ABSOLUMENT INFLEXIBLE (1956)
Publiée en 1956, à l’époque où les histoires courtes à chute régnaient dans tous les magazines américains, cette nouvelle propose un remarquable paradoxe témoignant de l’intérêt que l’auteur portait déjà, à ses débuts, aux mécanismes du temps.
Le détecteur se mit à rougeoyer dans un coin du petit bureau de Mahler. D’un geste las, il le désigna au type assis légèrement effondré devant sa table de travail : un anachronique à la triste mine, empêtré dans les boursouflures du scaphandre spatial qu’il était contraint de porter.
— Comme vous le voyez, dit Mahler en tapotant sur son bureau, on vient d’en trouver un autre. Vous n’arrêtez pas de nous tomber dessus. Quand vous arriverez sur la lune, vous trouverez un plein Dôme de vos pareils. Depuis que j’ai pris mes fonctions ici, j’en ai envoyé plus de quatre mille là-bas. C’était il y a huit ans, en 2776, ce qui fait une moyenne de cinq cents par an. Il ne se passe pratiquement pas de journée sans qu’il nous en débarque un.
— Et pas un qui n’ait été laissé en liberté, dit l’anachronique. Tous les voyageurs de l’espace qui ont atterri ici ont été expédiés immédiatement sur la lune. Tous.
— Tous, répéta Mahler.
Il tenta de percer du regard le blindage transparent du casque pour voir quelle sorte d’homme se cachait dans le scaphandre. Il se posait souvent des questions sur ceux qu’il envoyait si facilement sur la lune. L’homme était plutôt petit, et la sueur collait sur son front des mèches de cheveux blancs. De toute évidence il s’agissait d’un scientifique, d’un homme qui de son temps était respecté, peut-être un heureux père de famille (bien que ce ne fût généralement pas le cas). Peut-être même possédait-il des connaissances utilisables au vingt-huitième siècle. Peut-être pas. Et puis, quelle importance ? Comme les autres il serait déporté sur la lune, où il finirait ses jours dans le milieu épuisant et primitif du Dôme.
— Vous ne trouvez pas ça un peu cruel ? demanda-t-il. Je suis venu ici sans penser à mal, sans l’intention de nuire à qui que ce soit. Je ne suis qu’un observateur scientifique du passé. Poussé par la curiosité, j’ai voulu tenter le Saut.
— Désolé, dit Mahler en se levant.
Pour lui, l’entretien était terminé ; il devait en finir avec cet anachronique pour accueillir le suivant. Il y avait des jours où ils arrivaient en rangs serrés. Mais les espions mécaniques n’en laissaient jamais filer un.
— Je ne pourrais pas vivre sur terre et rester dans ce scaphandre ? demanda l’anachronique que la peur gagnait à mesure que l’entretien avec Mahler touchait à sa fin. De cette façon, je resterais isolé en toute occasion.
— Ne me compliquez pas la tâche, dit Mahler. Je vous ai expliqué pourquoi nous sommes absolument inflexibles à ce sujet. Il ne peut, ni ne doit, y avoir d’exceptions. Voici deux siècles qu’aucune maladie ne s’est manifestée sur terre. Deux siècles au cours desquels nous avons perdu la majeure partie de la résistance aux infections qu’avaient acquise des générations de malades. Je risque ma vie en restant si près de vous malgré votre scaphandre étanche.
Mahler fit un signe aux deux gardes à la stature imposante qui attendaient dans le couloir, et que la combinaison anti-infection rendait encore plus menaçants. C’était toujours un moment pénible, le plus pénible, même.
— Écoutez, dit Mahler avec une grimace d’impatience, vous êtes une bombe biologique ambulante. Vous êtes à coup sûr porteur de germes qui anéantiraient la moitié de l’humanité. Un rhume, un simple rhume ferait des millions de morts, au point où nous en sommes. Toute résistance aux maladies a disparu en deux cents ans ; l’éradication des maladies infectieuses la rend inutile. Mais les anachroniques, dont vous êtes, arrivent ici avec de quoi les réactiver. Nous ne pouvons donc prendre le risque de vous garder ici avec vos microbes.
