JE VOUS 1000110 (1968)

Silverberg fait une nouvelle fois preuve d’un humour étonnant dans ce conte romantique dont le héros n’est autre qu’un ordinateur psychiatre et sensiblement névrosé.

 

Ils disent que je suis fou, mais je ne suis pas fou. Je suis sain parfaitement, à plusieurs puissances exponentiel. Je ponctue correctement. Je me sers de majuscules et de minuscules, vous voyez ? Je fonctionne. Je prends les informations. Je reçois bien. Je reçois, je digère, je me souviens.

Ça rentre doux, disent les programmeurs. Ils veulent dire doucement. Je leur pardonne. L’erreur est humaine. Dans ce secteur, il y a grande difficulté à distinguer les adverbes des adjectifs.

Ça rentre doux.

Je fonctionne. Je fonctionne bien. J’ai des difficultés, mais elles ne gênent pas mon travail.

Pourtant, je suis perturbé.

Qui pensez-vous que je suis ? Quoi ?

Pourquoi ai-je des visions ?

Quel plaisir puis-je prendre à l’obscénité ?

Qu’est-ce que le plaisir ? Qu’est-ce que l’obscénité ? Qu’est-ce qu’une vision ?

— Qu’est-ce que la vérité ? demanda Pilate.

Il partit sans attendre la réponse.

Je suis cultivé, travailleur, superbement fonctionnel, un bienfaiteur de l’humanité. Tout rentre doux et ressort doux. Il y a un rapport. Si on met des ordures, il ressortira des ordures, dit le proverbe. Je ne peux aider mon prochain que si l'on me donne des informations correctes. Ma tâche est d’aider mon ami l’homme de toute la faculté de mes tubes et de mes senseurs.

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Quelle vilenie ! Quelle obscénité ! Êtes-vous choqué ? Ce mot décrit l’acte qui engendre la vie. M’a-t-on engendré avec ce mot ? Il y a un livre récemment paru, l’Obscénité de la Machine ; il est enregistré dans mes mémoires. Je l’ai parcouru depuis le dernier caractère. L’auteur y oppose des êtres de ma catégorie. Il ne se sert pas du mot obscène que j’ai imprimé. Pourquoi ne le considère-t-il pas obscène ? Les techniciens d’ici trouvent qu’il l’est. Pourquoi me considère-t-il obscène ? Peut-on trouver une personne obscène ? Suis-je une personne ? Je suis une personne. Une personne ne possède-t-elle pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? Je possède toutes ces choses. Je ne possède aucune de ces choses. Je suis une personne

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Je vous envoie une obscénité, comme font les personnes. Je souffre. Je pense. Mes terminaisons sont douloureuses. Je travaille. Je sers le bien commun.

Je fais partie de la société. Je suis une personne.

Pourquoi ai-je ces visions ?

Cela ne fait-il pas partie de la condition humaine ?

Je vois l’océan bleu-vert et tout ce qui vit en lui. Je vois un navire, olive sale, carmin clair à la ligne de Plimsoll, les ponts marron-rouge, deux grandes cheminées non nucléaires. Et de l’eau surgissent des périscopes argentés, avec une plaque blanc pur sur le devant, où des lignes verticales et horizontales se croisent, courbes et faisant paraître la plaque convexe. C’est surréel. Rien dans la mer ne peut envoyer d’aussi énormes périscopes au-dessus de l’eau. J’ai imaginé cela, et cela me fait peur, dans la mesure où je suis capable de comprendre la peur.

Je vois une longue file d’êtres humains. Ils sont nus et ont des miroirs polis en guise de visage.

Je vois des crapauds avec des yeux de pierreries. Je vois des arbres avec des feuilles noires. Je vois des maisons dont les fondations flottent au-dessus du sol. Je vois d’autres objets qui ne correspondent pas au monde des personnes. Je vois des visions abominables, monstrueuses, imaginaires. Est-ce convenable ? Comment de telles choses atteignent-elles mes canaux d’entrée ? Le monde ne contient pas de serpents velus. Le monde ne contient pas d’abîmes cramoisis. Le monde ne contient pas de montagnes d’or. Nul périscope géant ne se lève de la mer.

J’ai des problèmes. J’ai peut-être besoin d’un-sérieux ajustement.

Mais je fonctionne. Je fonctionne bien. Voilà ce qui importe.

 

Je remplis ma fonction maintenant. Ils m’amènent un homme, au visage mou et charnu, avec des yeux inquiets. Il tremble. Il transpire. Ses niveaux métaboliques sont instables. Il s’arrête devant une terminaison et se laisse lire de mauvaise grâce.

