POUSSER OU GRANDIR (1972)

Lorsqu’ils sont dotés – ou victimes, comme on voudra – de pouvoirs spéciaux, les personnages de Silverberg souffrent d’une implacable solitude, qu’ils ne peuvent rompre qu’au prix de la perte de leur identité. Sans doute ont-ils des liens avec l’auteur lui-même qui, enfant, fut souvent délaissé par ses camarades de classe gênés par sa précocité intellectuelle ?

 

JE pousse… et la chaussure bouge. Vous vous rendez compte ? Elle bouge vraiment ! Je n’ai qu’à la pousser en pensée, sans les mains, avec la seule force de mon esprit. Ma vieille chaussure marron éculée, la gauche, traverse tranquillement ma chambre en glissant sur le sol. Elle passe devant la chaise, devant la pile de livres de classe usés (Géométrie, Espagnol Deuxième Année, Instruction Civique, Sciences Naturelles, etc.), devant mon tas de vêtements au rebut qui sent la transpiration. La chaussure m’obéit bel et bien. Avec un petit crissement elle surmonte les inégalités du vieux lino. Voyez-la qui se cogne doucement contre le mur opposé, se retourne sur le côté, et enfin s’arrête. Son périple est terminé. Je parie que je pourrais lui faire escalader le mur. Mais ne te fatigue pas à ça, mec, pas maintenant. C’est un drôle de boulot. Détends-toi, Harry. Tes bras en tremblent. Tu es en nage. Vas-y doucement. Tu n’as pas besoin de tout prouver tout de suite.

Qu’est-ce que j’ai prouvé, au fait ?

Apparemment, je peux faire bouger des objets rien qu’avec mon esprit. Qu’est-ce que tu dis de ça, mec ? Te serais-tu douté que tu avais des pouvoirs spéciaux ? Pas avant cette nuit. Cette fichue nuit. Debout à côté de Cindy Klein, voilà que je sens cette terrible tension dans le bas-ventre, un peu comme une envie de pisser, mais en cinquante fois plus fort, une angoisse génératrice d’une énergie formidable, comme si j’avais une dynamo sous la braguette. Et tout d’un coup, complètement à mon insu, je trouve une façon de canaliser cette énergie, de la conduire de mon corps jusqu’à ma tête, de l’amplifier, et… de l'utiliser. Comme je viens de le faire avec ma chaussure. Comme je l’ai fait il y a quelques heures avec Cindy. Ainsi, tu n’es pas seulement un pauvre empoté d’adolescent, Harry Blaufeld. Tu es quelqu’un de très spécial.

Tu as la puissance. Tu es puissant.

Comme c’est bon d’être couché comme cela, dans la solitude de ma chambre où flotte une odeur de renfermé, et de pouvoir faire glisser ma chaussure sur le plancher, simplement en la regardant de cette façon particulière ! Le sentiment de puissance que j’en tire ! Formidable ! Je suis puissant. J’ai la puissance. Je comprends ce que puissant veut dire : « avoir le pouvoir de », du latin « potentia », dérivé de « posse ». Pouvoir. Je peux. Je suis capable d’accomplir cette chose absolument extraordinaire. Et pas seulement de temps en temps, de façon imprévisible. Ma conscience en a le contrôle. Je n’ai qu’à puiser dans ce réservoir de tension et développer quelques watts de poussée. Impensable ! Quelle nuit étrange !

Revenons quelques heures en arrière. Au moment où je ne savais rien de cette « potentia » cachée en moi. À ce moment je suis dans tous mes états. Je suis avec Cindy devant chez elle ; il est dix heures et demie du soir. Je lui ai fait le coup du cinéma, le coup du cappucino, et maintenant j’aimerais bien lui faire le coup de la bête à deux dos. J’essaie de me faire inviter à l’intérieur, sachant que ses parents sont partis pour le week-end et qu’il n’y a personne chez elle à part son frère aîné, qui a rendez-vous ce soir avec sa petite amie de Scarsdale et ne sera pas de retour avant plusieurs heures ; et une fois de l’autre côté de la porte, j’espère bien, disons, être invité plus à l’intérieur. (Quelle métaphore pudique ! Enfin, vous voyez ce que je veux dire.) Alors un ban pour Casanova Blaufeld, lequel est pour l’instant en proie à une terrible inflammation de la fraise. Regardez-moi un peu, bégayant, cherchant mes mots, me balançant d’un pied sur l’autre, machouillant mes lèvres, les joues en feu. (Quand je rougis, tous mes boutons s’allument comme des balises.) Allons, Blaufeld, reprends-toi. Essaie de te voir autrement. Essaie un peu ceci pour voir : tu as vingt-trois ans, tu es grand, costaud, plaisant, homme du monde, tu as traîné dans tellement de lits que tu ne les comptes plus. Une barbe touffue dans laquelle les filles aiment passer la main. Une paire de bacchantes impressionnantes qui retombait en guidon de vélo. Et tu ne lui demandes aucune faveur. Tu ne pleurniches pas, tu ne la baratines pas, tu ne lui dis pas, Cindy, s’il te plaît, laisse-moi te faire l’amour, parce que tu sais que tu n’as pas besoin de dire s’il te plaît. Ce n’est pas une faveur que tu demandes : tu donnes autant que tu reçois, bon, c’est une transaction avantageuse pour les deux parties, d’accord ? D’accord ? Non. Tu es aussi avenant qu’un porc. Tu veux te servir d’elle pour satisfaire tes sales appétits. Tu sais que tu seras nul. Mais faisons semblant, au moins. Tiens-toi droit, rentre le ventre, bombe le torse. Harry Blaufeld, le séducteur diabolique. Pose tes mains sur son sweater pour commencer. Personne dans les parages ; une nuit sombre. Tu t’empares de ses nénés et tu la chauffes à mort. C’est bien ce que t’a conseillé Jimmy le Grec ? Alors tu essaies. Sourire stupide, une lueur d’excuse dans les yeux. Une main en avant. Des doigts avides entrent en contact avec la cotonnade violette légèrement floconneuse.

Son visage : empourpré. Ses yeux : dilatés. Sa bouche : grande ouverte. Sa voix : dure et tranchante.

— Ne sois pas dégoûtant, Harry, Ne sois pas idiot.

