VOIR L’HOMME INVISIBLE (1963)

Ce texte pathétique réunit les principales obsessions de l’auteur – l’isolement social et le sacrifice rédempteur – autour d’un thème qui nous fait songer à Ralph Ellison ainsi qu’à Jorge Luis Borges : l’invisibilité sociale comme mode de répression.

Ils me déclarèrent coupable et me condamnèrent alors à l’invisibilité pour un an, à compter de ce 11 mai de l’an de grâce 2104. Et ils m’amenèrent jusqu’à une pièce sombre, sous la salle du tribunal, pour apposer la marque sur mon front avant de me relâcher.

Le travail fut exécuté par deux sbires à la solde de la municipalité. Le premier me poussa sur une chaise tandis que l’autre amenait la marque. C’était une sorte de gorille aux mâchoires saillantes.

— Ça ne vous fera pas le moindre mal, dit-il.

Il posa la marque sur mon front. J’éprouvai une sensation de froid et ce fut tout.

— Et maintenant ? demandai-je.

Mais il n’y eut pas de réponse. Ils s’éloignèrent, quittèrent la pièce sans un mot. La porte demeura ouverte. J’étais libre de partir ou de rester à pourrir ici. C’était comme je voulais. Nul ne m’adresserait plus la parole ou ne me regarderait plus d’une fois, juste le temps de reconnaître le signe sur mon front.

Un châtiment absurde ? Non. Ou plutôt, oui. Mais le crime était également absurde. Le Crime de Froideur. Le refus de collaborer avec mes frères humains. J’avais récidivé quatre fois. Le châtiment, pour cela, était une année d’invisibilité. La plainte avait été dûment déposée et le jugement rendu. Et la marque venait de m’être apposée.

J’étais invisible.

Je sortis dans ce monde de colère.

La pluie de l’après-midi avait déjà eu lieu. Les rues de la ville séchaient et une senteur de végétation venait des jardins suspendus. Hommes et femmes vaquaient à leurs tâches. Je me mêlai à eux mais il ne me virent pas.

Parler à un homme invisible était puni d’invisibilité. Un an ou plus, compte tenu de la gravité de l’acte. Tout reposait là-dessus et je me demandai jusqu’à quel point la règle pouvait être observée.

Je ne tardai pas à le découvrir.

Je pris un ascenseur et me laissai emporter en une longue spirale jusqu’au plus proche jardin suspendu. C’était le Onze, celui des cactus. Leurs formes grotesques et bizarres convenaient à mon état d’âme. J’arrivai sur la terrasse et me dirigeai vers le comptoir d’entrée pour payer. Une femme blafarde, au regard vide, se tenait à la réception.

Je posai mon argent. Quelque chose qui ressemblait à de la peur passa dans son regard puis disparut aussitôt.

— Une entrée, dis-je.

Pas de réponse. Les gens faisaient la queue derrière moi. Je renouvelai ma demande. La femme eut un regard désespéré puis ses yeux se posèrent par-delà mon épaule gauche. Une main se tendit, d’autres pièces furent déposées. La femme les prit et tendit un jeton à l’homme. Il alla le glisser dans la fente et entra.

— Donnez-moi un jeton, dis-je d’un ton décidé.

Les autres me poussaient de côté. Sans un mot d’excuse. Je commençais à comprendre ce que pouvait impliquer mon invisibilité. Ils me traitaient exactement comme s’ils ne me voyaient pas.

Il existait aussi des avantages, en contrepartie. Je passai derrière le comptoir et m’emparai d’un jeton. Comme j’étais invisible, je ne pouvais être poursuivi. Je glissai le jeton dans la fente et pénétrai dans le jardin.

Mais les cactus ne m’intéressaient plus. Un malaise inexprimable s’était emparé de moi et je n’avais plus aucune envie de rester ici. En sortant, je touchai du doigt une longue épine et je me mis à saigner. Le cactus, au moins, reconnaissait toujours mon existence. Mais seulement pour me faire saigner.

 

Je regagnai mon appartement. Mes livres m’y attendaient mais je ne leur trouvais plus aucun intérêt. Je m’étendis sur mon lit étroit et mis en marche le stimulateur pour combattre l’étrange lassitude qui me tenait. Je me pris à songer à mon invisibilité.