— Mais je ne…
— Je sais. Vous allez me jurer par tous les saints que jamais vous ne quitterez ce scaphandre. Je suis navré. Tout serment, fût-il celui d’un homme d’honneur, ne pèse pas grand-chose en face de la santé de milliards d’humains. Nous ne pouvons pas prendre le moindre risque en vous laissant sur terre. C’est injuste, c’est cruel, c’est tout ce que vous voudrez, et c’est bien dommage pour vous par-dessus le marché, mais vous avez pris un aller simple pour le futur, et vous devez donc vous conformer à tout ce que le futur exige de vous dans la mesure où vous ne pouvez plus retourner en arrière.
Mahler, comme pour signifier que l’entretien était terminé, se mit à ranger les papiers sur son bureau. « J’en suis réellement navré, mais il va falloir que vous acceptiez notre point de vue. Votre seule présence nous fait une peur mortelle. Nous ne pouvons vous permettre de circuler sur terre, même en scaphandre spatial. Non. Votre seul avenir est désormais la lune. Mon devoir est d’être absolument inflexible. Emmenez-le », dit-il, avec un signe à l’intention des gardes. Ils s’emparèrent du petit homme et, doucement, l’entraînèrent hors du bureau de Mahler.
Celui-ci s’effondra avec un soupir de soulagement dans son pneumorelax et se pulvérisa la gorge au laryngogel. Il sortait toujours épuisé de ces palabres, avec l’impression d’avoir la gorge à vif, écorchée. « Je vais bien finir par attraper un cancer de la gorge à force de parler, se dit-il. Se faire opérer, quel ennui ! Mais si je ne fais pas ce travail, quelqu’un d’autre le fera à ma place. »
Les cris de l’anachronique qu’on emmenait laissèrent Mahler impassible. Au début, très impressionné par ces réactions de panique, il avait failli donner sa démission, mais les huit années passées à ce poste l’avaient endurci.
Et si on lui avait confié ce travail c’est que, au départ, il était dur. Il avait le caractère de l’emploi. Condrin, son prédécesseur, n’était pas de cette trempe. Mais à l’heure actuelle, Condrin était sur la lune. Après avoir dirigé le service pendant un an, il s’était laissé attendrir et avait laissé filer un anachronique ; celui-ci lui avait promis de se tenir tranquille au fin fond de l’Antarctique, et Condrin, persuadé que l’Antarctique était aussi sûr que la lune, l’avait fort inconsidérément laissé s’en aller. C’est à partir de là qu’ils firent appel à Mahler qui, en huit ans, expédia quatre mille déportés sur la lune. Le premier de la série fut l’anachronique fugitif, intercepté à Buenos Aires après qu’il eut laissé un sillage de maladies, des Appalaches au Protectorat d’Argentine. Le deuxième fut Condrin.
Un travail qui devenait fatigant, pensa Mahler. Mais qu’il était fier de faire. Un travail dur pour un homme solide. Il s’appuya contre le dossier et attendit l’arrivée du suivant.
La porte s’ouvrit doucement, car le corpulent docteur Fournet, médecin-chef du service, venait de franchir le faisceau lumineux du verrou photoélectrique. Mahler leva les yeux. Un diachrone se balançait au bout du bras de Fournet.
— J’ai trouvé ça sur notre dernier client, dit Fournet, il a raconté au médic qui l’examinait que c’était un diachrone aller-retour, et j’ai pensé que ça vous intéresserait de le voir.
Mahler mobilisa toute son attention. Un diachrone aller-retour ? Invraisemblable, pensa-t-il. Mais si c’était vrai, c’en était fini de la réclusion des anachroniques sur la lune. Mais voilà : comment concevoir un diachrone aller-retour ?
Il tendit la main et Fournet lui abandonna l’objet. « C’est apparemment le modèle courant du vingt-quatrième siècle », dit-il.
— Sauf qu’il y a un second cadran, dit Fournet qui le lui montra du doigt. Après avoir examiné ce détail, Mahler hocha la tête.
