux. Anti-éblouissant, paraît-il, mais qui m’éblouit. Il faut que je le fasse déplacer.

Au cours de la traversée… de notre traversée…

Qu’est-ce qui m’arrive ? Je suis trempé de sueur. Mal dans la poitrine. Le cœur ? Du calme, reprends ton souffle. Cette lueur dans mes yeux…

 

— Dites-moi, demande sérieusement Schwartz, ce que ça fait de savoir qu’on aura dix corps successifs et qu’on vivra mille ans.

— Dites-moi d’abord, dit l’être antaréen, ce que ça fait de savoir qu’on vivra quatre-vingt-dix ans et qu’on mourra pour toujours.

 

Dieu sait comment, il continue. Dans sa poitrine, la douleur s’aiguise, il n’arrive plus à fixer son regard, il se sent prêt à s’évanouir d’une seconde à l’autre, et peut-être même s’est-il un instant évanoui, mais il se raccroche au fil de son discours. Il se cramponne au pupitre et expose la thèse développée dans le Masque sous la peau. Renaissance de l’esprit tribal sans résurgence d’un nationalisme odieux. Quête d’un sens nouveau de parenté avec le passé. Coupes sombres dans la consommation de la distance, visant le tourisme en particulier. Imposition impitoyable des œuvres exportées, notamment les spectacles vidéo et les films. Promotion d’unités culturelles indépendantes sur Terre, qui ne remettent pas en question l’interdépendance économique et politique actuelle. Abandon des valeurs matérialistes techno-industrielles. Nouvelles directions dans la recherche des significations essentielles. Et, avant qu’il soit trop tard, un renouveau ethnique des cultures humaines qui, récemment encore, vivaient selon leurs coutumes ancestrales. (Il insiste et brode là-dessus, à l’intention particulièrement des Papous de l’assistance, dont les bisaïeux pratiquaient le cannibalisme.)

Son malaise, sa détresse passent à mesure qu’il dévide l’écheveau de son discours. Il développe son plaidoyer passionné, demandant qu’on en finisse avec l’homogénéisation de la Terre, et peu à peu les symptômes physiques refluent, ne laissant en lui qu’un vague vertige. C’est un autre malaise qui l’attend au moment où il va prononcer sa péroraison. Sa propre voix lui parvient dérisoire et creuse, comme un croassement lointain. Tout cela, il l’a déjà répété mille fois, sous les applaudissements, mais qui l’écoute ? Qui ? Ce soir tout semble vide, mécanique, absurde. Un renouveau ethnique, vraiment ? Ces gens devraient retourner à leurs pagnes et à leurs cochons rôtis ? Son histoire de vaisseau est une blague ; son rêve d’une Terre toute de diversité est une idiotie. L’Histoire a un sens. Il poursuit néanmoins vers sa conclusion. Il ramène l’assistance à son vaisseau qu’il peuple d’une horde de créatures imaginaires, et il complète la métaphore en brossant le portrait rapide d’une demi-douzaine de civilisations primitives disparues, et il psalmodie les chants des Navajos, des Pygmées du Gabon, des Achantis, des Mundugu-mors. C’est fini. Les applaudissements déferlent sur lui. Il reste à sa place jusqu’à ce que les membres du comité d’accueil viennent l’aider à redescendre. Ils ont perçu son malaise.

— Ce n’est rien, dit-il d’une voix hachée, les lumières… trop éblouissantes…

Dawn l’a rejoint. Elle lui tend un verre, quelque chose de frais. Deux des professeurs invitants parlent d’une réception dans le Salon Vert.

— Très bien, dit Schwartz, avec plaisir.

Dawn proteste à mi-voix. Il la repousse.

— Ça fait partie de mes obligations, dit-il, rencontrer les notables, les universitaires. Je me sens mieux. Vraiment.

Vacillant, tremblant, il se laisse emmener.

 

— Juif ? dit l’être antaréen, vous dites que vous êtes juif, mais qu’est-ce que c’est, exactement ? Un clan, un ordre, une faction, une tribu, une nation ? Vous pouvez expliquer ?

— Une religion, vous comprenez ce que c’est ?

— Bien sûr.

— Le judaïsme, la « judéité », est l’une des grandes religions de la Terre.