Je me dis que ce ne serait pas un si lourd fardeau. Je n’avais jamais beaucoup dépendu des autres. Et même, n’avais-je pas été condamné pour ma froideur envers mes frères humains ? Pourquoi devrais-je avoir besoin d’eux maintenant ? Qu’ils m’ignorent donc !

Ce serait reposant. J’avais une année de répit devant moi, sans avoir à travailler. Les hommes invisibles ne travaillent pas. Comment le pourraient-ils ? Comment peut-on aller consulter un docteur invisible ? Demander à un homme de loi invisible de vous représenter ? Qui donnerait un document à classer à un secrétaire invisible ? Donc, plus de travail. Et plus de salaire, bien sûr. Mais les propriétaires ne demandent pas de loyer à un homme invisible. Un homme invisible va où bon lui semble sans payer. Je venais d’en faire la démonstration au jardin suspendu.

Je sentais que l’invisibilité pouvait être un bon tour à jouer à la société. On ne m’avait condamné à rien de plus grave qu’une année de repos. J’étais bien décidé à en profiter.

Mais il existait certains inconvénients pratiques. Pour ma première soirée d’invisibilité, j’allai dans le restaurant le plus élégant de la ville. Je désirais la vaisselle la plus fine et un repas de cent Unités, comptant bien m’éclipser à l’apparition de la note.

Ces projets étaient complètement ridicules. Je ne parvins pas à obtenir une place. J’attendis une demi-heure dans le hall, tandis que le maître d’hôtel allait et venait. Il avait certainement affronté cette situation de nombreuses fois. Je compris que le fait d’aller m’asseoir à une table ne me donnerait rien de plus. Personne ne viendrait prendre ma commande.

Je pouvais aller à la cuisine, me servir moi-même de tout ce qui me plaisait. Je pouvais perturber le travail du restaurant. Mais je ne le fis pas. La société a un moyen de se protéger des invisibles. Bien sûr, il ne peut y avoir de riposte directe. Mais si un cuisinier déclare qu’il n’a vu personne quand il a lancé une casserole d’eau bouillante contre le mur, qui peut le contredire ? L’invisibilité est ce qu’elle est, une arme à deux tranchants.

Je quittai le restaurant.

J’allai manger dans un automatique proche puis je pris un taxi jusqu’à mon domicile. Les machines, tout comme les cactus, ne pratiquaient à mon égard aucune discrimination. Je songeai que, pendant un an, elles ne seraient que de bien tristes compagnons.

Je dormis très mal.

 

Pour mon second jour d’invisibilité, je fis des essais plus poussés et des découvertes.

Je partis pour une promenade, en prenant garde de rester sur le passage réservé aux piétons. J’avais entendu parler de ces gens qui s’amusent à écraser ceux qui portent la marque d’invisibilité sur le front. Bien entendu, tout recours est impossible contre eux. Ainsi que toute punition. Ma condition a ses petits risques… intentionnels.

J’allais par les rues en observant la façon dont la foule s’écartait devant moi. Je passais au travers comme une aiguille microscopique entre deux cellules. Les gens avaient de l’expérience. Vers midi, je vis mon premier compagnon d’invisibilité. C’était un homme d’âge moyen de belle allure, l’air digne. Il portait la marque d’infamie sur un front en dôme. Ses yeux, un instant, rencontrèrent les miens puis glissèrent ailleurs.

Même un homme invisible ne peut voir un autre homme invisible.

Je fus étonné, c’est tout. J’appréciais encore la nouveauté de cette existence. Nul mépris ne pouvait me blesser. Pas encore, du moins. Plus tard, je me dirigeai vers un de ses établissements de bains où les femmes qui travaillent peuvent aller se laver pour quelques pièces de monnaie. Avec un sourire mauvais, je grimpai les marches. La gardienne, à la porte, esquissa un coup d’œil surpris. Ce fut, pour moi, un petit triomphe. Elle ne tenta pas de m’arrêter.

Et j’entrai.

L’atmosphère saturée de vapeur et de savon me saisit. Je poursuivis mon chemin, traversant des vestiaires où étaient accrochées de longues rangées de blouses grises. Il me vint à l’idée que je pouvais rafler toutes les Unités qui s’y trouvaient, mais je ne le fis pas. Le vol perd son sens lorsqu’il devient trop facile. Les malins qui jouent sur l’invisibilité l’ont déjà compris.