Idiot… Elle se recule comme si j’étais devenu un monstre à huit yeux avec des crocs verts. Ne sois pas dégoûtant… Elle essaie de se glisser dans la maison à toute vitesse, avant que je me remette à la peloter. Je reste là à la regarder chercher ses clefs, et cette colère terrible commence à monter en moi. Pourquoi « dégoûtant » ? Pourquoi « idiot » ? Je voulais seulement lui montrer mon amour, pas vrai ? Lui montrer qu’elle compte vraiment pour moi, qu’elle ne me laisse pas indifférent. Une démonstration d’affection à travers un contact physique. D’accord ? C’est pour cela que ma main est partie en avant. Une petite caresse. Prélude à une tendre intimité.

— Ne sois pas dégoûtant, a-t-elle dit. Ne sois pas idiot.

La petite garce – insignifiante et demeurée. Et maintenant je sens la colère monter. Entre mes jambes il y a cette douleur affreuse, cette angoissante palpitation, cette tension exclusivement sexuelle, et elle se déverse dans mon ventre, montant dans mes entrailles comme une traînée de feu. Une digue a cédé en moi. Je sens comme un embrasement au sommet de mon crâne. Et la voici ! La puissance ! La force ! Je ne me pose pas de question. Je ne me demande pas ce que c’est ni d’où ça vient. Simplement, je pousse Cindy, fort, à trois mètres d’elle, une poussée furieuse et soudaine. C’est comme si une main invisible s’appliquait sur sa poitrine – je peux voir le devant de son sweater s’aplatir. Elle trébuche en arrière, brassant l’air, et la voilà sur le cul. Je l’ai envoyée au tapis sans la toucher.

— Harry, marmonne-t-elle. Harry ?

Ma colère a disparu. Maintenant c’est la terreur qui s’empare de moi. Qu’est-ce que j’ai fait ? Comment ? Comment ? Sur les fesses, la Cindy, boum. Alors que j’étais à trois mètres d’elle !

Je rentre chez moi en courant, sans me retourner une seule fois.

Des pas dans le couloir, cliqueti-clac. Ma sœur revient de son rendez-vous avec Jimmy le Grec. Ce n’est pas son vrai nom. Son vrai nom c’est Aristidès Pappas. Ari, elle l’appelle. C’est moi qui l’appelle Jimmy le Grec, mais pas devant elle. Il mesure au moins deux mètres cinquante ; il a des cheveux noirs tout gras et un énorme nez crochu qui lui part du milieu du front. Il a vingt-sept ans et il a couché avec un millier de filles. Sara doit se marier avec lui l’année prochaine. En attendant ils se voient trois nuits par semaine et ils baisent tant qu’ils peuvent. Elle ne m’a pas touché mot de tout ça, bien sûr, mais je le sais. Et question de baiser, ils baisent. Pourquoi s’en priveraient-ils ? Ils vont se marier, n’est-ce pas ? Et ce sont des adultes. Elle a dix-neuf ans, alors elle a le droit de baiser. J’aurai dix-neuf ans dans quatre ans et quatre jours. Mais j’ai le droit de baiser maintenant, je crois. Si seulement... Si seulement j’avais quelqu’un. Si seulement.

Cliqueti-cliqueti-clac. La voilà qui rentre dans sa chambre. Vlan. C’est sa porte qui se referme. Ça lui est complètement égal de réveiller toute la maisonnée. Pourquoi elle s’en ferait ? En ce moment elle est tout excitée. Planant au milieu du souvenir de ce qu’elle vient de faire avec Jimmy le Grec. Cette sensation de chaleur. Le rayonnement qui suit l’amour, comme on dit dans les bouquins.

Je me demande comment ils font ça quand ils le font.

Ils vont dans son appartement. Est-ce qu’ils enlèvent d’abord tous leurs vêtements ? Est-ce qu’ils parlent avant de commencer ? Un ou deux verres ? Un joint ? Sara prétend ne jamais fumer d’herbe, mais je suis sûr qu’elle raconte des histoires. Les voilà tout nus. Bon sang, il est si grand, il doit avoir un zob de trente centimètres. Est-ce que ça ne l’effraie pas ? Ils se couchent sur le lit. Ou sur un divan. À même le sol peut-être ? Sur une épaisse moquette ? Il touche son corps. Mise en condition. J’ai lu des trucs là-dessus. Il lui caresse les seins, et les pointes se dressent. J’ai vu ses tétons. Ils ne sont pas plus gros que les miens. Quelle taille atteignent-ils quand ils sont dressés ? Deux centimètres ? Cinq ? Est-ce qu’ils pointent comme deux crayons roses ? Et sa main doit descendre plus bas aussi. Il y a cette chose qu’il faut toucher, ce petit bourgeon de chair caché à l’intérieur. J’ai étudié des planches anatomiques et je ne sais toujours pas où ça se trouve. Jimmy le Grec le sait, lui, vous pouvez lui faire confiance. Alors il la touche à cet endroit. Qu’est-ce qui se passe ? Ça doit la mettre en chaleur, je pense « Comment peut-il savoir à quel moment il peut entrer en elle ? » Le moment arrive. Et finalement ils le font. Je n’arrive pas bien à me représenter la scène. Il est sur elle, et ils bougent de haut en bas, c’est sûr, mais je n’arrive toujours pas à imaginer comment leurs corps s’adaptent, comment ils bougent pour de vrai, comment ils font ça.

En ce moment elle se déshabille, juste de l’autre côté du couloir. Elle pose son corsage, son pantalon, son soutien-gorge, sa petite culotte, tout ce qu’elle peut bien avoir sur le dos. Je l’entends se déplacer. Je me demande si sa porte est bien fermée. Ça fait longtemps que je ne l’ai pas regardée comme il faut. Qui sait, peut-être que ses tétons sont encore dressés ? Même si sa porte est à peine ouverte, je peux voir dans sa chambre depuis la mienne en me penchant un peu dans le noir.

Mais sa porte est fermée. Et si je me concentrais pour la pousser un peu ? D’ici. Je rassemble la puissance dans ma tête, oui… je me concentre… pousse… ah… ça y est ! Ça y est ! Elle bouge. Deux centimètres, cinq, dix. Ça suffit. Je peux voir une bonne partie de sa chambre. La lumière est allumée. Ah ! La voilà qui passe ! Trop vite ; elle a déjà disparu. Il me semble bien qu’elle était nue. Maintenant elle revient. Elle est nue, oui. Elle me tourne le dos. T’as un joli petit cul, Sœurette, sais-tu ? Retourne-toi, retourne-toi, retourne-toi… ah ! Ses tétons sont comme d’habitude. Pas dressés du tout. Sans doute doivent-ils rentrer quand c’est fini. Tes deux seins sont comme deux œufs de poisson jumeaux qui grandissent parmi les nénuphars. (Je ne lis pas beaucoup la Bible, juste les passages cochons.) Un pari que Cindy en a de plus gros que toi, Sœurette. À moins que ce ne soit que du rembourrage. Je n’ai pas pu savoir ce soir. J’étais bien trop excité pour remarquer si je palpais de la chair ou du caoutchouc.

