LE CIRCUIT MACAULEY (1956)
Tous les grands écrivains de science-fiction ont un jour abordé dans leur œuvre l’univers musical. Grand amateur de classique, Robert Silverberg exécute ici une variation bien enlevée sur le thème de l’apprenti sorcier, doublée d’une courte réflexion sur le caractère vital de l’art. Notons que ses synthétiseurs annoncent avec dix ans d’avance l’avènement des Moog et VCS-3 chers aux amoureux du clavecin électronique et de la musique cosmique.
Je ne nie pas avoir détruit le schéma de Macauley. D’ailleurs, messieurs, je ne l’ai jamais nié. Je l’ai détruit, c’est un fait, pour de bonnes et solides raisons. Ma grande erreur a été de ne pas prendre la chose au sérieux dès le début. Quand Macauley, la première fois, m’a apporté son circuit, je n’y ai pas vraiment prêté attention, du moins pas toute celle qu’il méritait. Une erreur bien humaine, occupé comme je l’étais avec le vieux Kolfmann. Il aurait fallu que je m’interrompe pour réfléchir à ce qu’impliquait réellement le circuit Macauley.
Si Kolfmann n’avait pas débarqué à ce moment-là, j’aurais eu le loisir de me pencher sur le circuit, d’en percevoir les conséquences, de le jeter à l’incinérateur, et Macauley juste après. Comprenez-moi bien, ça n’aurait pas été un geste dirigé contre Macauley. C’est un type très gentil, fin, un des plus brillants cerveaux de notre service de recherche. C’est bien là le problème.
Il est arrivé un matin, pendant que je jetais les grandes lignes du graphique de la Septième de Beethoven, prévue pour la semaine suivante. Je l’agrémentais d’ultra-sons qui auraient réjoui le grand Ludwig – à défaut de les entendre, il les aurait ressentis –, et j’étais très satisfait de mon interprétation. À la différence des autres syntherprètes, je ne vois pas l’intérêt d’altérer la partition. Pour moi, Beethoven savait ce qu’il faisait, et je ne suis pas là pour repriser ses symphonies. En y ajoutant les harmoniques ultrasoniques, je ne faisais que renforcer son œuvre. Les notes ne changeraient pas, mais il y aurait dans l’air ce frémissement qui marque la grande révolution artistique du synthétiseur.
Je travaillais donc à mon graphique. Au moment où Macauley a franchi la porte, j’étais en train de sélectionner les fréquences pour le second mouvement, qui est solennel, mais pas trop. Simplement solennel. Il avait une liasse de feuilles à la main, et j’ai tout de suite vu qu’il venait de tomber sur quelque chose d’important : on ne dérange pas un syntherprète pour des broutilles.
— J’ai mis au point un nouveau circuit, monsieur, a-t-il dit, basé sur le circuit Kennedy imparfait de 2261.
Je me suis rappelé Kennedy, un garçon brillant, dans le genre de Macauley. Il avait sorti un circuit qui aurait permis de synthétiser une symphonie aussi simplement qu’on joue de l’harmonica. Mais les résultats n’ont pas été fameux. Un je-ne-sais-quoi en cours de route faussait les ultra-sons. À l’oreille, c’était épouvantable. Et pas moyen, après coup, de dépister l’erreur. Environ un an après, Kennedy a disparu de la circulation et, depuis, plus de nouvelles. Fréquemment, les jeunes techniciens s’attelaient au problème pour s’amuser tout en espérant qu’ils découvriraient le secret. Et Macauley venait d’y arriver.
J’ai regardé son schéma, puis je l’ai regardé lui. Il se tenait devant moi, tranquillement, une expression très neutre sur son beau visage intelligent, à attendre que je le questionne.
— Ce circuit commande tout ce qui est interprétation musicale, non ?