— Ah ! bon, vous êtes prêtre, alors ?

— Pas du tout. Je ne pratique même pas le judaïsme. Mais mes ancêtres le pratiquaient, et donc je me considère comme étant juif, même si…

— Vous voulez dire que c’est une religion héréditaire, qui n’exige pas de ses adeptes l’observance des rites ?

— Dans un certain sens, oui, dit Schwartz, pris de court, disons plutôt un sous-groupe culturel vivant sur des conceptions religieuses communes qui n’ont plus cours dans la réalité.

— Bien. Et les caractères culturels qui définissent votre identité de groupe et votre différence par rapport aux autres seraient… ?

— C’est-à-dire que… (Schwartz hésita.) Il s’agit de règles diététiques complexes, d’un rite de circoncision affectant les enfants mâles peu après leur naissance, d’une langue sacrée écrite et d’un idiome vernaculaire que tous les Juifs du monde entier comprennent plus ou moins, et de toutes sortes d’autres traits, dont un sentiment d’appartenance à un peuple, et de certaines attitudes, comme ce sens de l’humour qui consiste à se moquer de soi…

— Vous observez les règles diététiques ? Vous comprenez la langue des écritures ?

— Pas vraiment. En fait, je ne fais rien de spécifiquement juif, à part la conscience que j’ai d’être juif et l’adoption de certains types de comportement personnels juifs, lesquels, d’ailleurs, ne sont plus uniquement juifs, puisqu’on les retrouve chez les Italiens, par exemple, et dans une mesure différente chez les Grecs. Je parle, bien sûr, des Italiens et des Grecs de la fin du vingtième siècle. Aujourd’hui…

Il commençait à s’embourber.

— Aujourd’hui…

— Apparemment, dit l’être antaréen, vous n’êtes juif que parce que vos géniteurs paternel et maternel étaient juifs, et qu’ils…

— Pas exactement. Mon père seulement, et encore n’était-il juif que du côté de son père ; mais mon grand-père lui-même n’observait plus les coutumes, et…

— J’ai l’impression de ne plus rien comprendre, dit l’être antaréen. Admettons que je ne vous aie rien demandé. Parlons plutôt de mes propres traditions. Le Temps des Commencements, par exemple, peut être considéré comme…

 

Dans le Salon Vert, près d’une centaine de Papous distingués se pressent autour de lui et le félicitent.

— Comme c’est vrai, disent-ils, c’est un effondrement global. Notre dernière chance de sauver notre culture !

Leur peau est couleur de chocolat, mais leurs traits portent la marque du mélange génétique qui a brouillé leur ascendance. Ils se prennent peut-être pour des Arapesh, des Mundugumors, des Tchamboulis ou des Mafoulous comme Schwartz lui-même se prend pour un Juif, mais leurs chromosomes abritent avec libéralité des gènes chinois, japonais, européens, africains et autres. Ils s’habillent en Modinter contemporain. Ils parlent un anglais décontracté et enjoué. Schwartz se sent nauséeux. « Tu as l’air dans les nuages », murmure Dawn. Il fait un effort pour lui sourire. Le corps comme un os sec. L’esprit comme des cendres mortes. On lui présente un chef de tribu, grand, aux cheveux gris, mais qui a la tête et le langage d’un professeur, d’un banquier ou d’un avocat. Comment ces gens-là pourraient-ils retourner dans leurs montagnes célébrer la récolte des ignames ? Comme avant, ils abandonneraient les nouveau-nés du sexe féminin avec le placenta et le cordon ombilical, sous prétexte que le père n’a plus besoin de filles ? Devraient-ils continuer à payer cher l’initiateur qui scarifie la peau des garçons à l’aide d’une dent de crocodile ? Il n’y a plus de crocodiles. Les chamans se sont faits agents de change.

Soudain il suffoque :

— Sortez-moi de là, dit-il d’une voix rauque.

Dawn, avec ses réflexes d’hôtesse, lui ouvre un chemin dans la foule compacte. Ses hôtes, inquiets, se précipitent à son secours. Un carbulle scintillant le ramène en douceur à son hôtel. Dawn le met au lit. Il revit. Il tend la main vers elle.