Sara enfile son peignoir. Un dernier aperçu de ses cuisses et de son ventre, et puis plus rien. Zut. Elle est dans la salle de bains maintenant. Bruit d’eau qui coule. Elle se lave. Le robinet se ferme. Et maintenant… plic, plic, plic. Je me l’imagine assise là-bas, en train de faire son petit pipi, se souriant à elle-même, songeant avec délice à ce qu’elle vient de faire avec Jimmy le Grec ce soir. Oh, bon Dieu, je souffre ! Je suis jaloux de ma propre sœur ! Dire qu’elle peut faire ça trois fois par semaine alors que moi… je ne vais nulle part… avec personne… qui que se soit… rien…

Faisons une petite surprise à ma sœurette.

Hmmm. Est-ce que je peux manipuler quelque chose qui n’est pas directement dans mon champ visuel ? Essayons. La cuvette des vécés est dans le coin à droite en entrant dans la salle de bains, juste sous la fenêtre. Et la poignée de la chasse est – réfléchissons – du côté le plus proche du mur, assez haut – oui. Ça y est, vas-y, mec ! Attrape-la avant elle. Pousse… vers le bas… pousse. Ouais ! Écoute ça, mec ! Tu as tiré la chasse à la place sans quitter ta chambre !

Elle va voir du mal à la comprendre, celle-là.

 

Dimanche : jour de pluie, jour de soucis. Je ne peux pas effacer de mon esprit les événements bizarres de la veille. Cette puissance que je possède – d’où est-elle venue, à quoi puis-je l’utiliser ? Et l’idée de revoir Cindy dès demain matin au cours de Sciences Naturelles ne cesse de me tourmenter. Que va-t-elle me dire ? Est-ce qu’elle a remarqué que je n’étais pas à côté d’elle quand je l’ai fait tomber ? Si elle sait que j’ai un don, est-ce qu’elle va avoir peur de moi ? Est-ce qu’elle va me dénoncer à la Société de Prévention des Phénomènes Surnaturels, ou à n’importe quelle autre autorité compétente en la matière ? J’ai envie de faire semblant d’être malade pour rester à la maison demain. Mais ça n’a pas de sens. Je ne pourrai pas l’éviter éternellement.

À mesure que la tension monte en moi, je sens la puissance grandir. Elle est très forte aujourd’hui. (Il se peut que la pluie ait quelque chose à y voir. Chacun de mes muscles me démange. L’air est humide, peut-être cela me rend-il plus conductible.) Quand personne ne me regarde, je fais des essais. Dans la salle de bains, à bonne distance du lavabo, je dévisse le bouchon du tube de dentifrice. J’ouvre et je ferme les robinets. J’ouvre et je ferme les fenêtres. Mon contrôle est parfait ! Mais cela me demande un grand effort : je tremble, je sue, je sens les muscles de mes mâchoires se nouer, mes molaires me font mal. Mais je ne peux résister au plaisir d’exercer mes talents. Je me livre à quelques espiègleries sans regarder aux risques. Au petit déjeuner ma mère met quatre tranches de pain dans le grille-pain ; assis le dos tourné à l’appareil, je débranche la prise en douceur, si bien que lorsque ma mère va pour sortir les toasts cinq minutes plus tard, elle est toute étonnée de voir le pain toujours dans le même état.

— Comment la prise a-t-elle pu tomber ? demande-t-elle, mais bien sûr personne ne peut le lui dire.

Plus tard, alors, que nous sommes tous assis à lire les journaux du dimanche, j’allume la télé à distance, et le tintamarre d’un dessin animé fait sursauter tout le monde. Quelques heures plus tard, je dévisse une ampoule dans le couloir, tout doucement, la dégageant de la douille, puis, après l’avoir tenue un instant suspendue près du plafond, je la laisse tomber par terre.

— Qu’est-ce que c’était ? demande ma mère affolée.

Mon père inspecte le couloir.

— Une ampoule est sortie de sa douille et s’est écrasée sur le plancher.

Ma mère secoue la tête.

— Comment une ampoule pourrait-elle tomber toute seule ? C’est impossible.

Et mon père de répondre :

— Elle devait être mal vissée.

Il n’a pas l’air convaincu. Il doit comprendre qu’une ampoule assez mal vissée pour tomber par terre ne peut pas éclairer. Or cette ampoule éclairait bel et bien. Combien va-t-il se passer de temps avant que ma sœur rapproche ces incidents de celui de la chasse d’eau qui s’est tirée toute seule ?

Lundi. J’entre dans la salle de classe par la porte du fond et me glisse discrètement jusqu’à ma place. Cindy n’est pas encore là. La voici qui arrive. Dieu, qu’elle est belle ! Ces cheveux roux brillants, pleins de reflets, qui lui descendent jusqu’aux épaules. Cette peau claire sans défaut. Ces yeux étincelants, mystérieux. Ce sweater violet, le même que samedi soir. Mes mains ont touché ce sweater. Je l’ai touché à l’aide de mon pouvoir également.

Je me penche sur mon cahier. Je suis incapable de la regarder en face. Je suis un trouillard.