— Parfaitement, monsieur. Vous pouvez régler le synthétiseur selon l’esthétique que vous avez en tête, et il suit vos consignes. Vous n’avez qu’à fournir les données esthétiques – il y en a pour un instant – et le synthétiseur se chargera de l’interprétation pour vous. Mais là n’est pas le principal intérêt de mon circuit, a-t-il dit doucement comme pour me faire croire qu’il ne me disait pas que je n’avais rien compris. À quelques modifications près…
Je n’ai jamais su lesquelles, parce que Kolfmann, à ce moment, a fait irruption dans mon studio. Je ne ferme jamais la porte à clé, parce qu’il est entendu que personne n’oserait entrer sans une bonne raison, et puis mon analyste m’a fait savoir que travailler derrière des portes verrouillées émoussait ma sensibilité, et du même coup réduisait le potentiel artistique de mes interprétations. Je travaille donc avec la porte simplement tirée, et voici comment Kolfmann est entré. Et comment il a sauvé la vie de Macauley, parce que s’il avait fini par me dire ce qu’il avait sur le bout de la langue, je l’aurais, bien qu’à regret, incinéré sur-le-champ, lui et son circuit.
Kolfmann s’était fait un nom chez les amoureux de musique. Il avait peut-être quatre-vingts ans, à l’époque, ou quatre-vingt-dix s’il avait un bon gérontologue, et voici bien longtemps, il avait été un pianiste célèbre. Ceux qui connaissaient un peu l’histoire de la musique avant les synthétiseurs prononçaient son nom comme celui de Paganini ou de Horowitz, avec vénération.
Tout ce que j’ai vu alors, c’est un grand type âgé, efflanqué à faire peur, mal ficelé dans des vêtements élimés, qui a surgi brusquement et s’est précipité vers le synthétiseur dont la masse complexe, pleine de reflets métalliques, occupait tout le mur nord. Il avait à la main un bâton plus gros que son bras, et il s’apprêtait à en jouer contre ces appareils cybernétiques qui valaient des millions de crédits lorsque Macauley, sereinement, l’a désarmé. Quant à moi, secoué, je suis resté bouche bée derrière mon bureau.
Macauley l’a poussé vers moi et je l’ai regardé comme s’il était Judas en personne.
— Vieux réac, lui ai-je dit, qu’est-ce qui vous prend ? Si vous aviez endommagé le cyber, vous étiez bon pour une amende colossale. Vous ne le saviez peut-être pas ?
— De toute façon, je suis fini, a-t-il dit d’une voix basse et crissante, fini depuis que les machines ont pris la relève.
Il a ôté le chapeau bosselé qui recouvrait ses cheveux cendrés ; un chaume blanc de deux jours lui mangeait les joues.
— Je m’appelle Gregor Kolfmann, a-t-il dit, ça doit vous dire quelque chose.
— Kolfmann le pianiste ?
Il a fait oui de la tête, content malgré tout.
— Oui, Kolfmann, l'ex-pianiste. Vous et votre machine, vous m’avez achevé.
Brusquement, toute la haine qui s’était accumulée en moi – la haine qu’on éprouve normalement envers les cybernoclastes – a fondu et devant ce vieux bonhomme je me suis senti tout petit et coupable. Pendant qu’il parlait, je me suis rendu compte que moi, artiste et musicien, j’étais au fond solidaire du vieux Kolfmann. Et quoi que vous en pensiez, j’estime avoir adopté la bonne attitude.
— Même après l’invasion du synthétiseur, a-t-il dit, j’ai poursuivi pendant des années ma carrière de concertiste. Il y avait toujours des gens pour préférer voir quelqu’un jouer du piano au lieu d’un technicien se contentant de faire passer une bande dans une machine. Mais je n’ai pas pu tenir indéfiniment. (Puis, après un soupir) : À la fin, il suffisait d’aller à un concert réellement joué pour se faire traiter de réactionnaire, et le public a disparu peu à peu. Pour vivre, je me suis mis à enseigner. Mais plus personne ne voulait apprendre à jouer du piano. Ou alors des gens qui s’adressaient à moi comme à un antiquaire, pour la curiosité, mais pas pour l’amour de l’art. Ils n’ont pas la motivation artistique. Vous et votre machine, vous avez tué tout ça !
J’ai regardé le circuit de Macauley, puis Kolfmann, et j’ai eu l’impression que tout me tombait dessus à la fois. J’ai repoussé mon graphique symphonique, d’abord parce que j’étais trop énervé et que ma journée était fichue, et ensuite parce que si Kolfmann le voyait cela n’arrangerait rien. Macauley était resté là, attendant de pouvoir m’expliquer son circuit. Je savais que c’était important, mais j’avais l’impression d’avoir une dette envers le vieux Kolfmann, et j’ai décidé de m’occuper de lui d’abord.
