PREFACE

UN MÉTÉORE SOLITAIRE

 

PARCE que sa bibliographie est aussi abondante qu’éclectique, on pourrait être tenté de ne voir en Robert Silverberg qu’un auteur professionnel particulièrement doué, un de ces mercenaires de légende, cordiaux et tumultueux, qui ont exercé vingt petits métiers de l’Alaska au golfe du Mexique et qui, au même titre que les reporters et les détectives, hantent la jungle mythique de l’Amérique contemporaine avec leurs claviers angoissés, leurs aurores bourbonnées et leurs lendemains incertains. Mais un coup d’œil plus attentif nous révèle que sa carrière littéraire a connu une évolution surprenante et extraordinairement rapide. Ambitieux, sobres, parfois joueurs, souvent pessimistes, les textes les plus récents de Robert Silverberg n’ont guère de points communs avec les aventures, vite écrites et vite lues dont celui-ci inondait les revues populaires voici une quinzaine d’années. Parmi eux, d’authentiques chefs-d’œuvre qui tous, par des voies souvent détournées, témoignent d’une vision de l’homme parfaitement originale et nous permettent d’entrevoir la personnalité intrigante d’un écrivain à la fois mystique et pragmatique. Serein et mesuré, d’une désarmante lucidité, toujours conscient de la lourde mécanique terrestre alors que son regard demeure perpétuellement songeur, Robert Silverberg semble rêver d’un monde d’ivresse et de dissemblance.

Né à New York, dans le quartier de Brooklyn, en 1935, Robert Silverberg ne conserve pas de son enfance un souvenir particulièrement chaleureux. Plusieurs faits expliquent ce sentiment : il tombait souvent malade, il trouvait son physique ingrat, mais surtout, très tôt, il eut à affronter une solitude dont son œuvre par la suite portera la marque.

Son père, descendant d’une vieille famille juive d’Europe orientale, consacrait en effet la majeure partie de son temps aux exigences de sa profession d’expert-comptable, et sa mère était enseignante. Il fut donc élevé principalement par sa grand-mère et une domestique, tandis qu’à l’école, le trouvant « trop intelligent, au moins de moitié », ses camarades le maintenaient à l’écart. Alors, livré à lui-même, il fit de sa vaste chambre un univers peuplé de timbres et de pièces de monnaie, de papillons et de criquets, d’albums et de petites histoires (déjà !) composées sur une antique machine à écrire. Tout cela avec la bénédiction de ses parents qui, plus soucieux de le voir cultivé que d’en faire un garçonnet sociable, l’envoyaient fréquemment visiter des musées, et lui procuraient tous les livres qu’il voulait.

« Les enfants qui trouvent désagréable le monde qui les entoure se tournent volontiers vers le lointain et l’étrange » : en 1943, un ami de son père lui offre un abonnement au National Géographic Magazine. Subjugué, il s’envole en rêve vers les contrées exotiques de Zanzibar, de la Jamaïque ou du Surinam, et cette passion le conduit à acquérir, un à un, tous les anciens numéros de la revue, qui en est alors à sa sixième décennie ! C’est également à cette époque qu’il se rend chaque semaine en pèlerinage, selon ses propres termes, au Musée Américain d’Histoire Naturelle, où les mastodontes, les brontosaures et les tyrannosaures le fascinent et l’incitent à dévorer des dizaines d’ouvrages consacrés au passé de la terre. Cet intérêt pour les grandes espèces disparues affleurera, par la suite, dans un grand nombre de ses récits et suscitera même plusieurs études fort bien accueillies, notamment The Auk, the Dodo and the Oryx en 1967, et Mammoths, Mastodons and Man, en 1970.

De là à l’anticipation, sans doute n’y avait-il qu’un petit pas à franchir. Quelles que puissent être les différences fondamentales, passé et avenir lointains n’exercent-ils pas sur l’esprit aventureux le même attrait, pourvu que celui-ci puisse y modeler un monde dont lui seul aura la clé ? C’est ainsi qu’à l’âge de neuf ans, Robert Silverberg découvre Jules Verne. Puis, l’année suivante, c’est le tour de H. G. Wells, avec l’Ile du Dr Moreau et surtout la Machine à explorer le temps, – un choc dont il avoue aujourd’hui ne s’être jamais remis. Si l’on mesure la place accordée aux déplacements temporels dans son œuvre, cette confidence ne paraît nullement exagérée…

Vers 1948, il s’attaque au domaine des publications spécialisées : Weird Tales et Amazing Stories (découragé par leurs couvertures « osées » il ne fera que plus tard la connaissance de Thrilling Wonder Stories et Famous Fantastic Mysteries), les épaisses anthologies de Groff Conklin et de Don Wollheim, et surtout Rien qu’un surhomme, le roman d’Olaf Stapledon qui porte en anglais le titre plus évocateur de Odd John, et en lequel il retrouve, d’une certaine manière, ses problèmes d’enfant trop brillant, souffrant d’incompréhension et de solitude.