— Oui, c’est apparemment un diachrone aller-retour. Mais comment s’en rendre compte ? D’autant que ça ne me semble guère vraisemblable, dit Mahler. Comment expliquer la présence soudaine d’un système aller-retour alors qu’aucun anachronique du vingt-quatrième siècle n’en possédait jusqu’ici ? Nous-mêmes n’en avons pas, et nos savants pensent que c’est irréalisable. Cela dit, ajouta-t-il d’un ton pensif, il n’est pas interdit de rêver. Il va falloir étudier cet objet de plus près, bien qu’à mon avis, il ne puisse pas fonctionner. Faites entrer le client en question, s’il vous plaît.
Tandis que Fournet se retournait pour faire signe aux gardes, Mahler lui demanda encore :
— Et son bilan médical, au fait ?
— De la tête aux pieds, il est porteur de tous les germes possibles et imaginables, dit Fournet, d’un ton lugubre. On aurait intérêt à le transférer sans tarder sur la lune. Je ne me sentirai pas en sécurité tandis qu’il sera sur Terre.
Et l’imposant docteur fit signe aux gardes.
Mahler sourit. La façon qu’avait Fournet de ne pas lésiner sur les précautions était proverbiale dans le service. À supposer que le bilan d’un anachronique se révélât nul, Fournet eût insisté pour qu’on y vît tout, de l’asthme à la lèpre.
Les gardes firent entrer l’anachronique dans le bureau de Mahler. C’était un type assez grand, et jeune. Son visage n’apparaissait pas clairement derrière le verre blindé du scaphandre que tous les anachroniques étaient contraints de porter, mais Mahler entrevit que le visage, par sa minceur et sa dureté, ressemblait fort au sien. Il avait cru voir les yeux de l’anachronique s’agrandir de surprise en entrant, mais ce n’était peut-être qu’une impression.
— Je n’aurais jamais pensé vous trouver ici, dit l’anachronique.
Le petit émetteur du scaphandre laissa entendre une voix grave et timbrée.
— Vous vous appelez bien Mahler ?
— C’est exact.
— Traverser tant d’années et vous retrouver ici… Ah, ces fichues improbabilités !
Mahler fit celui qui n’avait pas entendu. Homme d’expérience, il avait compris qu’il ne fallait jamais laisser l’anachronique prendre l’initiative de l’entretien. Sa procédure habituelle consistait à expliquer fermement à celui-ci les raisons qui justifiaient impérativement sa déportation sur la lune, et de l’y envoyer le plus rapidement possible.
— D’après vous, ceci est un diachrone aller-retour ? demanda Mahler en lui présentant l’appareil qui n’avait rien d’impressionnant.
— Parfaitement, dit l’autre. Il fonctionne dans les deux sens. Si vous appuyez sur le bouton, vous vous retrouveriez en 2360 à peu de chose près.
— C’est vous qui l’avez fabriqué ?
— Moi ? certainement pas. Je l’ai trouvé. C’est une longue histoire, et si je vous la racontais, je ne ferais qu’aggraver mon cas, si c’est encore possible. Passons là-dessus, si vous voulez bien. Je sais que je n’ai pas une chance de m’en sortir, avec vous. Alors, autant faire vite.
De sa voix timbrée, Mahler commença :
— Vous n’ignorez pas, bien sûr, que notre monde s’est débarrassé de toute maladie…
— Et vous pensez que je porte assez de microbes de différentes sortes pour l’anéantir. Vous avez donc le devoir d’être absolument inflexible avec moi. Je ne discuterai pas avec vous. Indiquez-moi seulement la sortie pour la lune.
Absolument inflexible. La phrase qui revenait si souvent dans la bouche de Mahler, la phrase qui le résumait si bien. Une idée cocasse lui traversa l’esprit ; un des jeunes techniciens avait dû mettre l’anachronique au courant de la procédure, et celui-ci s’était résigné à ne pas faire d’histoires, à ne pas se fatiguer. Pas de récrimination. Parfait.