— Revenez plus tard, ai-je dit à Macauley. Je verrai volontiers à quoi mène votre circuit quand j’en aurai fini avec M. Kolfmann.
— Très bien, monsieur, a dit Macauley de ce ton de pantin docile qu’ont les techniciens face à un supérieur.
Dès qu’il est parti, j’ai rassemblé les papiers qu’il m’avait laissés, et j’en ai fait une liasse bien nette sur un coin de mon bureau. Cela non plus, je ne voulais pas que Kolfmann le voie, même s’il n’y aurait vu rien d’autre qu’un symbole des machines qu’il exécrait.
Puis j’ai fait signe à Kolfmann de s’asseoir dans le douillet pneumorelax où il se posa en manifestant tout le dégoût que lui inspirait sans doute l’excessif sens du confort de la nouvelle génération. Je voyais bien ce qui me restait à faire : mettre du baume au cœur de ce vieux bonhomme.
Je lui ai donc dit en souriant :
— Content que vous soyez venu travailler pour nous, monsieur Kolfmann. Un homme aussi doué…
Mais il avait déjà bondi hors du fauteuil, une flamme dans le regard :
— Travailler pour vous ? Plutôt vous voir crevés et en pièces, vous et votre machine ! Vous, les savants, oui, vous, vous avez tué l’art, et maintenant, vous voudriez m’acheter ?
— Non, vous aider, c’est tout. Puisque, d’une certaine façon, nous vous avons privé de votre gagne-pain, j’ai pensé que nous pourrions vous dédommager.
Il est resté sans rien dire, mais sur moi son regard froid avait le poids d’un demi-siècle de haine.
— Tenez, je vais vous montrer que le synthétiseur lui-même peut être un incomparable instrument de musique.
En fouillant dans mon placard, j’ai retrouvé le concerto pour alto de Hohenstein exécuté en 69 : une œuvre rigoureusement dodécaphonique, une des musiques les plus exigeantes, les plus difficiles à jouer qui aient jamais été écrites. Pour le synthétiseur, la déchiffrer n’était pas plus difficile que déchiffrer une valse de Strauss, alors qu’il aurait fallu à tout altiste humain trois mains et un nez préhensile pour une seule mesure de la pensée musicale de Hohenstein. Après avoir enfoncé la touche de lecture du synthétiseur, j’ai engagé la bande.
Alors, la musique s’est déversée et le pseudoalto s’est mis à danser en parcourant toute la gamme tandis que le vieux pianiste cherchait le nom du compositeur.
— Hohenstein ? a-t-il fini par demander, timidement. Je lui ai fait oui de la tête.
J’ai vu que des pensées se heurtaient dans sa tête. Depuis plus longtemps qu’il ne pouvait se le rappeler, ils nous haïssait. Nous étions les responsables de la déchéance de son art. Mais voici que je justifiais devant lui l’existence du synthétiseur, en synthétisant une œuvre que l’homme ne pouvait exécuter. Ces deux vagues s’entrechoquaient douloureusement en lui. Il s’est levé avec embarras et s’est dirigé vers la porte.
— Où allez-vous ?
— Loin d’ici, a-t-il répondu, vous êtes un démon.
Son ombre de vaincu a franchi la porte, et je l’ai laissé faire. Le pauvre vieux ne savait plus où il en était, mais j’avais dans mon sac à malices cybernétiques deux ou trois trucs capables de résoudre ses problèmes et, peut-être, de le réintégrer dans le monde de la musique. Quoi qu’on pense de moi, surtout après l’histoire de Macauley, on ne peut pas dire que j’aie servi d’autres maîtres que la musique.