Je continuai, jusqu’aux chambres de bains.

Il y avait là des centaines de femmes. Des filles nubiles, d’épaisses femelles, de vieilles bonnes femmes. Certaines rougirent, d’autres sourirent. Beaucoup me tournèrent le dos. Mais elles prenaient garde à ne montrer aucune réaction véritable à ma présence. Les matrones surveillantes montaient la garde et personne ne désirait se voir accusé d’avoir donné quelque signe de reconnaissance à la vue d’un invisible.

Et ainsi, je les regardai se baigner. Je vis cent paires de seins tressautant, cent corps nus luisant sous la vapeur. Je contemplai cette masse compacte de peau féminine. Mes réactions étaient mitigées. J’éprouvais une sensation de triomphe pour avoir pénétré sans ennui dans ce sanctuaire. Et puis, aussi, me gagnant lentement, une sensation de… était-ce de la tristesse ? de la lassitude ? un bouleversement en moi ? ou autre chose, que je ne pouvais nommer ?

Je n’arrivais pas à analyser cette émotion. C’était comme une main droite qui m’eût saisi la gorge. Je sortis précipitamment. Des heures après, l’odeur d’eau savonneuse était encore dans mes narines. Et cette nuit-là, des visions de chair rose hantèrent mes rêves. J’avais mangé, solitaire, dans un automatique. Je commençais à réaliser que la nouveauté apportée par la punition avait déjà disparu.

Au cours de la troisième semaine, je tombai malade. Cela commença par une forte fièvre, puis des maux d’estomac, des vomissements et toutes sortes de symptômes inquiétants. À minuit, je me crus sur le point de mourir. Les crampes étaient intolérables et lorsque je me traînai jusqu’au cabinet de toilette, je vis mon visage dans la glace. Il était déformé, verdâtre, ruisselant de sueur. La marque d’invisibilité faisait comme un phare sur la pâleur de mon front.

Je demeurai un long moment étendu sur le carrelage, essayant faiblement d’absorber sa fraîcheur. Puis je pensai : peut-être est-ce l’appendice ? Cette relique préhistorique, périmée, ridicule qui s’est enflammée et qui est prête à brûler.

Il me fallait un docteur.

Le téléphone était couvert de poussière. On ne s’était pas donné la peine de le débrancher mais il n’avait servi à appeler personne depuis mon arrestation. Personne n’avait non plus osé m’appeler. La punition pour avoir téléphoné à un invisible est l’invisibilité. Mes amis, ceux qui l’avaient été, se tenaient à l’écart.

Je saisis le combiné et formai un numéro. Le voyant s’alluma et le robot standardiste demanda :

— À qui désirez-vous parler, monsieur ?

— À un docteur, dis-je haletant.

— Certainement, monsieur.

Digne et aimable mécanique ! Il n’y avait pas moyen de déclarer invisible un robot, aussi était-il libre de me parler.

L’écran s’illumina. Une voix grave demanda :

— D’où souffrez-vous ?

— De l’estomac. C’est peut-être l’appendice.

— Nous vous envoyons quelqu’un d’ici…

Il s’interrompit. J’avais commis l’erreur de tourner mon visage ravagé vers l’écran. Ses yeux s’étaient posés sur mon front. L’écran redevint obscur. Aussi vite que si j’avais été un lépreux tendant la main pour un baiser.

Je gémis :

— Docteur.

Il était parti. Je cachai mon visage entre mes mains. Cela allait trop loin, pensai-je. Le serment d’Hippocrate autorisait-il de tels actes ? Un docteur avait-il le droit d’ignorer la plainte d’un homme demandant secours ?

Mais Hippocrate n’avait jamais rien su des hommes invisibles. Un docteur n’était pas tenu de soigner un homme invisible. Pour la société, en fait, je n’existait plus. Les docteurs ne peuvent émettre de diagnostic à propos d’individus inexistants.

On me laissait à ma souffrance.

C’était là une des plus désagréables conséquences de l’invisibilité. Vous pouviez pénétrer dans un boudoir si cela vous chantait, sans que nul ne s’y oppose. Mais nul ne s’opposait non plus à ce que vous restiez à vous tordre sur un lit de douleur. C’était identique. Et si votre appendice craquait, eh bien, c’était peut-être le meilleur moyen de décourager ceux qui auraient pu suivre comme vous le même chemin hors de la loi.