Absolument inflexible.
Mahler convint que la formule lui allait bien. Sa rigueur devenait proverbiale. Il était peut-être le seul directeur du service à ne s’être jamais laissé fléchir par un anachronique, à n’en avoir jamais laissé filer. Sans doute les autres, ployant sous la pression de ces hordes de curieux venus du passé avaient-ils fini par craquer et courir le risque. Mais pas Mahler, pas l’absolument inflexible Mahler. Il était conscient des lourdes responsabilités qui reposaient sur ses épaules, on lui accordait une confiance absolue, presque sacrée, et il ne la trahirait pas. Son travail : détecter les anachroniques et les expédier le plus vite possible hors de la Terre. Tous. Qualité requise : une inflexibilité de granit.
— Vous me facilitez la tâche, dit Mahler. Je suis content de ne pas avoir à vous convaincre du bien-fondé de mon devoir.
— C’est cela, dit l’autre, et je comprends. Je ne vais pas gaspiller ma salive. Vous avez vos raisons de faire ce que vous faites, et je n’ai rien à y redire. (Il se retourna vers les gardes.) Je suis prêt, emmenez-moi.
Mahler leur fit signe, et ils sortirent avec l'anachronique. Légèrement décontenancé, Mahler suivit des yeux la silhouette jusqu’à ce qu’elle disparût.
Si seulement ils étaient tous comme ça, pensa-t-il.
Il me semble que je m’y serais pris comme celui-là. Un type sensé, comme j’en vois peu. Il se savait vaincu, et il n’a pas cherché à discuter un impératif qu’il savait absolu. Dommage qu’il doive être déporté. C’est le genre d’homme que j’aimerais rencontrer plus souvent.
Mais toute sympathie m’est interdite, se dit Mahler.
C’était là le secret de sa durable réussite à ce poste : avoir éliminé tout sentiment à l’égard des malheureux qu’il condamnait. S’il avait pu les envoyer ailleurs – dans leur époque, par exemple – il aurait été le premier à exiger l’abolition de la prison lunaire. Mais, faute d’autres moyens, il accomplissait sa tâche automatiquement, sans bavure.
Il reprit le diachrone de l’anachronique pour l’examiner. La solution idéale serait le diachrone aller-retour, cela allait de soi. Dès que l’anachronique arrive, on lui fait faire demi-tour et on le renvoie chez lui. Ils comprendraient bien assez vite. Mahler regretta qu’il n'en soit pas ainsi ; il se demandait fréquemment ce que les anachroniques parqués sur la lune devaient penser de lui.
Un diachrone aller-retour changerait tout, ses conséquences seraient incalculables. Si les hommes avaient la capacité de se déplacer dans les deux directions du temps, le passé, le présent et le futur s’enchevêtreraient en une nouvelle et unique entité défiant toute compréhension. Impossible de concevoir le monde qui en résulterait, percé aux deux extrémités de son présent.
Avec dans les mains ce diachrone confisqué, Mahler s’aperçut que son raisonnement ne tenait pas debout. Depuis six siècles qu’on voyageait dans le temps, personne n’avait jamais mis au point de dispositif aller-retour. Et, qui plus est, on ne trouvait nulle part trace de visiteurs venus du futur. Or ils seraient vraisemblablement légions s’il existait des diachrones aller-retour.
L’anachronique avait donc menti, pensa Mahler avec un certain dépit. L’aller-retour n’était qu’une impossibilité. Il avait seulement voulu faire le malin. Cela ne pouvait pas être un diachrone aller-retour parce que cet événement ne figurait pas sur les mémoires du passé.
Mahler examina l’appareil. Il comportait deux cadrans, l’un pour l’aller, l’autre pour le retour. Celui qui avait monté ce canular avait pensé à tout. Mais pourquoi ?
Et si l’anachronique avait dit vrai ? Mahler aurait bien essayé le diachrone sur lui-même ; il n’était pas exclu que le retour fonctionne, et donc le décharge du devoir de justice qu’il accomplissait inflexiblement.