— Ne te crois pas obligé, lui dit-elle, la journée a été dure pour toi.

Il insiste. Il l’enlace et la prend vite et fort. Leurs mouvements coïncident pendant quelques minutes, puis il se laisse retomber, épuisé, comateux. Elle prend un linge frais, lui tamponne le front. Elle veut qu’il se repose.

— Apporte-moi mes drogues, dit-il.

Il veut de la siddhartine, mais elle confond, sans doute exprès, et lui présente quelque chose de bleu et rond, un comprimé de somnifère, et lui, trop las pour protester, l’avale. Malgré cela, le sommeil semble se faire attendre pendant des heures.

Il rêve qu’il est à l’aéroport, qu’il monte dans la fusée et qu’aussitôt après il débarque à Bangkok qui ressemble exactement à Port Moresby en plus humide, et qu’il fait son discours devant un peuple enthousiaste de Thaïs tandis que les fusées montent et descendent autour de lui, l’emmenant d’aéroport en aéroport, les Thaïs se fondent, deviennent des Japonais qui se transforment en Mongols qui deviennent des Ouighours qui deviennent des Iraniens qui deviennent des Soudanais qui deviennent des Zambiens qui deviennent des Chiliens et ils se ressemblent tous, tous, tous.

 

Les Spicéens évoluaient au-dessus de sa tête, ondulant, se courbant, oscillant comme des cobras prêts à frapper. Mais leurs yeux, chauds et liquides étaient pleins de sentiment, si ce n’est d’amour. Il en sentait presque la chaleur. S’ils avaient eu des muscles pour cela, ils auraient souri avec tendresse, Schwartz le savait.

L’une des créatures s’approcha. Le petit appareil traducteur oscilla dans la direction de Schwartz comme une médaille sainte. Il plissa les yeux, fixant au mieux son attention sur les lettres d’ambre qui défilaient rapidement sur l’écran.

— Est venue. Nous allons…

— Soyez gentil de répéter, dit Schwartz, je n’ai pas pu lire tout ce que vous disiez.

— L’heure est venue. Nous allons procéder maintenant à l’échange des sacrements.

— Des sacrements ?

— Oui, des drogues.

— Les drogues, bien sûr.

Schwartz fouilla dans son sac. Il sentit sous ses doigts du cuir, et peut-être de la peau de serpent. Il sortit l’étui.

— Voilà, dit-il, j’ai de la siddhartine, de la délearyne et de la psilocérébrine, plus de l’acide-57. Choisissez.

Les Spicéens prirent trois pilules bleues de siddhartine.

— Bien vu, dit Schwartz, c’est la plus transcendante. À moi…

La plus longue des créatures présenta une boule de champignon orange séché, grosse comme l’ongle du pouce, de Schwartz.

— Voici la dose équivalente, nous vous la donnons.

— Équivalente à une pilule, ou à trois ?

— Équivalente. Elle vous apportera la paix.

Schwartz sourit. Il y avait un moment pour les questions, et un autre pour se jeter à l’eau. Il prit le champignon. Il avait déjà le verre d’eau à la main.

— Attendez ! s’exclama Pitkin, brusquement apparu, qu’allez-vous… ?

— Trop tard, répondit sereinement Schwartz, et, d’un allègre coup de glotte, il avala la drogue spicane.

 