Mon appendice ne craqua pas. Je survécus, bien que durement secoué.

Un homme peut continuer à vivre pendant un an sans parler à personne. Il peut circuler dans les voitures automatiques et manger dans les restaurants automatiques. Mais il n’existe pas de docteur automatique. Pour la première fois, vraiment, je me trouvais de l’autre coté de la barrière. Un prisonnier a droit à un docteur quand il tombe malade. Mon crime n’avait pas été assez grave pour me valoir la prison. Mais aucun docteur ne viendrait me soigner. C’était injuste.

Je maudis les démons qui avaient pu inventer mon châtiment. J’affrontai chaque aube froide aussi solitaire que Robinson sur son île, au cœur d’une cité de douze millions d’âmes.

 

Comment décrire mes changements d’humeur ? Les mois qui passaient étaient comme des vents contraires qui me faisaient changer de cap.

Il y avait des jours où l’invisibilité me semblait un bonheur, un bien précieux. En ces moments paranoïdes, je me sentais fier d’être à l’écart des règles dont dépendaient les hommes normaux.

Je volais. Je pénétrais dans les magasins et m’emparais de la recette pendant que le marchand apeuré n’osait m’arrêter. En criant, il aurait été coupable, il n’aurait pas admis mon invisibilité. Si j’avais su alors que l’État remboursait ce genre de dommage, j’y aurais pris moins de plaisir. Mais je volais.

J’entrais partout. Les bains ne me tentèrent jamais plus mais je franchis le seuil d’autres sanctuaires. J’allais dans des hôtels et parcourus les couloirs en ouvrant les portes au hasard. Il y avait des chambres vides. D’autres qui ne l’étaient pas.

Pareil à un dieu, je voyais tout. Je m’endurcis. Mon mépris de la société, qui m’avait valu mon invisibilité, augmenta encore.

Pendant les périodes de pluie, je restais dans les rues vides et je criais vers les façades brillantes des grands immeubles :

— Qui a besoin de vous ? Pas moi ! Qui a besoin de vous le moins du monde ?

C’était comme une folie, provoquée, je le pense, par ma solitude. Je pénétrais dans les théâtres où les bienheureux lotophages étaient écroulés dans leurs fauteuils-masseurs, figés sur place par les scintillantes images tridimensionnelles. Et je bondissais dans les travées sans que l’un d’eux se permît une remarque. Le signe luminescent sur mon front leur enjoignait de garder pour eux leurs protestations.

Ces moments-là étaient les moments de folie, les bons moments. Ceux où je me sentais haut de dix mètres et circulais parmi les pauvres idiots, le mépris sortant de chacun de mes pores. Des moments fous. Je m’en rendais parfaitement compte. Il est peu probable qu’un homme livré durant des mois à une invisibilité qu’il n’a pas voulue demeure très équilibré.

Ai-je qualifié ces moments de paranoïdes ? « Maniaco-dépressifs » serait plus juste. Le pendule oscillait follement. Les jours où je n’éprouvais que mépris pour les imbéciles que je voyais autour de moi étaient contrebalancés par ceux où mon isolement exerçait sur moi une pression tangible. Je pouvais aller au long des rues sans fin, passer sous les arcades de lumière, descendre jusqu’aux grandes routes que sillonnaient des projectiles aux couleurs éclatantes. Pas un mendiant ne viendrait à moi. Saviez-vous que nous avions des mendiants, en notre siècle brillant ? Je l’avais toujours ignoré, avant mon invisibilité. Mais mes longues promenades m’emmenaient jusqu’à la zone, là où le vernis se fait très mince, là où des vieillards voûtés, aux traits creusés, mendient quelques pièces.

Personne ne me demandait d’argent, à moi.

Une fois, un aveugle s’approcha de moi.

— Pour l’amour de Dieu, murmura-t-il, aidez-moi à m’acheter des yeux à la banque.