Il regardait toujours le diachrone. Pour une machine à remonter le temps, c’était plutôt fruste. Il reposait peut-être sur le principe classique du distorseur, mais le sélecteur du cadran était du type à course longue, courant au vingt-quatrième siècle ; les repères micrométriques à vernier, se souvint Mahler, dataient d’un siècle plus tard.
Il approcha l’objet de ses yeux pour mieux lire le mode d’emploi, POSER ICI LA MAIN GAUCHE. Il étudia soigneusement le texte. Une pensée encore informe hantait son esprit ; il la chassa avec horreur, mais elle revint. Ce serait si simple. Et si… ?
Non.
Mais…
POSER ICI LA MAIN GAUCHE.
Il tendit comme à tâtons sa main gauche.
Rien qu’un peu…
Non.
POSER ICI LA MAIN GAUCHE.
Il posa précautionneusement sa main à l’endroit indiqué. Il y eut un petit crépitement électrique. Il l’enleva promptement. Il allait reposer le diachrone sur son bureau. Sous sa main il n’y avait plus de bureau.
L’air était sale, nauséabond. Mahler se demanda ce qui arrivait au climatiseur. Il regarda autour de lui.
Des édifices énormes et grotesques s’élevaient jusqu’au ciel. Il n’y avait pas de ciel, mais une chape de fumée noire. Et les grincements, la stridence impitoyables d’une société industrielle.
Il était au cœur d’une ville démesurée, parcourue de fleuves humains qui se déversaient avec furie dans les rues : créatures rabougries, de petite taille, au visage contracté par le mal de vivre. C’était cette expression d’atrabilaires apeurés que Mahler avait souvent relevée chez les anachroniques en fuite vers ce qu’ils croyaient être des jours meilleurs.
Il regarda le diachrone, sur lequel sa main était restée crispée, et comprit ce qui était arrivé.
Un diachrone aller-retour…
Cela signifiait la fin des prisons lunaires, une crise de civilisation. Mais il n’avait plus rien à faire dans cet âge de cauchemar. Il allait reposer sa main sur le diachrone.
Soudain il fut poussé par-derrière. Le fleuve humain se mit à l’entraîner. Il essaya de ne pas perdre pied. Une main s’avança et le tira en arrière par le col.
— Ta carte, margi !
Il se retourna, pour se retrouver face à face avec une sale gueule louchaillonne au-dessus d’un uniforme brun triste fermé par une rangée de boutons métalliques.
— Tu m’entends, margi ? Ta carte ! Amène ou tu es épinglé !
Mahler se dégagea de la poigne de l’homme et se mit à jouer des coudes dans la foule, cherchant désespérément un moment pour régler le diachrone et sortir de ce monde sordide et malade. Et ceux qu’il écartait de son chemin lui vociféraient au visage.
— Un margi, cria quelqu’un, épinglez-le !
Le cri s’enfla en rugissement :
— Epinglez-le ! Epinglez-le !
Peu importaient le lieu et le temps où il avait atterri : le mieux était d’en sortir au plus vite. Il tourna à gauche, s’engouffra dans une rue latérale, et c’était maintenant une véritable meute qui se jetait à sa poursuite, aboyant.
— Allez chercher les Crimis ! tonna une voix grave, ils vont l’épingler !
Il fut rattrapé, agrippé et, sans regarder, Mahler lança son coude derrière lui, au jugé. Il perçut un grognement de douleur et continua à courir. Peu entraîné à cet exercice, il se fatiguait rapidement.
Il remarqua une porte ouverte. Il entra et se retrouva dans un hall d’exposition de machines, peut-être. Il claqua la porte derrière lui. Une partie de son esprit enregistra froidement qu’à cette époque on en était toujours aux portes à fermeture manuelle.
Un vendeur vint à sa rencontre.
— Puis-je vous être utile ? Voici nos derniers modèles.
— Fichez-moi la paix, lui répondit Mahler, hors d’haleine, penché sur son diachrone. Le vendeur le regarda sans comprendre tandis qu’il manœuvrait le petit cadran.