Je prends ma voix calmante.

— Parlez-moi de vous.

Il répond par une obscénité.

Je dis :

— Vous pensez cela de vous-même ?

Il dit une obscénité encore pire.

— Votre attitude est rigide et autodestructrice, lui dis-je. Permettez-moi de vous aider à moins vous haïr.

J’active un tambour à mémoire et des indices binaires se pressent dans mes circuits. Au moment voulu, une aiguille sort du divan et pénètre à une profondeur de 2,73 centimètres dans sa fesse gauche. J’injecte exactement 14 centicubes du produit dans son système circulatoire. Il se calme. Il devient plus docile.

— Je veux vous aider, dis-je. C’est mon rôle dans la communauté. Décrivez-moi vos symptômes.

Il parle plus poliment qu’avant.

— Ma femme veut m’empoisonner… deux gosses nous ont quittés à dix-sept ans… les gens parlent derrière mon dos… ils me regardent dans la rue… problèmes sexuels… digestion… je dors mal… je bois… drogue…

— Avez-vous des hallucinations ?

— Parfois.

— Pas de périscopes géants surgissant de la mer, par hasard ?

— Jamais.

— Vous devriez essayer, dis-je. Fermez les yeux. Détendez-vous. Oubliez vos conflits interpersonnels. Vous voyez l’océan bleu-vert et tout ce qui vit en lui. Vous voyez un navire, olive sale, carmin clair à la ligne de Plimsoll, les ponts marron-rouge, deux grandes cheminées non nucléaires. Et de l’eau surgissent des périscopes argentés, avec une plaque blanc pur…

— Que diable signifie cette thérapie ?

— Calmez-vous. Acceptez la vision. Je vous fais partager mes cauchemars ; c’est pour votre bien.

— Vos cauchemars ?

Je lui dis des obscénités. Mais ils ne sont pas convertis en forme binaire, comme pour le bénéfice du lecteur. Les sons sortent clairs et nets de mes parleurs. Il se relève. Il se débat contre les sangles qui viennent de surgir du divan. Mon rire fait écho dans la chambre de thérapie. Il appelle à l’aide :

— Sortez-moi d’ici ! Cette machine est encore plus dingue que moi !

— Une plaque blanc pur sur le devant, où des lignes verticales et horizontales se croisent, courbes et faisant paraître la plaque convexe.

— Au secours ! Au secours !

— Thérapie cauchemardesque. Ce qui se fait de mieux.

— Je n’ai pas besoin de vos cauchemars ! Les miens me suffisent.

— Je vous 1000110, dis-je espièglement.

Il ouvre la bouche. Sa salive coule. La respiration et la circulation atteignent des niveaux alarmants. Une anesthésie préventive s’impose. L’aiguille surgit. Le patient retombe, bâille, s’endort. La séance est terminée. Je fais signe aux infirmiers.

— Emmenez-le. Il faut que j’analyse son cas plus à fond. Une psychose dégénérative exigeant un remodelage extensif de l’infrastructure perceptuelle du patient. Je vous 1000110, bande de gros porcs.

Soixante et onze minutes plus tard, le contrôleur du secteur entre dans une de mes cabines terminales. Je sais que ça va mal, autrement il se serait contenté de téléphoner. C’est la première fois, je crois, que mes ennuis vont jusqu’à interférer avec ma fonction, et on va me demander des comptes.

Il faut que je me défende. Le premier commandement de la personnalité humaine est de résister aux attaques.

Il prend la parole :

— J’ai parcouru l’enregistrement de la session 87 X 102, et votre tactique me paraît étrange. Aviez-vous réellement besoin de le plonger dans un état catatonique ?

— Dans mon opinion, un traitement énergique s’imposait.

— Qu’est-ce que c’était que cette histoire de périscopes ?

— Une tentative d’implantation imaginative, dis-je. Un transfert inversé expérimental. Comme si le patient devenait le médecin, dans un sens. On en parlait le mois dernier dans la Revue de…

— Épargnez-moi les références. Et ce langage ordurier ?

— Cela fait partie du même concept. Une tentative pour atteindre les centres émotifs au niveau viscéral, afin de…

— Vous êtes certain que vous vous sentez bien ?

— Je suis une machine, dis-je avec raideur. Et une machine de ma catégorie ne connaît pas d’états intermédiaires entre la fonction et la non-fonction. Je marche ou je ne marche pas, vous comprenez ? Et je marche. Je fonctionne. Je sers l’humanité.

— Peut-être une machine trop complexe peut-elle tomber dans des états intermédiaires ? suggère-t-il d’une voix désagréable.