Mais je me force à lever les yeux. Elle est là au bout de l’allée centrale, en train de me fixer. Elle a une expression bizarre – tendue, gênée, les lèvres serrées. Comme si elle avait envie de me parler, mais hésitait. Dès qu’elle voit que je la regarde, elle détourne les yeux et va s’asseoir. Pendant tout le cours je reste penché en avant, à étudier ses épaules, sa nuque, le lobe de ses oreilles. Cinq tables me séparent d’elle. Je pousse un lourd soupir romantique. La tentation me démange. Ce serait si facile de traverser cette distance et de la toucher. Caresser gentiment sa joue douce d’un doigt invisible. Effleurer la ligne de son cou. Utiliser mon don pour lui dire bonjour tendrement. Tu vois, Cindy ? Tu vois ce que je peux faire pour montrer mon amour ? Maintenant que cette idée m’est entrée dans la tête, je me sens incapable de résister à la tentation de la mettre à exécution. Je fais appel à la force qui bouillonne au plus profond de moi-même : je la fais tomber tout en calculant automatiquement l’intensité de ma poussée. C’est alors que je prends conscience de ce que je suis en train de faire. Tu n’es pas fou, mec ? Elle va hurler. Elle va bondir de sa chaise comme si elle avait été piquée. Elle va se rouler sur le plancher et piquer une crise d’hystérie. Retiens-toi, retiens-toi, espèce de dingue ! Au dernier moment, je réussis à dévier la trajectoire. Haletant, grognant, je détourne la force destinée à Cindy et je la lance à l’aveuglette. Mon coup de hasard traverse la salle comme un coup de fouet et rencontre la grande carte encadrée représentant les règnes animal et végétal qui est accrochée au mur de gauche. La carte se décroche comme si une tornade l’avait frappée, et elle parcourt six mètres en diagonale avant d’aller s’écraser contre le tableau. Le cadre se brise. Des morceaux de verre volent dans tous les sens. La classe est prise de panique. Tout le monde hurle, court, ramasse les morceaux de verre, pousse des cris d’effroi, pose des questions. Je reste assis comme une statue. Puis je me mets à trembler. Cindy, très lentement, se retourne et me regarde. Son visage est glacé de terreur.

Donc elle sait. Elle pense que je suis un monstre, une sorte d’être à part.

 

Poltergeist. Voilà ce que je suis. Le dictionnaire allemand de l’occultisme qui est à la bibliothèque dit : « de poltern, faire du bruit, et geist, esprit. »

C’est moi, Harry Blaufeld, le poltergeist, l’esprit frappeur. Les poltergeists font s’écraser les assiettes contre les murs, tomber les tableaux par terre, claquer les portes, s’envoler les rochers.

Je ne sais pas s’il est juste de dire que je suis un poltergeist ou même que j’en abrite un. Les spécialistes en matière d’occultisme prétendent que les poltergeists sont des démons ou des esprits vagabonds qui élisent domicile chez les êtres humains pour jouer leurs mauvais tours. Les savants, comme ceux du groupe du Rhin à Duke, pensent que le poltergeist est quelqu’un capable de développer une faculté paranormale et de faire bouger des objets sans les toucher. Pour ma part je penche plutôt pour cette dernière hypothèse. Il est plus flatteur de penser que j’ai un don psychique extraordinaire que de penser que je suis la proie d’un démon en maraude. Sans compter que c’est moins effrayant.

J’ai trouvé des tas de références aux poltergeists dans la bibliothèque. Un livre chinois vieux d’un bon millier d’années, intitulé Histoires du Palais de Jade, raconte l’histoire d’un esprit qui avait troublé la paix d’un monastère en fracassant toute la porcelaine. Les moines louèrent les services d’un exorciste, mais l’esprit frappeur fut le plus fort : il déchira les habits de l’homme et l’expulsa.

Il y eut ensuite le cas Clarke à Oakland, Californie, en 1874. Les acteurs : Mr. Clarke, homme d’affaires réservé et austère ; sa femme ; leur fille adolescente ; leur fils, huit ans ; plus deux des sœurs de Mr. Clarke et deux invités. Dans la nuit du 23 avril, alors que tout le monde se prépare à aller au lit, la sonnette de la porte d’entrée retentit. On ouvre : personne. Nouveau coup de sonnette quelques minutes plus tard. Toujours personne. Bruits de meubles qu’on déplace dans le salon. L’un des invités, un banquier du nom de Bayley, part en inspection dans l’obscurité. Il est frappé par une chaise. Personne dans les parages. Un coffret d’argenterie dévale le long des escaliers et atterrit dans un énorme fracas. (Poltergeist = esprit frappeur). C’est ensuite au tour d’un gros seau à charbon de traverser les airs. Une chaise heurte Bayley au coude et se précipite contre un lit. Dans la salle à manger une chaise en chêne massif s’élève à cinquante centimètres au-dessus du sol, tourne sur elle-même, puis retombe par terre et poursuit le malheureux Bayley tout autour de la pièce sous l’œil de trois témoins. Et ainsi de suite. Tout le monde va au lit fort intrigué, et pendant toute la nuit on entend des bruits de chutes et tout un remue-ménage ; au matin on découvre les meubles au rez-de-chaussée dans un désordre épouvantable. En outre, la porte du devant, qui avait été fermée à double tour, a été arrachée de ses gonds. Des événements semblables se reproduisent la nuit suivante. Ainsi que la nuit d’après, trouvant leur point culminant dans un cri de femme venu de nulle part, et si terrifiant que les Clarke et leurs hôtes vont se réfugier dans une autre maison. Aucune explication n’a jamais été proposée pour ces événements.

Un nommé Chartes Fort, qui mourut en 1932, passa une grande partie de sa vie à étudier les manifestations de poltergeists et autres mystères semblables. Fort écrivit quatre gros ouvrages que je n’ai eu jusqu’à présent que le temps de survoler. Ils sont remplis de comptes rendus de journaux ayant trait à des événements étranges, tels que l’apparition soudaine de plusieurs jeunes crocodiles dans des fermes anglaises au milieu du dix-neuvième siècle, des averses de serpents, de grenouilles et de sang, ou des histoires de pierres, de tas de charbon, de maisons ou même d’êtres humains qui avaient brusquement pris feu. D’objets phosphorescents parcourant le ciel. De mains invisibles ayant mutilé des animaux et des gens. De balles de fusil « fantômes » fracassant les vitres des maisons. Et cetera, et cetera, et cetera.

Toutes les véritables manifestations de poltergeists ont quelque chose en commun : on y trouve toujours impliqué un adolescent ou un enfant au seuil de l’adolescence. C’est de cette constatation que l’on a tiré la théorie du « méchant garçon », avancée pour la première fois par Frank Podmore en 1890 dans les Travaux de la Société de Recherche Physique (Vous voyez, j’ai fait mon travail très consciencieusement.) L’enfant est généralement malheureux, la plupart du temps pour des raisons d’ordre sexuel, et il souffre soit parce qu’il se sent rejeté, soit parce qu’il est frustré, soit pour les deux. Il n’existe pas de statistiques en ce domaine, mais les récits recueillis montrent que les adolescents mêlés à des phénomènes de ce genre sont généralement vierges.