C’étaient là les premiers mots qu’un être humain m’ait adressés directement depuis des mois. Je commençais à chercher dans ma tunique afin de lui donner jusqu’à ma dernière Unité en signe de gratitude. Pourquoi pas ? Je pouvais me procurer de l’argent rien qu’en le prenant. Mais avant que j’aie pu sortir mes Unités, un personnage de cauchemar surgit sur des béquilles et se mit entre nous. Je perçus le mot « invisible » murmuré et tous deux s’enfuirent, pareils à des crabes effrayés. Je restai immobile, tenant stupidement mon argent.

Pas même les mendiants !

Et je m’effondrai à nouveau. Mon arrogance disparut. J’étais seul, maintenant. Qui pouvait m’accuser de froideur ? J’étais tendre comme une éponge, rempli du désir pathétique d’un seul mot, d’un seul sourire, d’une main à serrer. C’était le sixième mois de mon invisibilité.

J’en éprouvais à présent un dégoût total. Ses plaisirs n’étaient que du vide et ses tourments insupportables. Je me demandais comment j’allais réussir à survivre pendant les six mois suivants. Croyez-moi, le suicide n’était pas loin de mes pensées en ces sombres instants. Finalement, je me livrai à un acte de folie.

Lors d’une de mes promenades, je rencontrai un autre invisible. Ce n’était guère que le troisième ou le quatrième que j’avais vu en six mois. Comme lors des précédentes rencontres, nos yeux se croisèrent, un bref instant. Il porta son regard sur le sol, m’évita et poursuivit son chemin. C’était un homme mince, qui n’avait pas plus de la quarantaine. Ses cheveux bruns étaient en broussailles au-dessus de son visage étroit, aigu. Il avait une allure intellectuelle et je me demandai ce qu’il avait pu faire pour mériter son châtiment. Je fus saisi par le désir de courir après lui, de lui demander son nom, de l’interroger, de lui parler et de le serrer contre moi.

Toutes choses interdites. Nul ne peut avoir aucun contact avec un invisible, même pas un autre invisible. La société ne désire nullement voir se créer une fraternité secrète au sein de ses parias.

Je savais tout cela.

Pourtant, je fis demi-tour et le suivis.

Je marchai derrière lui le long de trois pâtés d’immeubles, me tenant à une distance de vingt à cinquante pas de lui. Les robots de sécurité semblaient être partout, leurs détecteurs prêts à relever la moindre infraction, et je n’osais pas agir. Puis il tourna dans une rue grise, poussiéreuse, vieille de cinq siècles. Il allait avec la nonchalance de l’invisible qui ne va nulle part. J’arrivai derrière lui.

— S’il vous plaît, dis-je doucement. Personne ne peut nous voir ici. Nous pouvons parler. Mon nom est…

Il se retourna. Il y avait de l’horreur dans ses yeux. Son visage était pâle. Il me regarda avec stupéfaction pendant un instant, puis s’élança en avant comme s’il voulait me contourner…

Je l’arrêtai.

— Attendez, dis-je. N’ayez pas peur. S’il vous plaît !

Il se dégagea. Je lançai ma main vers son épaule, il se libéra.

— Rien qu’un mot, suppliai-je.

Pas un seul mot. Pas même le « Laissez-moi ! » qu’il aurait pu gronder. Il passa à côté de moi et courut vers le bas de la rue déserte, le bruit de ses pas diminuant, claquement puis murmure lointain, comme il atteignait le coin et tournait. Je regardai dans cette direction, plein d’une immense solitude.

Et puis vint la peur. Lui n’avait pas transgressé les règles, mais moi, je l’avais fait. Je l’avais vu. Cela me mettait sous le coup de la punition, d’un prolongement de mon invisibilité, peut-être. Je regardai tout autour de moi, plein d’anxiété. Mais il n’y avait pas un seul robot en vue.

J’étais seul.

Je fis demi-tour, m’efforçant au calme, et je continuai jusqu’au bout de la rue. Peu à peu, je retrouvai mon contrôle. Je réalisai que j’avais commis une folie impardonnable. La stupidité de ma conduite me troublait, mais ce qui me touchait plus encore, c’était la sentimentalité qu’elle impliquait.

Courir de cette façon derrière un autre invisible, admettre ouvertement ma solitude, mon désir de… Non ! cela signifiait que la société était en train de gagner. Je ne pouvais permettre cela.