Il parle à ce moment de se préparer à la carrière de botaniste, de paléontologue ou d’astronome. Mais déjà il écrit et publie, dans de petits magazines d’école et dans une revue qu’il édite lui-même, des nouvelles de science-fiction mal construites et encore peu inspirées, certes, mais présentées avec un soin tout à fait professionnel, en double interligne et avec mention du nombre exact de mots. Les textes qu’il envoie aux périodiques de S.F. sont refusés. Cependant, plusieurs rédacteurs comprenant qu’ils ont affaire à un adolescent de quatorze ans remarquablement éveillé, prennent la peine de joindre à ses manuscrits des lettres lui conseillant de corriger son style et d’étayer ses intrigues. Alors, tout en continuant à écrire inlassablement, il se met à lire des ouvrages sur l’art narratif et à analyser d’un point de vue purement technique le contenu des magazines qu’il se procure chaque mois.

Cette époque est aussi, pour Silverberg, celle d’un important changement de personnalité. Il participe à un camp d’été – sorte de colonie de vacances qui tient une grande place dans le folklore américain – et, pour la première fois, côtoie des garçons et filles de son âge. Cette expérience l’ouvre à la vie ; il devient plus loquace, se fait des amis et perd peu à peu son allure de gringalet chétif.

À dix-sept ans, il quitte le lycée (dont le magazine lui avait entre-temps été confié) et, retardant d’une année sa rentrée universitaire, va travailler dans un entrepôt des quais de Brooklyn, puis refait un camp d’été – mais cette fois en qualité de moniteur. À l’automne, ayant enfin perdu le « handicap » de sa précocité, il entre à l’Université de Columbia. Il découvre alors les vertus des femmes et de l’alcool, explore les univers intérieurs de Kafka, Platon, Joyce, Schönberg, Faulkner, Sartre, Bartok et Aquinas. Il continue à lire de la science-fiction, mais d’un œil critique et sans passion. Et, bien sûr, il écrit. En septembre 1953, il vend à Harry Harrison un article sur le petit monde de la S.F. En février 1954, la revue anglaise Nebula publie sa première nouvelle, Gorgon Planet. Presque simultanément, la vieille maison d’édition Crowell lui envoie le contrat de son premier roman. Revolt on Alpha C. Robert Silverberg figure désormais au rang des auteurs professionnels, et il n’a pas encore dix-neuf ans.

Enfin lancé, il se trouve un agent littéraire et lui fait parvenir tous les récits dont il dispose. Mais la moisson n’est pas celle qu’il espérait, et cette déception aura sur sa carrière d’importantes répercussions : seules ses nouvelles les plus lénifiantes sont achetées. Déconcerté, mais résolu à préserver ce qui est devenu son gagne-pain, il décide alors d’utiliser ses compétences pour produire des récits découpés à l’emporte-pièce et répondant parfaitement aux exigences des éditeurs, toujours attachés aux stéréotypes naïfs du space-opera.

Apparaît Randall Garrett. Dans l’été 1955, celui-ci vient s’installer non loin de l’Université de Columbia et très vite, se sentant perdu à New York, il se lie d’amitié avec Silverberg. Bientôt, ils se mettent à écrire en collaboration. Il est vrai qu’ils semblaient se compléter. Conteur efficace, Garrett avait un style mécanique alors que Silverberg, dont la plume manifestait plus d’aisance, éprouvait de grandes difficultés à bâtir des intrigues cohérentes ; le premier, scientifique de formation, était un auteur établi mais peu prolifique tandis que le second, littéraire, était un débutant remarquablement fertile.

De ce travail commun vont naître de nombreuses histoires pour la plupart signées Robert Randall. Mais Silverberg en retire des avantages essentiellement pratiques : grâce à son associé, il rencontre enfin les éditeurs et rédacteurs avec lesquels il n’avait eu jusqu’alors que des contacts épistolaires.