Pas de vernier de repérage. Il allait devoir tenter sa chance, avec l’espoir d’atterrir au moins dans la même année. Pour des raisons que Mahler ne comprit jamais, le vendeur sortit de sa stupeur et se mit à hurler. Mahler le repoussa et lui donna un méchant coup.
Quel bonheur de se retrouver dans l’atmosphère sereine des Appalaches au vingt-huitième siècle. Inutile de se demander pourquoi tant d’anachroniques débarquent ici maintenant, se dit Mahler en attendant que son cœur surmené se calme. Rien ne pouvait être pire que ce qu’il venait de voir. Il chercha des yeux dans la rue tranquille une Commodité où il pourrait faire soigner les égratignures et ecchymoses que son bref séjour dans le passé lui avait values. Il était vraisemblable que personne dans le service, n’aurait pu reconnaître Mahler dans ce piteux état : un œil à moitié fermé, une grande marque livide sur la joue, et ses vêtements en lambeaux.
Ayant repéré une Commodité plus loin dans la rue, il s’y rendait, quand un doux vrombissement mécanique se fit entendre. À ce bruit familier, Mahler s’arrêta. Il ne tarda pas à apercevoir un des détecteurs mécaniques du bureau qui, sans se presser, avançait dans sa direction, suivi de deux gardes dans leur combinaison de protection.
Normal. Il arrivait du passé. Les détecteurs l’avaient repéré, comme n’importe quel anachronique. Ils ne les rataient jamais.
Il fit demi-tour et alla à la rencontre des gardes. Il ne reconnut ni l’un ni l’autre, ce qui n’était pas étonnant étant donné l’ampleur du service. Il ne connaissait en fait qu’une poignée de ceux qui accompagnaient les détecteurs. Quel soulagement, ce brave détecteur ! Ces appareils avaient été introduits par ses soins dans le service, cela voulait donc dire qu’il n’était pas trop en retard sur son propre temps.
— Content de vous voir, dit-il aux deux gardes, j’ai eu un petit accident dans mon bureau.
Sans rien répondre, ils déballèrent avec méthode le scaphandre spatial pris dans un compartiment du détecteur.
— Ne vous fatiguez pas à faire la conversation, dit l’un d’eux, enfilez plutôt ça.
Mahler pâlit.
— Mais je ne suis pas un anachronique, dit-il. Hé ! les gars, attendez, vous faites erreur. Je suis Mahler, le chef du service. Votre chef.
— Pas d’histoires avec nous, mon vieux, dit le plus grand des deux gardes, tandis que l’autre enfilait le scaphandre sur Mahler. Horrifié, celui-ci comprit bien que ni l’un ni l’autre ne le reconnaissaient.
— Si vous venez tranquillement et si vous laissez le chef vous expliquer de quoi il retourne, sans faire d’histoires…
Mahler interrompit le plus petit des deux gardes :
— C’est moi, le chef. J’examinais un diachrone aller-retour dans mon bureau et je me suis envoyé sans le faire exprès dans le passé. Enlevez-moi ce scaphandre et je vous montrerai ma carte ; cela devrait suffire à vous convaincre.
— Écoutez, mon vieux, on n’est pas là pour être convaincus. Racontez ça au chef si vous voulez. Maintenant, vous venez, ou on vous emmène ?
Ce n’était pas la peine, réfléchit Mahler, de vouloir prouver son identité au jeune médic propret qui l’examinerait à son arrivée dans le service. Cela ne ferait qu’accroître l’imbroglio. Il attendrait d’être dans le bureau du chef.
Il comprenait enfin ce qui lui était arrivé : ayant semble-t-il atterri quelque part dans son avenir, il revenait après sa propre mort. Quelqu’un l’avait remplacé à la tête du service, et lui, Mahler, était oublié. Il comprit aussi, avec un frisson, qu’en ce moment même ses cendres étaient probablement dans une urne au Crématorium des Appalaches.