Je découvris que j’étais, une fois de plus, à proximité du Jardin des Cactus. Je pris l’ascenseur, raflai un jeton au gardien et entrai. Je cherchai un moment et finis par trouver un cactus tordu, tourmenté. C’était un monstre épineux, de près de deux mètres de haut. Je l’arrachai de son pot et le brisai en fragments, me hérissant les mains d’épines. Les gens faisaient comme s’ils ne voyaient rien. J’ôtai les épines de mes mains et, les paumes en sang, je repris le chemin de l’ascenseur, à nouveau isolé avec dédain dans mon invisibilité.

 

Le huitième mois s’acheva, puis le neuvième, le dixième. Le tour des saisons était presque bouclé. Le printemps avait fait place à un été assez doux. Un automne frais avait succédé à l’été et, durant l’hiver, il y avait eu quinze jours de neige, autorisée pour des raisons esthétiques. Et l’hiver prit fin.

Dans les parcs, les arbres se couvrirent de bourgeons verts. Les hommes du contrôle climatique mirent au point le programme des pluies quotidiennes.

J’approchais du terme.

Pendant ces derniers mois d’invisibilité, j’étais tombé dans une espèce de torpeur. Mon esprit, réduit à ses seules ressources, refusait d’endurer plus longtemps les conséquences de ma condition. J’avais glissé, de jour en jour, dans une brume qui noyait tout. Je lisais au hasard. Un jour Aristote et la Bible, le lendemain, un traité de mécanique le jour suivant. Je ne retenais rien. Comme je tournais une page, elle quittait ma mémoire.

Les quelques avantages de mon invisibilité ne m’importaient plus, les distractions de voyeur, la sensation fugace de puissance que vous procure le fait de pouvoir commettre n’importe quel acte avec une crainte de riposte très limitée. Je dis limitée parce que le passage dans l’invisibilité n’efface pas la nature humaine, bien entendu. Quelques hommes peuvent risquer l’invisibilité pour protéger leur femme ou leurs enfants des violences d’un invisible. Mais aucun ne se permettrait de poser délibérément les yeux sur un invisible. Il existe des moyens de tourner les difficultés sans paraître reconnaître l’existence d’un invisible, comme je l’ai déjà dit. Toutefois, il est possible de bien s’en tirer dans la plupart des cas.

Mais je ne voulais pas essayer. Dostoïevsky a écrit quelque part : « Sans Dieu, tout est possible. » Je peux le paraphraser et dire : « À l’homme invisible, tout est possible – et sans intérêt. »

Il en est ainsi, réellement.

Les mois s’écoulèrent, mornes.

Je ne comptais pas les heures qui me séparaient de ma libération. Pour dire vrai, j’avais totalement oublié que ma peine devait avoir une fin. Le jour même, j’étais en train de lire dans ma chambre, tournant page après page d’un air las, quand l’avertisseur sonna.

Il ne l’avait pas fait depuis un an. J’avais presque complètement oublié ce que cela signifiait. Mais j’allai ouvrir la porte. Les représentants de la loi étaient là. Sans un mot, ils ôtèrent le sceau qui maintenait la marque sur mon front. Elle tomba et se brisa.

— Salut, citoyen, dirent-ils.

J’opinai d’un air sombre.

— Oui. Salut.

— 11 mai 2105. Vous avez atteint le terme. Vous retournez à la société. Vous avez payé votre dette.

— Merci. Oui.

— Venez prendre un verre avec nous.

— Non. Merci.

— C’est la tradition. Venez.

Je les suivis. Mon front me paraissait étrangement nu, à présent. Je me regardai dans une glace. Je vis qu’il subsistait une trace blanche là où avait été la marque. Ils m’emmenèrent dans un bar proche et m’offrirent du whisky synthétique, très fort. Le barman grimaça un sourire à mon intention. Quelqu’un, sur le siège à côté, me tapa sur l’épaule et me demanda mon pronostic pour la course de fusées du lendemain. Je n’en avais aucune idée et je le lui dis.

— Vraiment ? Moi, je parie pour Kelso. Quatre contre un, mais il a un démarrage terrible.

— Je m’excuse, dis-je.

— Il a été absent pendant quelque temps, expliqua doucement l’un des hommes du gouvernement.

On ne pouvait se méprendre sur cet euphémisme. Mon voisin regarda mon front et hocha la tête. Il proposa de m’offrir un verre et j’acceptai, bien que ressentant déjà les effets du premier. J’étais à nouveau un être humain. J’étais visible.