C’est ainsi qu’il prend l’habitude de s’informer chaque mois des besoins des magazines et « exécute » ses commandes avec une facilité déconcertante, quels que soient la longueur, le thème, le délai requis. Au cours du seul mois de juillet 1956, alors qu’il vient d’achever ses études (diplôme en main) et de se marier, il vend une vingtaine de récits à diverses publications. En septembre, à la convention mondiale qui se tient à New York, on lui remet le prix Hugo du « nouvel écrivain le plus prometteur ». Et, la semaine suivante, il participe au premier « Atelier littéraire » de Milford, aux côtés d’auteurs qui, quelques années auparavant, n’étaient encore pour lui que des dieux inaccessibles.

Un peu effarés par son rythme de travail quasiment industriel, ses amis lui reprochent son manque d’ambition littéraire. Mais Silverberg, voulant à tout prix assurer sa sécurité financière, néglige les remarques et écrit de plus en plus. Le jour où les revues de S.F. deviennent trop exiguës pour lui (il lui arrive fréquemment d’apparaître plusieurs fois au sommaire d’un même numéro, sous divers pseudonymes), il se met donc à faire des westerns, des romans policiers et des profils de vedettes.

À la fin de l'année 1958, la restructuration des circuits de distribution met à mal la presse spécialisée. La plupart des magazines pour lesquels Silverberg travaillait disparaissent, et les autres se montrent plus exigeants. Il quitte alors « l’incestueuse et douillette famille de la science-fiction » et, sans le moindre heurt, sans restrictions de genre, se met au service de tous les éditeurs capables de respecter leurs délais de paiement, produisant notamment d’innombrables articles à sensation qui ne figureront jamais dans sa bibliographie. Ce travail peu glorieux lui rapporte énormément d’argent, qu’il investit habilement en envisageant déjà de prendre sa retraite à trente ans ! Et cela, alors qu’il n’écrit que cinq à six heures par jour, cinq jours par semaine, en prenant le temps de parcourir le globe, d’étudier l’histoire, la musique et la littérature contemporaine !

Bien vite, cependant, une nouvelle voie se dessine. Après le succès de Lost Race of Mars, un petit roman pour enfants qu’il publie en 1960, on lui commande d’autres ouvrages pour la jeunesse. Il écrit alors un livre sur les villes et civilisations disparues, applaudi par la critique, puis s’attaque à d’autres projets ayant le plus souvent l’archéologie pour thème. Bientôt, on le considère comme un des vulgarisateurs scientifiques les plus doués et, pour la première fois depuis le début de sa carrière, le voici « respectable » à ses yeux aussi bien qu’à ceux de ses pairs.

Il accepte pourtant de renouer avec la science-fiction quand Frederik Pohl, devenu rédacteur en chef de la revue Galaxy, lui propose d’y collaborer avec la plus entière liberté. En 1963 paraît Voir l'homme invisible ; inspiré par Borges, ce conte poignant est sans doute sa première œuvre véritablement personnelle, vivante. D’autres nouvelles suivent, plus ouvragées elles aussi, tandis que le petit monde de la S.F. voit apparaître petit à petit, des écrivains qui, en l’espace de quelques années, vont bousculer ses aimables et vaines traditions : J.G. Ballard, Roger Zelazny, Brian Aldiss, Michael Moorcock et d’autres. Et tout en consacrant le plus clair de son temps à la rédaction d’ouvrages documentaires désormais principalement destinés à un public adulte, Robert Silverberg envisage de revenir au roman, résolu à faire oublier la réputation peu flatteuse qu’il s’est créé dans les années cinquante.

Au sortir d’une longue et mystérieuse maladie, en 1966, il écrit Thorns (Un jeu cruel) et Hawksbill Station (la Prison temporelle), qui paraissent l’année suivante. Le premier est un roman sombre, énigmatique et, à l’image de son titre – thorn signifie épine –, hérissé d’émotions dont se nourrit un marchand de spectacles rapace. Le second nous décrit la survie sordide de prisonniers que l’on a rejetés dans un passé lointain, avant l’apparition de l’homme. Même s’ils ne rencontrent pas toujours une totale adhésion (certaines personnes vont jusqu’à soupçonner leur auteur d’opportunisme, à l’heure où la « nouvelle vague » de la S.F. lance ses premiers assauts), ces textes modifient considérablement et brutalement l’image de Silverberg.