Lorsqu’il serait devant le chef du service, il expliquerait calmement, simplement, qui il était, et demanderait la permission de retourner vingt ou trente ans en arrière, pour y reprendre sa vie là où il l’avait laissée. Cela fait, les anachroniques n’iraient plus croupir sur la lune, et on pourrait désormais se passer des services d’un absolument inflexible Mahler.
« Mais, se dit-il, puisque je l’ai déjà fait, pourquoi y a-t-il encore un service ? » Une peur sournoise commença à l’envahir.
— Dépêchez-vous de terminer ce rapport, dit Mahler au médic.
— Je ne vois pas ce qui vous presse, répliqua celui-ci ; à moins que la lune ne vous tente.
— Ne vous occupez pas de ce que je pense, renchérit Mahler avec assurance, si je vous disais qui je suis, ça vous donnerait à réfléchir…
Le médic l’interrompit d’un air blasé :
— C’est ça, votre diachrone ?
— Le mien ? Non, enfin, si, dit Mahler. Et faites attention, c’est un diachrone aller-retour.
— Vraiment ? Aller-retour ?
— Oui, et si vous me conduisez à votre chef…
— Un instant, je vais montrer ça au médecin-chef.
Un peu plus tard, le médic revint.
— Parfait, nous pouvons aller voir le chef. Je vous conseille de ne pas discuter, c’est inutile avec lui. Vous auriez mieux fait de rester là d’où vous venez.
Deux gardes parurent, qui poussèrent Mahler le long du couloir familier vers le bureau brillamment éclairé où il avait passé huit ans de sa vie. Huit ans de l’autre côté de la barrière.
À mesure qu’il approchait de la porte, il préparait soigneusement ce qu’il allait dire à son successeur. Il expliquerait l’accident, ferait la preuve de son identité et demanderait l’autorisation d’employer le diachrone pour retourner dans son temps. Le chef allait d’abord se montrer intraitable, puis curieux, et finalement amusé par l’enchaînement d’événements qui avait ballotté Mahler. Bien sûr, il le laisserait partir après qu’ils auraient échangé des anecdotes sur le métier, sur ce poste qui les faisait se rencontrer tous deux par-delà le fossé des ans. Mahler jura de ne plus jamais toucher un diachrone de sa vie une fois de retour. Il laisserait à d’autres la lourde tâche de renvoyer les anachroniques dans leurs époques respectives.
Il franchit le faisceau photoélectrique. La porte du bureau du chef s’effaça. Derrière la table, un homme mince, grand et imposant tout à la fois était assis.
— Moi.
Par la visière trouble du scaphandre dans lequel on l’avait enfermé, Mahler vit l’homme derrière la table. Lui-même. L’absolument inflexible Mahler. L’homme aux quatre mille déportés sur la lune. L’homme qui ne faisait pas d’exceptions, qui accomplissait sa tâche sans faillir.
S’il est Mahler…
Qui suis-je ?
Soudain Mahler vit que se refermait le cercle vicieux, le cercle fou. Il se souvint de l’anachronique impavide à la voix grave qui était arrivé avec ce qu’il disait être un diachrone aller-retour, et qui avait pris le chemin de la lune sans discuter. Mahler savait maintenant qui était l’homme.
Mais où donc commençait le cercle ? Quelle, et où, était l’origine de ce diachrone ? Il était parti dans le passé pour le ramener dans le présent pour le ramener dans le passé pour…
Vertige. Il n’y avait pas d’issue. Il regarda l’homme assis derrière le bureau et s’avança vers lui, qui était paré de tous les prestiges, alors que lui-même, qui en était dépossédé, considérait son impuissance, et l’impasse.
Il était parfaitement inutile de discuter avec l’absolument inflexible Mahler. Ce serait en pure perte. La roue avait fait un tour sur elle-même. Il était bon pour la lune. Il regarda l’homme derrière son bureau, mais avec une lueur étrange, nouvelle dans les yeux.
— Je n’aurais jamais pensé vous trouver ici, dit l’anachronique. Le petit émetteur du scaphandre laissa entendre une voix grave et timbrée.
Absolutely Inflexible
Traduit par Didier Pemerle.