De toute façon, je n’aurais pas osé refuser. Cela aurait pu constituer un nouveau Crime de Froideur. Cette cinquième offense pouvait me coûter cinq années d’invisibilité. J’avais appris l’humilité.

 

Le retour à l’état d’homme visible constitue, bien sûr, un terrible changement. Il y a les vieux amis à revoir, les conversations pénibles, les relations interrompues que l’on remue. J’avais été, durant un an, exilé dans ma propre ville et le retour n’était pas chose facile.

Personne ne faisait allusion à mon invisibilité, naturellement. On traitait cela comme une affliction dont il valait mieux ne pas parler. Je pensais que c’était de l’hypocrisie, mais je l’acceptais. Sans aucun doute, ils tenaient tous à épargner mes sentiments. A-t-on jamais entendu quelqu’un dire à un homme dont l’estomac cancéreux vient d’être remplacé : « On m’a dit que vous veniez de l’échapper belle » ? A-t-on jamais entendu quelqu’un dire à un homme dont le père vient d’être conduit en maison d’euthanasie : « De toute façon, il allait plutôt mal, ces derniers temps » ?

Ainsi, cette petite faille qui séparait nos existences me laissait bien peu de sujets de conversation. Surtout maintenant que j’avais à peu près complètement perdu le sens de la conversation. Cette période de réadaptation était en fait une période d’essai.

Mais je persévérai. Car je n’étais plus aussi orgueilleux et distant que je l’avais été avant mon arrestation... J’avais appris l’humilité à la plus dure des écoles.

De temps à autre, j’apercevais un invisible dans la rue, bien sûr. Il était impossible de les éviter. Mais, avec l’expérience que j’avais, je regardais très vite ailleurs comme si mes yeux, un instant, s’étaient posés sur quelque créature ignoble et rampante d’un autre monde.

Pourtant, ce fut dans le quatrième mois de mon retour au monde visible que la dernière conséquence de ma condamnation vint m’atteindre. Je me trouvais à proximité de la tour municipale. J’avais réintégré mon emploi à la division des documents du gouvernement municipal. Ma journée achevée, je me dirigeais vers les transporteurs quand une main émergea de la foule et me saisit le bras.

— S’il vous plaît, dit une voix douce. Attendez une minute. N’ayez pas peur.

Surpris, je regardai. Dans notre ville, les étrangers n’accostent pas les étrangers.

Je vis l’emblème brillant de l’invisibilité sur le front de l’homme. Puis je le reconnus. C’était l’homme maigre que j’avais abordé plus de six mois auparavant, dans cette rue déserte. Il était devenu hagard. Ses yeux avaient une expression sauvage, ses cheveux bruns étaient grisonnants. Il avait dû être alors au début de sa peine.

Maintenant, il approchait de la fin.

Il m’agrippait le bras. Je tremblais. Nous n’étions pas dans une rue déserte. C’était le square le plus fréquenté de la ville.

Je libérai mon bras et commençai à m’éloigner.

— Non, ne partez pas, cria-t-il. N’avez-vous pas pitié de moi ? Vous avez été comme cela vous-même.

J’esquissai un pas. Puis je me souvins de la façon dont j’avais crié après lui, de la façon dont je l’avais supplié de ne pas m’abandonner. Je me souvenais de ma propre solitude misérable.

— Lâche ! hurla-t-il. Parle-moi ! Je t’en défie ! Parle-moi, lâche !

C’en était trop. J’étais touché et soudain les larmes emplirent mes yeux. Je me retournai et lui tendis la main. Je pris son maigre poignet. Le contact parut lui produire comme un choc électrique. L’instant d’après, je le serrais dans mes bras, essayant de faire passer en moi un peu de son malheur.

Les robots de sécurité se rapprochèrent et nous entourèrent. Il fut rejeté à côté et je fus mis en état d’arrestation. Ils vont encore me juger. Non pas pour le Crime de Froideur, cette fois, mais pour son contraire, celui d’Amour. Peut-être me trouveront-ils des circonstances atténuantes et me relâcheront-ils. Peut-être pas.

Peu m’importe. S’ils me condamnent, cette fois je porterai mon invisibilité comme un glorieux bouclier.

 

To See the Invisible Man

Traduit par Michel Demuth.