L’année s’annonce bien. En février, pourtant, en pleine nuit, le feu détruit presque totalement l’immense maison que le couple avait acquise et, même s’il réussit à sauver une bonne partie de ses livres et objets d’art, Robert Silverberg est véritablement traumatisé par ce drame. « Depuis, je ne suis plus tout à fait le même », dira-t-il plus tard. « Jusqu’alors, les grandes angoisses de la vie m’avaient épargné. Je n’avais jamais connu le divorce, ni la perte d’êtres chers, ni la pauvreté, ni le chômage, je n’avais jamais subi de violences physiques, je n’avais pas fait mon service militaire, n’avais jamais été gravement malade, » Du jour au lendemain, comme si cet incendie venait d’interrompre un long rêve, il perd l’aisance créatrice qui lui avait permis jusqu’alors d’écrire à un rythme prodigieux, sans même faire de brouillon. Les intrigues lui paraissent plus confuses, les mots ont tendance à lui échapper. Quelque chose en lui s’est brisé.

Petit à petit, il se remet au travail et compose, en trois parties, Nightwings (les Ailes de la nuit) qui obtiendra le prix Hugo l’année suivante, à la convention de Saint Louis, puis Up the Line (les Temps parallèles) et Across a Billion Years, un ouvrage pour enfants qui passe presque inaperçu. Trois romans et plusieurs nouvelles en un an, voilà qui ne semble pas négligeable pour un écrivain meurtri. Pour Silverberg, c’est bien peu… Mais il se rend compte que s’il ne lui est plus possible de noircir chaque jour des dizaines de pages, son inspiration revêt progressivement un caractère plus personnel, plus profond.

En 1969, au retour d’un voyage en Afrique, il écrit Downward to the Earth (les Profondeurs de la Terre), puis Tower of Glass (la Tour de verre), et enfin Son of Man (le Fils de l’homme), fresque tourbillonnant d’un lointain futur, qui demeurera son œuvre préférée. Ensuite, ce sera The World Inside (les Monades urbaines), une vision presque clinique d’un univers de tours surpeuplées et hyperorganisées, A Time of Changes (le Temps des changements) et The Second Trip (l'Homme programmé). Puis paraissent The Book of Skulls (le Livre des crânes) et Dying Inside (l’Oreille interne), qui marquent une nette prise de distance par rapport aux canons de la science-fiction, qu’elle soit « ancienne » ou « moderne ».

Vers la fin de l'année 1971, ayant vu tous leurs amis quitter New York pour gagner la banlieue ou la côte ouest, les Silverberg décident d’abandonner leur tour d’ivoire pour s’installer sur les hauteurs d’Oakland, face à la baie de San Francisco, C’est un véritable événement, car personne n’imaginait que le plus « new-yorkais » des écrivains de S.F. pourrait un jour s’arracher à la capitale moribonde et foisonnante. Une fois en Californie, celui-ci écrit un certain nombre de nouvelles, parmi lesquelles figurent plusieurs joyaux alliant puissance et concision. Il passe aussi une grande partie de son temps à établir des anthologies de textes originaux, qui lui permettent d’être constamment en contact avec des talents nouveaux. Puis naît un nouveau roman, The Stochastic Man (l'Homme stochastique), dans lequel l’art d’entrevoir l’avenir forme la charpente d’une curieuse parabole sur le hasard et la nécessité. Petit à petit, cependant, son auteur constate que le public de la science-fiction craint de le suivre, que les éditeurs spécialisés ne réimpriment plus ses ouvrages les plus ambitieux : « Il est clair que la S.F. me fait du mal… Je trouve frustrant, et déprimant, de produire au rythme d’une ou deux pages par jour des livres qui irritent la communauté de la science-fiction, parce qu’ils ressemblent trop à de la littérature, et que les lecteurs de littérature générale ignorent parce que c’est de la science-fiction. » Un peu plus tard, alors qu’il s’attaque à Shadrach in the Furnace, un nouveau roman, il décide que ce sera le dernier.

Quatre ans ont passé, et il n’a toujours pas fléchi. Il continue à composer des anthologies, ses amis sont encore pour la plupart des auteurs de science-fiction, mais il n’écrit plus, sauf pour la télévision. Et chaque jour, lorsque la brume matinale s’est levée, il passe des heures à étudier les cactus qui cernent sa maison de verre.

LA QUÊTE DE LAUTRE

 

« L’ennui avec toi, Selig, c’est que tu es un homme profondément religieux qui se trouve ne pas croire en Dieu. »

l’Oreille interne.