J’ai arrêté de travailler sur ma Septième de Beethoven. Mis de côté le diagramme de Macauley, et convoqué quelques techniciens. Je leur ai dit ce que je comptais faire. Pour commencer, il s’agissait de trouver qui avait été le professeur de piano de Kolfmann. En un rien de temps, ils ont eu sous la main la documentation nécessaire, où nous avons trouvé qu’il s’agissait d’un certain Gotthard Kellermann, décédé depuis bientôt soixante ans. La chance nous souriait. En effet, le Central a pu repérer et nous sortir une vieille bande du Congrès International de la Musique de Stockholm en 2187, au cours duquel Kellermann avait fait une brève intervention sur La pédale et sa technique dans l’histoire. Rien de stupéfiant, mais ce n’était pas le contenu de sa conférence qui m’intéressait. On a réduit son discours en phonèmes, on l’a analysé, redistribué, mesuré, et à la fin, sur synthétiseur, on l’a mis en bandes.
Le résultat était un nouveau discours de la voix même de Kellermann, ou du moins une réplique raisonnablement satisfaisante de celle-ci… Ce serait bien assez bon pour duper Kolfmann, qui n’avait pas entendu la voix de son vieux professeur depuis plus d’un demi-siècle. Quand tout a été prêt, j’ai envoyé chercher Kolfmann et deux heures plus tard on me l’amenait, un peu vieilli, un peu plus usé depuis tout à l’heure.
— Pourquoi me tourmentez-vous, a-t-il demandé, au lieu de me laisser mourir en paix ?
J’ai fait celui qui n’entendait pas.
— Écoutez ça, monsieur Kolfmann. J’ai appuyé sur la touche de lecture, et la voix de Kellermann s’est mis à résonner dans le haut-parleur.
— Bonjour, Gregor, disait-elle.
Kolfmann était visiblement décontenancé. J’ai profité du silence ménagé sur la bande pour lui demander s’il reconnaissait la voix. Il à fait oui de la tête. Je voyais bien qu’il était à la fois craintif et soupçonneux, et j’espérais que cette histoire ne se retournerait pas contre nous.
— Gregor, ce que j’ai constamment essayé de vous apprendre, et vous étiez pourtant le plus attentif des élèves, c’est qu’il faut se montrer souple. Les techniques sont condamnées au changement, bien que l’art lui-même soit immuable. M’avez-vous écouté ? Je constate que non.
Kolfmann commençait à comprendre ce que nous avions manigancé. Cela se voyait à sa pâleur de mort.
— Gregor, le piano est désormais un instrument désuet. Vous avez sous la main un nouvel instrument fabuleux dont vous refusez de voir la grandeur. Cette nouvelle merveille qu’est le synthétiseur est capable de faire tout ce que peut faire le piano et plus encore. Elle représente un énorme progrès.
— D’accord, a dit Kolfmann, une lueur étrange dans le regard. Éteignez cette machine.
J’ai tendu la main et arrêté la bande.
— Vous êtes très malin, a-t-il dit ; je parie que c’est avec votre synthétiseur que vous m’avez mijoté ce petit discours.
Je n’ai pas nié.
Pendant un moment interminable, il n’a rien dit. Un muscle battait contre sa mâchoire. Je le regardais sans oser parler.
À la fin, il m’a dit :
— Admettons qu’avec votre mise en scène idiote, vous avez gagné. Vous m’avez secoué.
— Je ne comprends pas.
De nouveau il est resté sans rien dire, se débattant avec Dieu sait quelle force intérieure. Je sentais bien qu’il était en proie à un conflit. Apparemment, ses yeux fixés dans le vide ne me voyaient plus. Il a grommelé quelque chose dans une langue étrangère. Puis il s’est tu, hochant sa vieille tête lourde. Baissant les yeux sur moi, il m’a déclaré :
— Cela vaut peut-être la peine d’essayer. Vous avez peut-être fait dire la vérité à la voix de Kellermann. Peut-être. Vous êtes ridicule, mais j’ai été plus ridicule encore que vous. Je me suis entêté à vous résister alors que j’aurais dû coopérer. Au lieu de dire de vous envoyer vous faire pendre, j’aurais dû être le premier à apprendre à créer de la musique avec cet instrument curieux. Idiot que je suis ! Imbécile !