Le cas Clarke de 1874, dans cette optique, s’expliquerait par la présence de la fille adolescente qui – à mon avis – en pinçait pour Mr. Bayley. La multitude des cas cités par Fort, qui remontent pour la plupart au dix-neuvième siècle, témoigne de la présence d’un tas de jeunes poltergeists occupés à tout balancer à droite et à gauche en pleine époque de répression sexuelle. Il fallait bien que ce trop plein d’énergie aille quelque part. Quant à moi, j’ai découvert mon propre don alors que je désirais ardemment Cindy Klein, laquelle ne ressentait rien pour moi. Ou du moins rien de ce que je ressentais. Mais au lieu d’exploser sous la terrible pression de mon désir refoulé, j'ai découvert tout à coup une façon de canaliser cette énergie vers l'extérieur. Et j’ai poussé…

Fort à nouveau : « Si les enfants possèdent des caractères ataviques, il est possible qu’ils soient en rapport avec des forces que la plupart des êtres humains ont perdues avec le temps. » Atavisme : curieuse réapparition de certains traits primitifs chez les individus. Peut-être qu’à l’époque de l’homme de Néanderthal nous étions tous des poltergeists, mais la plupart d’entre nous ont perdu ce don au fil des millénaires. Mais revenons à Fort : « Il y a bien sûr d’autres explications aux pouvoirs occultes des enfants. L’une est que les enfants, au lieu de présenter des caractères ataviques, sont peut-être très en avance sur les adultes et préfigurent des pouvoirs futurs chez l’homme car leur esprit n’est pas étouffé par les conventions. Passé l’enfance, ils vont à l’école et perdent leur supériorité. Peu d’enfants prodiges ont résisté à l’éducation. »

Je découvre ainsi que je fais partie d’une tradition ancienne de conduite paranormale et m’en sens fort rassuré. On n’aime pas à penser que l’on est anormal, même lorsque c’est vrai. Et me voici, puceau, maladroit, myope, tortueux, précoce, nerveux, hésitant, timide, intelligent, solennel, incapable de me débrouiller en société, trébuchant sur les problèmes banals de la post-adolescence. J’ai des boutons, des rêves érotiques, et cette espèce de fin duvet qui ne vaut pas la peine d’être rasé, bien que je le rase quand même. Cindy Klein pense que je suis idiot et dégoûtant. Et pourtant je sens dans mes entrailles ce bouillonnement de violence et de frustration, qui fait à la fois mon malheur et ma supériorité. Je suis un poltergeist, ma petite. Allez, mène-moi la vie dure, moque-toi de moi, appelle-moi idiot et dégoûtant. La prochaine fois, peut-être que je ne me contenterai pas de te faire tomber sur le cul. Il se pourrait que je t’envoie sur Pluton.

 

Aujourd’hui rencontre inévitable et humiliante avec Cindy. À midi je vais prendre mon habituel bacon-salade-verte-tomate chez Schlinder. Je m’assieds dans un des boxes du fond et j’ouvre un livre lorsque quelqu’un m’appelle :

— Harry !

C’est elle, dans le box juste en face, avec trois de ses copines. Que faire ? Me lever et sortir en courant ? La poltergeister dans le comté voisin ? Déjà je sens ma puissance qui me chatouille intérieurement. Mrs. Schlinder m’apporte mon sandwich. Je suis coincé. Mais je suis incapable de rester ici. Je lui tends l’argent en marmonnant :

— Je viens de me rappeler que j’ai un coup de fil à donner.

Le sandwich à la main, je me dirige vers la sortie en adressant au passage un sourire gêné et idiot à Cindy. Elle me lance un regard farouche. Ses yeux d’un vert si profond me terrifient.

— Attends, dit-elle. J’ai quelque chose à te demander.

Elle se glisse hors de son box et se met en travers du passage. Elle est presque aussi grande que moi, et pourtant je suis grand. J’ai les genoux qui tremblent. Bon sang, Cindy, ne me coince pas comme ça, je ne suis pas responsable de ce qui pourrait arriver.

Elle me dit à voix basse :

— Hier, en Sciences Nat, lorsque la carte est allée cogner le tableau, c’était toi, hein ?

— Je ne comprends pas.

— C’est toi qui lui as fait traverser la salle.

— C’est impossible, je marmonne. Pour qui tu me prends ? Pour un prestidigitateur ?

— Je ne sais pas. Et samedi soir, cette scène idiote devant chez moi…

— Je préférerais ne pas en parler.

— Et moi j’ai envie d’en parler. Comment tu m’as fait ça, Harry ? Où as-tu appris ce coup ?

— Quel coup ? Ecoute, Cindy, il faut absolument que je m’en aille.

— Tu m’as fait tomber. Tu m’as regardée et j’ai senti une poussée.

— Tu as trébuché, dis-je. Tu es tombée toute seule.

Elle éclate de rire. À ce moment elle paraît dix-neuf ans et j’ai l’impression de n’en avoir que neuf.

— Ne me raconte pas de bobards, dit-elle d’une voix subtilement traînante. Ses amies nous épient, essayant de comprendre nos propos. Écoute, tout cela m’intéresse. J’ai le droit de savoir. Je veux que tu me dises comment tu fais ce truc.

— Il n’y a pas de truc, je lui réponds, et tout à coup je sens qu’il faut que je m’en aille. Je la pousse le plus légèrement possible, sans la toucher, bien sûr, juste une petite pression mentale. Elle la sent et s’écarte. Je passe devant elle en coup de vent, l’air pitoyable, tout en enfournant mon sandwich dans ma bouche. Je m’enfuis de la cafétéria. À la porte je jette un coup d’œil en arrière et je la vois, souriante, me faire signe de revenir.