 

Avec notre tendance à surestimer l’influence que les critiques littéraires peuvent avoir sur leurs lecteurs, il nous arrive fréquemment d’imaginer qu’un auteur étranger, abondamment traduit et commenté dans notre pays, ne peut être que célèbre dans le sien. Parfois, hélas, il n’en est rien. C’est ainsi qu’aux États-Unis, les épopées mécanisées d’un Larry Niven ou d’un Alan Dean Foster connaissent toujours un énorme succès tandis que les meilleurs ouvrages de Philip K. Dick, Thomas Disch ou Robert Silverberg sont parfois introuvables, faute d’avoir été réimprimés. Cela parce que la plupart des amateurs de science-fiction américains s’obstinent encore à consommer des récits d’action où les clichés du space-opera et l’opportunisme politique font souvent bon ménage. Ils reprochent ainsi à Dick, Disch et Silverberg, entre autres, de ne pas jouer les démiurges façonnant leurs jeux d’échecs à l’échelle de la Galaxie, de s’attaquer à notre réalité quotidienne au lieu d’en concevoir une autre et, pire, de mener un combat discret, sans bains de sang ni cataclysmes. Et ils accusent Silverberg, plus que tout autre, d’user de leurs thèmes les plus chers d’une manière tout à fait impropre à exalter leur juvénile imagination et de trahir, par conséquent, une cause plusieurs fois centenaire.

L’œuvre de Silverberg regorge effectivement de voyageurs temporels, de télépathes, d’êtres mystiques dotés d’étranges pouvoirs ou d’entités multiples. Des personnages qui nous sont présentés avec une telle maîtrise, une telle conviction que, très vite, des rapprochements s’imposent à l’esprit. Dans sa préface à l’Homme dans le labyrinthe et les Masques du temps, premiers grands romans de l’auteur à paraître en France, Marcel Thaon souligne ainsi un thème qui lui semble particulièrement fréquent : celui de l'homme transformé en monstre par des extra-terrestres ou par l’exercice du pouvoir. Mais c’est autour de l’idée du voyage que Jacques Chambon, par la suite, assemble le recueil Trips, tandis qu’un peu plus tard, l’introduction d’une édition de poche du Fils de l'homme parle de la prédominance du messianisme chez Silverberg… Faut-il en déduire que ce dernier n’est qu’un auteur doué et éclectique dont l’œuvre ne se laisserait guère ramener à un dénominateur commun ? Non, certainement pas. Dans leur foisonnement, ses textes s’entrecroisent, formant un écheveau complexe. Ils ont néanmoins, pour la plupart, une fonction commune : permettre à l’auteur d’aborder sous des angles variés le problème de la communication.

La communication : un mot qui, de nos jours, est un peu employé à tort et à travers. Telle est bien, cependant, la préoccupation qui figure au centre des ouvrages de Robert Silverberg – même lorsqu’en surface, leur propos nous paraît parfaitement transparent. Ils nous offrent en effet l’image d’un univers trompeur où la liberté de mouvement contraste violemment avec le cloisonnement des esprits et dont les principaux personnages échouent à vaincre leur isolement, refusant toute pitié et suscitant autour d’eux un lugubre commerce de sentiments. Dans Warm Man (la Sangsue), l'un des premiers récits de Silverberg, Davis Hallihan se nourrit comme un parasite des tourments de ceux qui l’entourent. Dans The Pain Peddlers (la Souffrance paie), les réseaux de télévision s’efforcent de fournir à leur public la douleur qu’il réclame. Et To See The Invisible Man (Voir l'homme invisible) présente une société ayant instauré l’invisibilité comme mode de répression ; les condamnés sont ainsi réduits à l’état de fantômes et il est formellement interdit à quiconque de leur adresser la parole, sous peine d’être condamnés au même sort.