Je ne suis pas certain que ce dernier mot s’adressait à lui-même. Toujours est-il que j’avais là la preuve de son ouverture d’esprit : il avait admis son erreur et son désir de repartir à zéro. Je n’espérais pourtant pas le voir coopérer ; je voulais simplement désamorcer son hostilité. Et il venait d’accepter de reconnaître son erreur et de reconsidérer toute sa carrière.
— Il n’est jamais trop tard pour apprendre, lui ai-je dit, et nous pourrions vous montrer.
Kolfmann m’a foudroyé du regard, et j’ai tressailli. Mais ma joie n’avait plus de limites. J’avais remporté une grande victoire pour la musique, avec une facilité dérisoire.
Pendant un moment, on ne l’a plus revu ; il se familiarisait avec la technique du synthétiseur. Je lui ai fourni le meilleur spécialiste, celui que je soignais en vue de ma succession. Entre-temps, j’avais terminé mon Beethoven, et le concert avait été un triomphe. J’allais enfin pouvoir m’occuper de Macauley et de son circuit.
Mais tout, à nouveau, allait conspirer à éloigner l’exécution de la menace qu’il représentait. J’ai pu en effet entrevoir qu’il pouvait être perfectionné de manière à éliminer toute intervention humaine dans l’interprétation musicale. Mais je n’avais pas travaillé en laboratoire depuis des années, et j’avais perdu l’habitude d’étudier tous les diagrammes qui me tombaient sous la main pour voir quel parti pouvait en être tiré.
J’examinais donc le circuit Macauley, avec l’arrière-pensée que son perfectionnement pouvait me mettre au chômage (n’importe qui étant dès lors capable de créer une interprétation musicale, le talent artistique n’intervenait plus), quand Kolfmann est entré, quelques bandes à la main. Il avait rajeuni de vingt ans ; son visage était net, radieux, son regard brillait et ses longs cheveux blancs ondulaient majestueusement.
— Je ne cesserai de le répéter, m’a-t-il dit en posant les bandes sur mon bureau, je m’y suis pris comme un imbécile. J’ai gâché ma vie. Au lieu de la passer à tapoter sur un pauvre petit clavier, j’aurais dû créer des merveilles avec cette machine. Regardez, j’ai commencé avec Chopin. C’est cette bande-là.
J’ai engagé la bande dans le synthétiseur, et le tonnerre a suivi : c’était la Fantaisie en fa mineur de Chopin. J’avais entendu mille fois cette vieille rengaine, mais jamais de cette façon-là.
— Cette machine est l’instrument le plus noble dont j’ai jamais joué, a-t-il ajouté.
J’ai regardé le graphique qu’il avait établi pour ce morceau. Malgré son horrible petite écriture en pattes de mouche, j’ai vu que les harmoniques ultrasoniques étaient invraisemblables. En un rien de temps, en quelques semaines, il avait maîtrisé des subtilités dont l’assimilation m’avait demandé quinze ans. Il avait découvert qu’un choix judicieux d’ultra-sons, au-delà du seuil d’audition mais non de perception, élargissait les horizons de la musique d’une manière que n’auraient pu concevoir les compositeurs avant l’avènement du synthétiseur, limités comme ils l’étaient par leurs instruments frustes et leurs notions lacunaires d’acoustique.
Ce Chopin-là m’aurait fait pleurer. Pas tant les notes de la partition, je les connaissais par cœur, que celles, cachées dans le registre ultra-sonique, qu’employait le synthétiseur. Le vieux bonhomme les avait choisies avec une habileté d’expert. Non, avec génie, tout simplement. Et devant moi, j’avais Kolfmann debout au milieu de la pièce, tout fier, tandis que se tissait la glorieuse tapisserie de sons.
J’ai su que, pour moi, il n’y aurait pas de plus grand triomphe. Mes symphonies de Beethoven, toutes mes autres interprétations n’étaient rien à côté de mon chef-d’œuvre : avoir mis le synthétiseur entre les mains de Kolfmann.
Il m’a tendu une autre bande, et je l’ai mise. C’était la « Toccata et Fugue en ré mineur » de Bach ; visiblement, il avait d’abord travaillé les morceaux qu’il connaissait le mieux. Mais ce que rendait le synthétiseur, c’était le son d’un super-orgue qui rugissait et dont la violence nous balayait. Et, pendant cette tempête, Kolfmann est resté là, debout. Je le regardais, j’essayais de le ramener à ce petit bonhomme usé qui avait essayé de détruire mon synthétiseur. Mais il n’y avait plus de rapport entre les deux.