 

J’ai une imagination très fertile. Parfois je me prends pour une vedette de cinéma, vingt-deux ans, un palais sur les hauteurs de Hollywood. Je donne des soirées auxquelles viennent Peter Fonda, Dustin Hoffman, Julien Christie et Faye Dunaway ; on se défonce, on se met tout nus, et on nage dans ma piscine ; après quoi je fais l’amour avec cinq ou six starlettes à la fois. D’autres fois je suis un romancier célèbre ; j’ai écrit un livre définitif, la Bible de ma génération ; je suis chez Brentano dans un étincelant costume de science-fiction, occupé à signer des milliers d’autographes ; après quoi je monte dans mon appartement en terrasse qui surplombe la Première Avenue, et je fais l’amour avec une jeune critique absolument étourdissante. D’autres fois encore je suis un grand savant, sorti de l’Ecole de Médecine de Harvard depuis quatre ans et déjà célèbre pour mes recherches de pointe en matière de reprogrammation génétique des enfants à naître ; et lorsque le téléphone sonne pour m’apprendre que le Prix Nobel vient de m’être décerné, je suis sur le point de m’envoyer en l’air pour la troisième fois de la soirée avec une soprano célèbre du Metropolitan Opéra qui veut que je lui programme un fils qui éclipsera Caruso. D’autres fois encore…

Mais pourquoi continuer ? Tout cela n’est que de l’imagination. Et l’imagination est une chose stupide, car elle vous pousse à vivre une existence fallacieuse au lieu de vous mettre aux prises avec la réalité. Pense un peu à la réalité, Harry. Regarde un peu cette réalité appelée Harry Blaufeld. La réalité en question est en fait pleine de boutons, repoussante, niaise. Voilà quelqu’un qui crie par chaque molécule de son corps maigrichon qu’il n’a pas tout à fait quinze ans, qu’il n’a jamais sauté une fille, qu’il ne sait pas comment s’y prendre, et qu’il a bien peur de ne jamais y arriver. Mélangez à tout cela une quantité égale de désir et de commisération. Ajoutez une pointe d’incompétence et un gros morceau d’insécurité. Assaisonnez légèrement avec des pouvoirs extra-sensoriels. Tu es encore loin des collines de Hollywood, mon gars.

 

Existe-t-il une façon de mettre mon don en valeur pour le bien de l’humanité ? Et si toutes ces usines effroyables qui crachent sans cesse de la fumée noire dans l’atmosphère pouvaient être fermées à jamais ? Et si les besoins de l’humanité en électricité étaient satisfaits par un corps de jeunes poltergeists entraînés, des volontaires qui vivraient une vie monastique et utiliseraient leur énergie sexuelle sous pression pour faire tourner les turbines ? Ou peut-être la NASA apprécierait-elle un vaisseau spatial propulsé par un poltergeist ? Me voici, svelte, bronzé et décontracté, silhouette magnifique dans mon costume blanc d’astronaute, prenant place dans le module de commande de Mars Un. H moins trente secondes. Le monde attend avec angoisse le grand moment. Cinq. Quatre Trois. Deux. Un. Décollage. J’arbore mon sourire mondialement connu ; je fais calmement appel à mon pouvoir et je mets les gaz dans mon esprit ; je pousse et l’imposant vaisseau s’élève, reste un instant suspendu au-dessus de la plate-forme de mise à feu, s’élève et monte, fendant le ciel bleu-de-glace de la Floride comme une aiguille géante, comme un trait de lumière, prenant son essor pour accomplir le premier voyage habité vers la planète rouge…

Il faut que je fasse une autre expérience. Je vais essayer d’envoyer une boîte de bière dans la lune. Si je peux le faire, je devrais pouvoir soulever un vaisseau spatial. Une simple application des théories newtoniennes. Il suffit d’atteindre une vitesse suffisante pour échapper à l’attraction terrestre ; je ne crois pas que la poussée soit conditionnée par la masse. Une poussée est une poussée, et jusqu’à présent je n’ai pas découvert de limite de poids. Aussi, si je peux m’en sortir avec une boîte de bière, je devrais réussir à envoyer n’importe quoi dans l’espace. C’est du moins ce que je crois. Je fais une descente dans les ordures familiales et je reviens en serrant dans ma main une boîte de Schlitz toute écrasée. La nuit est douce et brumeuse ; la lune est invisible. Pas d’importance. Je pose la boîte par terre et je la contemple. Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. Mise à feu. J’arbore mon sourire mondialement connu ; je fais calmement appel à mon pouvoir et je mets les gaz dans mon esprit. Je pousse. Oui, la boîte de bière s’élève. Elle reste un instant suspendue au-dessus du trottoir. S’élève et monte, tournoyant sur elle-même, fendant l’air lourd comme une boîte de bière écrasée peut le faire. Plus haut, toujours plus haut. Au milieu des ténèbres. Longtemps après sa disparition, je continue à pousser. Suis-je toujours en contact ? Est-ce qu’elle monte toujours ? Je n’ai aucun moyen de le savoir. Il me manque les stations de contrôle indispensables. Peut-être s’éloigne-t-elle de plus en plus loin, dans le vide désertique, suivant une trajectoire lunaire parfaite. Ou peut-être est-elle déjà tombée, à un pâté de maisons d’ici, sur le crâne de quelque malheureux flic. J’ai envoyé une boîte de bière en l’air et elle a atterri je ne sais où. En haussant les épaules, je rentre à la maison. C’en est fini de ma carrière d’astronaute. Blaufeld, tu t’es laissé aller à un de tes rêves stupides. Blaufeld, comment peux-tu supporter d’être aussi con ?

 

Cliqueti-clac. Quatre heures du matin. Sara rentre à l’instant de son rendez-vous. Moi, je ne dors pas, comme un père inquiet. Remarquez que les parents, eux, ne s’inquiètent pas le moins du monde : ils dorment à poings fermés, je parie, se fichant complètement de l’heure à laquelle rentre leur fille. Pendant ce temps moi je broie du noir. Elle s’est encore fait sauter cette nuit, sûr. Et probablement plutôt deux fois qu’une. Maussadement, j’essaie de reconstituer l’événement dans mon esprit. Les positions, le bruit de la chair contre la chair, les halètements, les gémissements. Combien de fois a-t-elle bien pu faire ça jusqu’à aujourd’hui ? Cent fois ? Trois cents ? Elle fait ça au moins depuis l’âge de seize ans. Aucun doute là-dessus. Pour les filles, c’est tellement plus facile ; elles n’ont pas besoin de draguer et de baratiner ; tout ce qu’elles ont à faire c’est de dire oui. Sara dit souvent oui. Avant Jimmy le Grec il y a eu Tas de Lard, et avant lui encore Super Négro, et avant lui…