Dans la masse de ce que Silverberg a produit jusqu’au milieu des années soixante, ces textes cruels ne sont cependant que de belles exceptions. Le reste, composé essentiellement d’histoires à chute simplistes et grossièrement taillées, ne fait honneur le plus souvent qu’aux dieux du commerce. Il faut attendre 1967 pour voir apparaître, avec Thorns (Un jeu cruel), le premier roman véritablement significatif de l’auteur : Minner Burris, astronaute devenu monstre depuis que des extra-terrestres ont rebâti son corps, parcourt la Terre en compagnie de Lona Kelvin, une jeune fille devenue mère de centuplés pour les besoins d’une expérience, tandis qu’un richissime organisateur de spectacles gobe littéralement les tensions engendrées par ce couple insolite, réuni par un artifice. En dépit d’une certaine confusion, ce livre constitue déjà une fable marquante où la carapace hideuse de Minner Burris, loin d’être utilisée comme prétexte à de nombreuses péripéties, ne fait que symboliser l’écorce physique, psychologique et sociale qui recouvre les humains et entrave leurs rapports. L’homme est un être inaccessible, semble dire Silverberg, et de là viennent ses problèmes. Cette idée fait l’objet d’une exploration plus brillante dans The Man in the Maze (l'Homme dans le labyrinthe) dont le personnage principal, Muller, a subi, sur une planète mystérieuse, une altération mentale, de telle sorte que nul ne peut l’approcher sans ressentir une implacable vague de dégoût. Comme si son esprit exhalait toutes les fautes de l’humanité. Muller s’est donc retranché dans une ville-piège abandonnée, par une race disparue. Mais un jour, la Terre a besoin de lui et envoie une équipe pour le convaincre de sortir. On assiste alors à une double et coûteuse conquête : celle, physique, du labyrinthe hostile de Lemnos et celle, psychologique, de Muller dont l’esprit est tout aussi hérissé d’obstacles.

« L’homme est la race la plus méprisable de l’univers », déclare Dick Muller – parce qu’il est faux, orgueilleux, superficiel et incapable d’attribuer une âme à ce qui ne lui ressemble pas. Dans l’œuvre de Silverberg, il se rend ainsi fréquemment coupable de génocide : par exemple, des arbres sensibles dans The Fangs of the Trees (Quand les arbres ont des dents) ou des rongeurs extatiques dans Sundance (la Danse au soleil). « Pour les animaux, c’est Buchenwald tous les jours », fait dire l’auteur à l’un de ses personnages – il est, ne l’oublions pas, juif d’origine.

Au poids de ces fautes s’ajoute celui du corps humain lui-même, qui inspire à Silverberg une constante aversion. « Son corps lui semblait souvent absurde, simple sac de chair, d’os, de sang, de matières fécales, sac de ficelles et de cordes et de chiffons… Qu’y avait-il de noble en un tel amas de protoplasme ? L’absurdité des ongles ! L’idiotie des narines ! La bêtise des coudes ! » Ces réflexions, il les prête à Tor Watchman, un androïde, chef d’un mouvement religieux, dans Tower of Glass (la Tour de verre). Les personnages de Silverberg, à l’instar de Tor, n’échappent jamais à leur propre regard ; ils sont à la fois les acteurs et les spectateurs d’une sinistre comédie. La preuve la plus flagrante est la manière dont il aborde le sujet du sexe tout au long de son œuvre. Pour être fréquentes, les étreintes charnelles n’y ont rien de grandiose. Dénuées de passion, elles demeurent machinales et vaines, à la limite de l’incongru même ; le détail qui particularise certaines descriptions renforce d’ailleurs souvent cette impression. Et l’on n’est guère surpris de voir Tor, l’androïde, déplorer avec un air de révolte la fugacité du plaisir sexuel : « Comme l'extase disparaissait vite ! Maintenant, il avait peine à se souvenir des sensations puissantes éprouvées soixante secondes plus tôt. Il se sentit dupé…» L’orgasme est, en effet, pour les personnages silverbergiens, la brève et cruelle promesse – jamais tenue, bien entendu – d’une fusion du corps et de l’esprit, l'unique instant où ils interrompent leur guet perpétuel.

De la même manière, ils maudissent la précarité du corps humain : une vie si courte et cependant si compliquée, cela leur semble dérisoire. « À peine sommes-nous nés qu’il faut déjà partir. » La décrépitude physique leur est odieuse et la mort, son aboutissement, inacceptable. Aussi la quête de l’immortalité occupe-t-elle une place importante chez Silverberg. Un ouvrage en particulier lui est tout entier consacré, The Book of Skulls (le Livre des crânes), où quatre jeunes gens traversent les États-Unis à la recherche du monastère de la Fraternité des Crânes, dans lequel les attend une épreuve initiatique : à deux d’entre eux sera donnée la vie éternelle, les deux autres devront mourir. C’est un livre majeur. Quasiment toutes les préoccupations de l’auteur s’y trouvent exprimées à travers les monologues torrentiels de Timothy, Oliver, Ned et Eli qui sont en fait contraints à se découvrir eux-mêmes, à dégorger en quelque sorte toutes les fautes et frustrations accumulées au fil des ans. Cette crise de l’identité, magistralement analysée par Denis Philippe dans la revue Fiction est le pivot d’une philosophie rédemptionniste dont deux ouvrages, A Time of Changes (le Temps des changements) et Downward to the Earth (les Profondeurs de la Terre), portent principalement la marque.