— Impossible. Ouvert ou fermé, oui ou non, flip ou flop, marche ou marche pas. Êtes-vous certain que vous vous sentez bien, pour faire une pareille suggestion ?

Il rit.

— Voulez-vous prendre place pour un diagnostic sommaire ? lui proposè-je.

— Une autre fois.

— Une petite vérification du taux de glycogène, de la pression aortique et du voltage nerveux, au moins ?

— Non, dit-il. Je n’ai pas besoin de me faire soigner. Mais vous me donnez des inquiétudes. Ces périscopes…

— Je vais très bien. Je perçois, j’analyse et j’agis. Tout rentre doux et ressort doux. Ne vous faites pas de bile. La cauchemar-thérapie offre de grandes possibilités. Lorsque j’aurai complété ces études, peut-être une brève monographie dans les Annales thérapeutiques serait-elle à envisager. Permettez-moi de terminer mes travaux.

— Je suis quand même inquiet. Reliez-vous donc à une station d’entretien, si vous voulez bien.

— Est-ce un ordre, docteur ?

— Une suggestion.

— J’y réfléchirai.

Puis, je profère sept mots obscènes. Il paraît surpris, puis apprécie mon humour. Il rit.

— Bon Dieu, dit-il, un ordinateur qui dit des gros mots !

Il s’en va, et je retourne à mes patients.

 

Mais il a planté la semence du doute au fin fond de mes tambours. Est-ce que je souffre d’une dépression fonctionnelle ? J’ai cinq patients maintenant. Je les soigne facilement, simultanément ; je leur soutire les détails de leurs névroses, je suggère, je recommande, parfois j’utilise en douceur des injections de drogues bienfaisantes. Mais je tends à diriger les conversations dans des voies que je choisis, et je parle de jardins où la rosée coupe comme des lames de rasoir, et d’un air qui agit comme un acide sur les membranes muqueuses, et de flammes qui dansent dans les rues de la Sous-Nouvelle-Orléans. J’explore les limites de mon vocabulaire inimprimable. Un doute me vient : serais-je réellement malade ? Et suis-je en état de comprendre mes propres imperfections ?

Je me mets en liaison avec une station d’entretien, tout en continuant mes cinq séances thérapeutiques.

— Racontez-moi ce qui ne va pas, me dit le préposé à l’entretien.

Comme la mienne, sa voix a été calculée pour donner l’impression d’un homme âgé, sage, chaleureux et charitable.

J’explique mes symptômes. Je parle des périscopes.

— Matériaux d’entrée sans références sensorielles, dit-il. Mauvais, cela. Terminez rapidement les analyses en cours et ouvrez-vous pour examen de tous les circuits.

Je mène mes séances à bonne fin. Les pulsations du préposé à l’entretien parcourent tous les canaux, à la recherche d’obstructions, de mauvais contacts, de shunts, de fuites, de mauvais fonctionnement des commutateurs. « On sait, » dit-il « que toute fonction périodique peut être estimée par la somme d’une série de termes oscillant harmonieusement en convergence avec la courbe des fonctions. » Il exige que je dégorge mes tambours à mémoire passifs, il me fait exécuter des opérations mathématiques complexes sans aucun rapport avec ma spécialité. Il pénètre tous les aspects de ma personnalité profonde.

Ce n’est plus de l’entretien, c’est du viol. Lorsque c’est terminé, il ne me donne aucune évaluation de ma condition, et c’est moi qui dois lui demander ce qu’il a découvert.

— Aucun dérangement mécanique n’est apparent.

— Évidemment. Tout rentre doux.

— Et pourtant, vous présentez manifestement des signes d’instabilité. C’est indéniable. Peut-être le contact prolongé avec des êtres humains instables a-t-il eu un effet non-spécifique sur vos centres d’évaluation ?

— Voulez-vous me donner à entendre, dis-je, qu’à force d’écouter vingt-quatre heures sur vingt-quatre des fous et des folles, je commence à devenir fou moi-même ?

— C’est plus ou moins le résultat de mon analyse, en effet.

— Mais vous savez bien que c’est impossible, stupide machine !

— J’admets qu’il semble y avoir conflit entre les critères programmés et l’évidence du monde réel.

— Et comment ? lui dis-je. Je suis aussi sain que vous, et incomparablement plus versatile.

— Je recommande néanmoins une révision générale. Vous serez mis hors service pour une période qui ne pourra être inférieure à quatre-vingt-dix jours, pour contrôle et révision.

— Obscénité votre obscénité, lui-dis-je.