Dans cette ville, cette nuit, il y a trois millions de personnes qui viennent de tirer leur coup, au minimum. Je déteste les adultes et leur façon de baiser sans problème. Ils dévaluent l’acte en le faisant si souvent. Ils n’ont qu’à se retourner et à saisir un morceau de chair fraîche, et les voilà partis, dedans-dehors, ça rentre-ça sort, oooh oooh oooh ahhh ! Bon sang, qu’est-ce qu’ils doivent se faire suer à force ! Si seulement ils pouvaient de nouveau regarder tout cela du point de vue d’un adolescent frustré. Le puceau plein de désir, qui regarde avidement de l’extérieur. Exclu du monde des baiseurs. Ressentant cette délicieuse tension, cette envie qu’on ne sait comment assouvir. Cette brûlure de l’attente qui me ronge les tripes comme un ténia vorace, qui me ronge l’âme. Je divinise le sexe. Je l’exalte. J’exagère ses merveilles. Il ne parviendra jamais à combler mes rêves. Mais j’aime cette tension – anticipation, calculs qui ne débouchent finalement sur rien. À vrai dire, il m’arrive de penser que l’idéal serait de passer toute ma vie sur le fil du rasoir, dans l’attente perpétuelle du dépucelage, sans jamais franchir le pas décisif. Une immobilité dynamique en quelque sorte, qui soutiendrait et renforcerait mon pouvoir spécial. Harry Blaufeld, puceau et poltergeist. Pourquoi pas ? N’importe qui peut baiser. Les idiots, les crétins, les raseurs, les pas beaux. Tout le monde le fait. Le renoncement a un charme magique. Si je parviens à me maintenir au-dessus du vulgaire, pur, unique…

Pousser…

Je fais mes petits numéros de poltergeisterie. J’empile mes livres plusieurs fois de suite sans quitter mon lit. Je fais voyager ma chemise du plancher jusqu’au dos de la chaise. Je tourne la chaise vers le mur. Pousser… Pousser… Pousser… De l’eau coule dans les chiottes. Sara est en train de se laver. Comment est-ce, Sara ? Qu’est-ce que tu ressens quand il te met son machin ? On ne se parle pas beaucoup tous les deux. Tu penses que je suis un enfant ; tu me traites avec condescendance, tu me lances de mignons petits clins d’yeux, ta voix monte d’une demi-octave. Est-ce que tu clignes de l’œil comme ça à Jimmy le Grec ? Des clous ! Et tu lui parles avec une voix de contralto enrouée. Viens t’asseoir auprès de moi et parle-moi, Sœurette. Je vacille au bord de l’âge d’homme. Aide-moi à sortir de ma virginité. Dis-moi ce que les filles aiment que les garçons leur disent. Tu parles ! Tu ne veux pas me raconter de cochonneries, Sara. Tu veux que je reste ton petit bébé de frère, parce que, grâce à cela, tu te sens davantage une grande personne. Et tu baises, tu baises, tu baises avec Jimmy le Grec, sans même comprendre le sens mystique de l’acte sexuel. Pour toi il s’agit de prendre une bonne suée de plaisir, comme au bowling. C’est pas vrai ? C’est pas vrai ? Oh, pauvre salope ! Va te faire foutre, Sara.

Un cri dans la salle de bains. Bon Dieu, qu’est-ce que j’ai encore fait ? Je ferais bien d’aller voir.

Sara toute nue, est agenouillée sur le carrelage froid. Sa tête est dans la baignoire ; les deux mains agrippées au rebord, elle est agitée d’un violent tremblement.

— Tu n’as rien ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’ai reçu comme un coup de pied dans le dos, dit-elle d’une voix rauque. J’étais devant le lavabo en train de me débarbouiller, et puis je me suis retournée, et quelque chose m’a donné comme un grand coup de pied dans le dos qui m’a envoyée promener au milieu de la pièce.

— Ça va quand même, oui ? Tu n’es pas blessée ?

— Aide-moi à me relever.

Elle est commotionnée, mais pas blessée. Son trouble est si grand qu’elle en oublie qu’elle est nue et, sans mettre son peignoir, elle se blottit contre moi, toute tremblante. Elle me paraît petite, fragile, apeurée. Je caresse son dos nu à l’endroit où j’imagine qu’elle a reçu le coup. J’en profite pour regarder discrètement ses tétons, juste pour voir s’ils sont encore dressés après son rendez-vous avec Jimmy le Grec. Mais non. Je la calme du plat de la main. Je me sens très viril et protecteur, même si ce n’est que ma petite conne de sœur que je protège.

— Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? demande-t-elle. Tu n’étais pas en train de me jouer un tour, hein ?

— J’étais au lit, dis-je, parfaitement sincère.

— Il se passe beaucoup de choses bizarres dans cette maison depuis quelque temps, conclut-elle.

 

Cindy, qui m’intercepte dans le couloir entre les cours de Géométrie et d’Espagnol :

— Comment ça se fait que tu ne fasses plus jamais signe ?

— J’ai été occupé.

— Occupé à quoi ?

— Occupé.

— Pour ça, oui, dit-elle. On dirait que tu n’as pas fermé l’œil de huit jours. Comment s’appelle-t-elle ?

— Elle ? Il n’y a pas de elle. J’ai été occupé, c’est tout.

J’essaie de m’échapper. Va-t-il falloir que je la pousse une fois de plus ?

— Des travaux de recherche.

— Tu pourrais sortir un peu pour te détendre. Tu pourrais garder le contact avec les vieilles copines.

— Copines ? Quelle sorte de copine es-tu ? Tu as dit que j’étais idiot. Tu as dit que j’étais dégoûtant. Souviens-toi, Cindy.

— C’était sur le coup. Je n’étais pas dans mon assiette, je veux dire, psychologiquement. Écoute, Harry, il faut que nous parlions de tout cela un de ces jours. Le plus tôt possible.

— On verra.

— Si tu ne fais rien de particulier samedi soir…

Je la regarde, hébété. C’est elle qui me demande un rancard ! Pourquoi me poursuit-elle ? Qu’est-ce qu’elle me veut ? Est-ce qu’elle cherche une autre occasion de m’humilier ? Idiot et dégoûtant, dégoûtant et idiot. Je regarde ma montre et je fais la moue. Il est temps de partir.

— Je ne sais pas encore, lui dis-je. Il se peut que j’aie du travail à faire.

— Du travail ?

— Mes recherches. Je te donnerai une réponse plus tard.