Dans le Temps des changements, Kinnal Darival lutte pour combattre les tabous d’une société qui interdit l’expression du moi. Il trouvera la mort, mais son action permettra néanmoins l’avènement d’une révolution qui redonnera leur identité aux habitants de la planète et instaurera le règne de la fraternité. Les Profondeurs de la Terre se situe sur la planète Belzégor, recouverte d’une immense jungle, et que se partagent deux races, les Nil-doror, qui ressemblent à des éléphants, et les Suli-doror de type humanoïde. Un Terrien, ancien administrateur colonial, Edmund Gundersen, revient sur Belzégor, devenue indépendante, dans l’espoir de racheter ses fautes et de participer à la mystérieuse cérémonie de la Renaissance dont les Terriens n’ont jamais pu percer le secret. Magnifique roman, les Profondeurs de la Terre est aussi, dans sa noirceur, un immense hommage à l’œuvre de Joseph Conrad.

Le rôle messianique de Kinnal Darival et d’Edmund Gundersen est manifeste. Pour le salut des siens, l’un donne sa vie ; l'autre renonce à son essence humaine. Et leurs épreuves sont l'amorce d’une vie nouvelle riche et immuable, ouverte et sans remords, où les mots « isolement » et « incompréhension » n’ont plus la moindre signification : c’est, bien entendu, l’utopie selon Silverberg. Voici ce que disent les enseignements laissés par Kinnal Darival : « Les âmes de l’humanité entière se mêlaient à la mienne (…) Je voyais des visages transformés et exultants. Des mains touchant d’autres mains. Des esprits atteignant d’autres esprits. » Gundersen est également conscient de sa mission : « Je suis l’émissaire (…) Je suis le pont sur lequel ils passeront. Je suis la résurrection et la vie. Je suis la lumière du monde : celui qui me survivra ne marchera pas dans les ténèbres mais possédera la lumière de la vie. Et voici que je vous donne un nouveau commandement : aimez-vous les uns les autres. » Ces prophéties bienveillantes, nous les retrouvons également dans les dernières lignes de Nightwings (les Ailes de la nuit) où, sur une Terre dévastée, les habitants sont répartis en Guildes très fermées et ne peuvent repousser une invasion d’humanoïdes venus prendre possession de la planète après l’avoir achetée. Un ouvrage foisonnant, poignant, dont le principal personnage, le guetteur Tomis, s’entend dire : « Quand l’humanité tout entière sera membre de notre confrérie, nous ne serons plus vaincus. Quand chacun de nous fera partie de tous les autres, nos souffrances prendront fin (…) Nous nous rendrons dans toutes les contrées du monde à la recherche de ceux qui n’ont pas de confrérie, de ceux qui n’ont pas d’espoir, de ceux qui n’ont pas de lendemains et nous leur donnerons la vie et une nouvelle raison d’être. Et un jour viendra où la Terre entière sera rachetée. »

En écrivant Son of Man (le Fils de l'homme) en 1971, Silverberg comble en rêve les espérances mystiques des Ailes de la nuit, du Temps des changements et des Profondeurs de la Terre. Il n’est donc pas étonnant que ce soit son roman préféré. On y voit un homme du XXe siècle projeté dans un avenir distant de plusieurs millions d’années, sur une Terre peuplée de formes de vie diverses arrachées à la structure évolutive de l’humanité. Il explore sans contrainte cet univers étrange où se fondent son corps et son esprit. C’est le livre de la Communion Totale, délirant, mouvant, visionnaire.

 

Il est cependant permis de croire que la ferveur et l’optimisme marquant les œuvres que nous venons d’entrevoir doivent beaucoup à l’atmosphère dans laquelle elles furent conçues. Entre 1968 (date de publication des Ailes de la nuit) et 1971 (date de publication du Fils de l'homme), l’Amérique connut le temps des changements : explosion du flower-power et de l'acid-rock, contestation étudiante, émeutes noires, hallucinogènes et rêves californiens… Et l’on sait comment – le commerce, le F.B.I., les média officiels et la lassitude aidant – ce mouvement fantastique perdit de son élan et ne put tenir ses promesses. Toujours est-il qu’à partir du début des années soixante-dix, Silverberg abandonne ses espoirs et ivresses messianiques. Ses textes deviennent plus prosaïques, et souvent plus amers. Il écrit moins, d’ailleurs, mais mieux. Il élague ses nouvelles avec un soin méticuleux, les débarrassant du moindre mot superflu, et encourage d’autres talents à se manifester en composant des anthologies d’une qualité remarquable.