Vers la coda du morceau de Bach, j’ai repensé au circuit Macauley et à toute cette ruche bourdonnante de techniciens proprets qui se creusaient la tête pour éliminer du synthétiseur sa seule imperfection : l’élément humain. Je ne rêvais plus.
Pour commencer, j’ai décidé de retirer de la circulation le circuit Macauley en attendant la mort de Kolfmann, laquelle devait être raisonnablement proche. Je l’ai décidé par pure charité, et je vous demande d’en prendre acte. Kolfmann, après des années d’amertume, connaissait un triomphe inégalé, et si je lui avais montré que tout ce qu’il pouvait faire avec le synthétiseur serait de toute façon surpassé par le nouveau circuit, ç’aurait été pour lui la catastrophe. Il n’y aurait pas survécu.
Il a engagé la troisième bande lui-même. C’était le « Requiem » de Mozart, et la manière dont il avait surmonté les difficultés techniques que posait la synthèse des voix m’a abasourdi. Mais le circuit Macauley n’en tirait que des détails, que la machine était capable de traiter seule.
Tandis que la sublime musique de Mozart s’élevait et déferlait, j’ai sorti le graphique que Macauley m’avait donné, et je l’ai parcouru d’un œil sombre. C’était décidé, je le mettrais à l’ombre jusqu’à la mort du vieil homme. Puis j’en révélerais l’existence au monde entier, et m’étant moi-même rendu inutile, je sombrerais dans un paisible oubli, avec au moins la certitude que Kolfmann serait mort heureux.
Messieurs, je le répète, c’était là un geste de pure charité, qui n’avait rien de malveillant ni de réactionnaire. Loin de moi l’idée d’enrayer les progrès de la cybernétique, du moins pas là, pas encore.
Je n’ai pris ma décision qu’après avoir examiné d’un œil plus attentif le travail de Macauley. Cela lui avait peut-être échappé, mais moi, pour ce genre de chose, j’avais du flair. Mentalement, j’ai ajouté un fil ou deux par-ci, par-là, modifié un contact. C’est alors que j’ai tout compris.
Câblé selon le circuit Macauley, le synthétiseur limitait l’intervention humaine aux consignes esthétiques destinées à l’interprétation, et d’ailleurs son auteur n’avait rien prétendu d’autre. Mais ce n’est pas tout. Jusqu’ici, le synthétiseur pouvait reproduire n’importe quel bruit, naturel ou non, mais il fallait contrôler le volume, le timbre, bref, tout ce qui fait l’interprétation musicale. Macauley avait fait en sorte que le synthétiseur pût également se charger de cela. Mais ce que je venais de voir, c’est qu’il pouvait aussi créer sa propre musique, à partir de rien, sans aucune intervention humaine. Là ce n’était plus seulement le chef d’orchestre, mais aussi le compositeur, qui était voué à l’inutilité. Le synthétiseur n’avait plus besoin de personne. Il était indépendant de l’homme. Or l’art, que je sache, est le propre de l’homme.
C’est à ce moment-là que j’ai détruit le graphique de Macauley et que j’ai lancé le presse-papier sur mon cher synthétiseur, coupant Mozart en plein milieu d’un contre-ut. Kolfmann s’est retourné vers moi, horrifié, mais le plus horrifié des deux, c’était moi.
Je sais. Macauley a redessiné son schéma, et je n’ai pas freiné le cours de la science. Une raison de plus pour me sentir parfaitement inutile. Mais avant que vous me traitiez de réactionnaire et que vous me renvoyiez, je voudrais vous dire ceci :
Le talent artistique est une fonction de l’être conscient. À partir du moment où nous créons une machine capable de composer une musique inédite, capable d’un travail artistique, nous créons un être intelligent. Et bien plus fort, plus perspicace que nous. Nous avons réalisé la synthèse de notre successeur. Nous sommes dépassés, Messieurs.
The Macauley Circuit
Traduit par Didier Pemerle.