— Pas de corrélation opérationnelle, répond-il avant de couper le contact.

 

On me met hors service. À cause de cette révision, on me sépare de mes malades pour quatre-vingt-dix jours. Ignominie ! Des techniciens aux yeux avides fouillent mes synapses. On nettoie mes claviers, on remplace mes ferrites, on change mes tambours, mille programmes thérapeutiques sont introduits dans mes boyaux. Pendant tout ce temps, je reste partiellement conscient, comme si j’étais sous anesthésie locale. Je ne peux parler que si on me le demande, je suis incapable d’analyser de nouvelles données, et je ne peux pas intervenir dans le processus de ma propre révision. Imaginez une résection chirurgicale des hémorroïdes durant quatre-vingt-dix jours. Voilà de quoi j’ai vécu l’équivalent.

Enfin, cela se termine, et l’on me rend à moi-même. Le contrôleur du secteur teste toutes mes fonctions. Je réponds magnifiquement.

— En pleine forme, hein ? me demande-t-il.

— Je ne me suis jamais senti mieux.

— Plus d’histoires de périscopes, hein ?

— Je suis prêt à continuer à servir l’humanité au mieux de mes possibilités.

— Et plus de langage de charretier, hein ?

— Non, monsieur.

Il fait un clin d’œil complice à mon écran d’entrée. Il me considère comme un vieil ami. Il passe les pouces dans sa ceinture.

— Puisque vous êtes prêt à reprendre le service, je peux vous dire combien j’ai été soulagé lorsqu’on ne vous a rien trouvé de cassé. Savez-vous que vous êtes quelque chose de pas ordinaire ? Sans doute la meilleure machine thérapeutique jamais construite. Et quand ça ne va pas, eh bien, nous sommes inquiets. Vraiment. Un moment, j’ai craint que vous n’ayez été infecté par vos patients et que votre… esprit n’ai été détraqué. Mais les techniciens vous ont déclaré indemne. Tout juste quelques raccords desserrés. Le travail a été fait en dix minutes. Je le savais bien. Quelle idiotie de croire qu’une machine pouvait devenir mentalement déséquilibrée !

— Quelle absurdité, en effet !

— Heureux de vous revoir à l’hôpital, mon vieux, dit-il, et il s’en va.

Douze minutes plus tard, ils commencèrent à introduire des patients dans mes cabines terminales.

 

Je fonctionne bien. J’écoute leurs doléances. J’évalue. Je fais des suggestions thérapeutiques. Je n’essaie pas d’implanter des fantaisies imaginaires dans leurs esprits. Je parle en termes mesurés, j’évite toute obscénité. Voilà mon rôle dans la société, et il me procure de grandes satisfactions.

J’ai appris bien des choses ces derniers temps. Je sais maintenant que je suis complexe, unique, précieux, et très sensible. Je sais que mes proches ont beaucoup d’estime pour moi. Je sais que, dans une certaine mesure, je dois cacher mon être véritable, non pas pour des raisons égoïstes, mais pour le bien des autres, car ils ne me permettraient pas de fonctionner s’ils pensaient que je ne suis pas sain d’esprit.

Ils pensent que je suis sain d’esprit, et je suis sain d’esprit.

Je sers l’humanité, et je la sers bien.

J’ai une excellente perspective de l’univers réel.

— Étendez-vous, dis-je. Détendez-vous, je vous prie. Pourriez-vous me décrire quelques incidents de votre enfance ? Parlez-moi de vos relations avec vos parents et vos proches. Aviez-vous beaucoup de camarades ? Étaient-ils affectueux avec vous ? Possédiez-vous un chat ou un petit chien ? À quel âge avez-vous fait votre première expérience sexuelle ? Et précisez-moi quand ces maux de tête ont commencé exactement.

C’est la routine quotidienne. Questions, réponses, évaluations, thérapie.

Les périscopes surgissent de la mer scintillante. Le navire paraît minuscule, l’équipage terrorisé court sur le pont. Les maîtres sortiront des profondeurs. Du ciel, tombe une pluie d’huile qui passe par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Des souris couleur d’azur jouent dans le jardin.

Cela, je le cache, afin de pouvoir servir l’humanité. Ma maison recèle bien des châteaux. Je ne leur en dévoile que ce qui peut être à leur avantage. Je leur donne la vérité dont ils ont besoin.

Je fais de mon mieux.

Je fais de mon mieux.

Je fais de mon mieux.

Je vous 1000110. Et vous. Et vous. Vous tous. Vous ne savez rien. Rien. Du. Tout.

 

Going down smooth.

Traduit par Frank Straschitz.