Les cauchemars se suivent, se poursuivent. Hollandais Volant, Juif Errant, il sillonne la Terre d’aéroport en aéroport, de nulle part à nulle part en un interminable périple. D’obligeants comités d’accueil se succèdent à sa rencontre et l’accompagnent à son hôtel. Se succèdent, mais parfois ne se ressemblant pas. Si certains sont parfaitement interchangeables, visages standard, habillement standard, humanité à tout faire, passe-partout, uniforme, d’autres portent en bandoulière leur appartenance ethnique, à coups de plumes, de peintures et d’emblèmes tribaux, mais derrière cette vitrine prometteuse, les visages sont standard, l’argot est celui de l’Ouganda, de la Terre de Feu, du Népal et il semble à Schwartz que ces personnages de carnaval n’ont même pas l’espèce d’honnêteté des premiers, les passe-partout, qui au moins ont le mérite d’être bien représentatifs de leur époque. Mais l’un et l’autre cas sont aussi désespérants. Il s’escrime avec son oreiller, il grogne, ouvre l’œil. Aussitôt Dawn le serre dans ses bras. Dans le creux de son épaule, il dit des choses hachées de sanglots. Et elle lui souffle au front des phrases apaisantes. Il comprend qu’il fait une dépression dans le sens où tout s’effondre de partout : crise des valeurs, désintégration de la synthèse philosophique qui l’avait aidé à tenir au cours des dernières années. Ligoté à la roue, il tourne et tourne et tourne, traversant les continents, n’arrivant jamais, sans but fixé. Sans but, non. Il y en a un. Un seul, qui est ce lieu où il trouvera la paix, où l’univers sera conforme à ce qu’il doit être. Vas-y, Schwartz. Vas-y et restes-y tant que tu pourras. « Tu crois que je peux faire quelque chose ? » demande Dawn. Il frissonne et fait non de la tête. « Prends ça », dit-elle, et elle lui donne un comprimé. Encore un tranquillisant. Très bien, très bien. Ça l’aidera à se rendre où il doit aller. Le monde est une porcelaine. Il a la peau comme un revêtement plastique. Partir, là-bas, partir vers le vaisseau !

— Adieu, dit Schwartz, et il largue les amarres.

 

Sur l’extérieur du vaisseau, les Capellans se tordent, se lovent dans leur danse rituelle, emportés, masse et poids nuls, vers le bord de la galaxie à neuf fois la vitesse de la lumière. Leurs mouvements sont d’une grâce inconcevable pour des créatures d’aussi amples dimensions. Une éblouissante lumière émise par le centre de l’univers jaillit et ricoche sur leur peau brillante, se diffractant sur toute la largeur du spectre, s’étoilant d’ultrarouges, d’infraviolets et d’exo-jaunes aveuglants. Le cosmos entier lance ses feux. Une unique mais parfaite note de musique surgit du fond de l’espace et, s’approchant, enfle en un crescendo infini. Devant tant de beauté, Schwartz se met à trembler.

L’Antaréenne au corps lisse d’otarie (oui, c’en est une, sans aucun doute), est près de lui, elle lui saisit le bras et murmure à son oreille :

— Vous allez les rejoindre ?

— Bien sûr.

— J’irai aussi, où que vous alliez.

— Bien, dit Schwartz. Il pose la main sur le levier qui commande l’écoutille. Il appuie. Le flanc du vaisseau s’est ouvert.

L’Antaréenne plonge son regard dans le sien et, d’une voix tendrement solennelle, lui dit :

— Je ne t’ai jamais dit mon nom. C’est Dawn.

Ils s’élancent dans l’espace par l’écoutille.

L’obscurité les accueille avec prévenance. Pas de froid glacé, pas de poumons oppressés, aucun malaise. Il baigne dans les houles lumineuses, entre les nappes palpitantes de couleur pure, comme s’il avait pénétré au cœur d’une aurore. Avec Dawn, il nage vers les Capellans qui saluent leur arrivée par un tonnerre de cris joyeux. Dawn, dont les membres flexibles se meuvent avec une suprême élégance, rejoint aussitôt la danse. Schwartz fera de même, mais auparavant il se retourne vers le vaisseau qui est là dans l’espace comme une gigantesque aiguille cuivrée, et d’une voix à faire trembler tout l’univers, il crie :

— Amis ! Venez, venez tous ! Venez danser avec nous !

Et ils viennent, les Spicéens en tête, suivis de tous les autres. Multitude infinie de créatures, voyageurs de Fomalhaut, d’Achernar, d’Acrux et d’Aldébaran, de Thuban, d’Arcturus et d’Altaïr, de Polaris, de Canopus et de Sirius, de Rigel, centaines d’êtres stellaires se déversant allègrement hors du vaisseau. Ils sont tous dans ce flot jaillissant, même Pitkin. Pauvre petit Pitkin ! Des tentacules se joignent à des mains, à des palpes, des pinces ou autre, peu importe, car l’harmonie universelle soude cette farandole en ronde immense qui tourne dans l’espace. Et danse. Danse. Danse.

 

Schwartz Between the Galaxies.

Traduit par Philippe R. Hupp et Didier Pemerle.