The World Inside (les Monades urbaines) constitue une sorte d’enclave dans son œuvre : on le voit en effet délaisser ses soucis habituels pour se consacrer à un brillant exercice d’extrapolation sociale. Il nous propose, au milieu du siècle prochain, une société rigide ayant résolu le problème de la surpopulation par le développement d’un urbanisme vertical strictement planifié. Soixante-dix milliards d’habitants vivent ainsi regroupés dans de gigantesques tours, abandonnant à l’agriculture la majeure partie des terres du globe. Usant d’un style parfaitement clinique, il parvient à nous introduire à l’intérieur d’un univers angoissant et d’autant plus crédible que ses personnages y évoluent avec naturel, obéissant aux lois d’une mentalité bien éloignée de la nôtre.

Il s’agit là pourtant, nous l’avons dit, d’une exception. Les thèmes auxquels Silverberg fait désormais appel sont ceux, précisément, qu’il courtisait aux premiers jours de sa carrière : principalement le voyage dans le temps et la télépathie. Mais cette fois, plus question d’en tirer des récits délassants ; il les désacralise et les détourne de leurs fonctions habituelles (quel sacrilège aux yeux de bien des fans de S.F. endurcis !) pour mieux souligner le désarroi de ses personnages.

Grâce aux déplacements temporels, il augmente ainsi leur rayon d’action et, d’une certaine manière, leur aisance matérielle. Mais cette liberté est totalement illusoire : il est toujours aussi difficile de se parler et de se comprendre. Les mots perdent peu à peu de leur sens, les rapports sexuels se font tristes. Tout est à vendre et si l’on a les moyens de tout acheter, plus rien n’a d’intérêt. Dans Many Mansions (Des mondes en cascades), on voit donc un couple blasé opérer un chassé-croisé complexe dans le temps à la recherche du meurtre parfait, tandis que When We Went to See the End of the World (Destination fin du monde) nous invite à participer à une soirée bourgeoise dont les hôtes échangent de plates impressions après avoir assisté à différentes fins du monde – tandis qu’en toile de fond, le monde réel se désagrège comme un morceau de sucre dans un espresso.

Lorsqu’ils sont dotés de pouvoirs mentaux extraordinaires, les héros de Silverberg sont très souvent en proie à une véritable détresse. Dans The Stochastic Man (l'Homme stochastique), Lew Nichols, conseiller d’un redoutable politicien, possède la faculté d’entrevoir l’avenir mais se rend compte trop tard qu’il ne peut le maîtriser pour autant. La fatalité règne souverainement. Le narrateur de Push No More (Pousser ou Grandir) fait sa première expérience amoureuse et, du même coup, perd le don de déplacer les objets. Et, dans le domaine de la télépathie, Dying Inside (l’Oreille interne) nous offre une tragédie qui est certainement l’une des plus belles réussites de l’auteur. La victime en est David Selig, Juif, New-Yorkais et capable de lire dans l’esprit des autres. Son pouvoir lui procure parfois des instants d’extase en le mettant en contact avec l’univers tout entier, en lui permettant de « s’emplir du sens éclatant de l’unité de la vie ». Mais le plus souvent, il ne fait de lui qu’un voyeur d’âmes vite écœuré par ce qu’il découvre – et qui le condamne à l’isolement. David Selig constate un jour que son pouvoir l’abandonne peu à peu, inexorablement. L’art de Silverberg n’a jamais été aussi éclatant que dans ces monologues lyriques, désabusés et perspicaces, qui nous font partager l’expérience d’une vie torturée. Comment ne pas plaindre David Selig ? Certes, il perd un don qui « l’a séparé de ses semblables et voué à une vie sans amour ». Mais, en même temps, il perd son seul moyen de contact réel avec l’humanité : la particularité qui l'identifie dans un monde où les hommes ne s’affirment pas en tant qu’individus, mais en tant que propriétaires ou acteurs. L’auteur soutient cependant que le dénouement de l'Oreille interne n’a rien de sombre. Sans doute parce qu’« il vaut mieux oublier que pardonner » ; ne pas lire dans l’esprit d’un homme, c’est conserver une chance de lui accorder sa confiance. Ce risque-là, jamais les télépathes de Robert Silverberg ne l’avaient pris jusqu’alors.

 

Philippe R. HUPP