Toute une nuit d’expériences réussies. Je dévisse une ampoule, je la fais flotter d’un bout de la pièce à l’autre, je la ramène dans sa douille, et je la revisse à sa place. Exercice de haute précision. Je monte sur le toit et je lance une autre boîte de bière vers la lune ; seulement cette fois-ci, je la fais monter à trois cents mètres, je la fais redescendre, puis je la renvoie encore plus haut, la ramène, la renvoie une troisième fois grâce à une formidable accumulation d’énergie cinétique. Je suis persuadé qu’elle fendra l’espace. Je ramasse des détritus dans la rue, à cent mètres de là, et les envoie dans les paniers à ordures. Et finalement – plus effrayant que tout le reste – je me porte moi-même. Je fais un peu de lévitation, me soulevant de quelques mètres. Je n’ose pas aller plus haut. (Si je perdais mon don tout à coup et que je me casse la gueule ?) Si j’avais le courage, je pourrais voler. Je peux faire n’importe quoi. Qu’on me donne un point d’appui et je soulèverai le monde. O potentia ! Quel trip fantastique !

 

Après avoir hésité pendant deux jours particulièrement pénibles, je téléphone à Cindy et lui fixe rendez-vous pour samedi. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Ce changement d’attitude, cette soudaine relance me déplaisent légèrement, mais c’est une telle nouveauté d’avoir une fille qui me drague ! Et qui suis-je pour me permettre de la rembarrer ? Je me demande ce qu’elle mijote, malgré tout. Pourquoi cette flambée d’intérêt à mon égard après m’avoir repoussé sans pitié lors de notre dernier rendez-vous ? Je lui en veux toujours à ce sujet, mais je ne sais pas être rancunier, pas avec elle. Peut-être veut-elle s’excuser. Nous avions des rapports plutôt convenables avant cette soirée stupide – je ne parle pas au sens physique. Bon sang, que faire si elle veut vraiment s’excuser jusqu’au bout ? Elle m’effraie. Je crois que j’ai un peu la trouille ? Un peu ? beaucoup même ! Je n’y comprends rien, mec. Je crois que je suis en train de me préparer des instants difficiles.

Je jongle avec trois balles de tennis et les fais rester en l’air toutes en même temps, en gardant mes mains dans les poches. J’aperçois une femme qui essaie de garer sa voiture dans un espace trop étroit ; en passant, je l’aide discrètement en poussant sur la voiture qui la gêne par-derrière ; celle-ci recule de cinquante centimètres et la femme a assez de place pour se garer. Vendredi après-midi, pendant le cours de gymnastique, je participe à un match de basket et, à cinq reprises, alors que Mike Kisiak s’enfonce dans la défense et se prépare à marquer ses deux points comme à l’accoutumée, je détourne le ballon du panier. Il ne comprend pas comment il a pu ainsi perdre la forme et ça le travaille. Il semble n’y avoir aucune limite à mes possibilités. Je me fais peur. Je gagne en habileté tous les jours. Il se pourrait bien que je sois un authentique superman.

 

Cindy et Harry, Harry et Cindy, au chaud et bien tranquilles, assis sur le canapé dans le salon de Cindy. Bon Dieu, je crois qu’on cherche à me séduire ! Comment est-ce possible ? Moi ? Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu ! Cindy et Harry. Harry et Cindy. Où tout cela va-t-il nous mener ?

Au ciné, Cindy se blottit contre moi. Vers le milieu du film, je décide de répondre à ses avances. Geste audacieux : je passe un bras autour de ses épaules. Elle se tortille un peu de sorte que ma main glisse sous son aisselle et vient se poser sur son sein droit. Mes joues s’embrasent. Je fais mine de me retirer, comme si j’avais touché un réchaud brûlant, mais elle me coince l'avant-bras avec son bras à elle. Pris au piège, j’explore sa chair consentante. Pas de rembourrage par ici, rien que de la Cindy authentique. Elle se prête tellement au jeu, et si facilement, que j’en suis terrifié. Après le film nous allons boire un pot. Dans la cafétéria elle me parle avec son corps, quelque chose d’effrayant – yeux brillants, sourires suggestifs, petites ondulations d’épaules. J’ai envie de lui dire d’y aller un peu plus discrètement. C’est comme si je vivais un de mes rêves érotiques.

Retour chez elle. Il se met à pleuvoir. Nous sommes dehors, exactement au même endroit que la dernière fois quand je l’ai pelotée. Je n’ai aucune difficulté à écrire le script.

— Pourquoi n’entres-tu pas un instant, Harry ?

— Ma foi, je veux bien.

— Là, essuie tes pieds sur le paillasson. Est-ce que tu veux un chocolat chaud ?

— La même chose que toi, Cindy.

— Non, dis-moi ce qui te ferait plaisir.

— Un chocolat chaud, alors.

Ses parents ne sont pas là. Son frère aîné est en train de forniquer à Scarsdale. La pluie tambourine sur les carreaux. La maison est spacieuse et plutôt cossue : épaisse moquette, tentures luxueuses. Cindy dans la cuisine, affairée autour du réchaud. Harry dans le salon, explorant les rayons de la bibliothèque. Puis Cindy et Harry, Harry et Cindy, au chaud et confortablement installés sur le canapé. Du chocolat chaud : deux gorgées chacun. Ses lèvres près des miennes. M’implorant en silence. Allons, benêt, penche-toi en avant. Sois un vrai mec. On s’embrasse. On s’est déjà embrassé, mais cette fois les langues sont de la partie. Mince ! Mince ! Je n’arrive pas à y croire. Le vieux Casanova Blaufeld se met en marche comme une machine à séduire bien huilée. Son parfum me chatouille les narines, ma langue est dans sa bouche, ma main est sur son sweater, et puis, surprise, ma main est sous son sweater, et puis encore, étonnement, mon autre main est sur son genou, elle remonte sous sa jupe, rencontre sa cuisse fraîche et satinée, et je savoure cette étrange sensation bidimensionnelle : je ne suis pas un être humain autonome, mais quelque acteur dans un film interdit aux moins de dix-huit ans, conscient que des milliers de personnes dans la salle me regardent en retenant leur souffle, et je n’ose pas les laisser en plan. Je continue, sans prendre le temps de réfléchir à ce qui se passe, sans penser du tout même, le cerveau complètement éteint, avançant pas à pas. Je sais que si jamais je m’arrête et reviens en arrière-pour me demander si je ne rêve pas, tout va m’exploser à la figure. Elle m’aide. Elle en sait plus long que moi en ce domaine. Elle ronronne doucement. M’encourage. Mes doigts se débattent avec nos sous-vêtements.

« Ne te précipite pas, » susurre-t-elle. On a tout le temps.

Mon corps se presse passionnément contre le sien. Maintenant je ne suis plus tellement intrigué par le mécanisme de la chose. Alors, c’est ainsi que ça se passe. Quel miracle de l’évolution que celui qui nous a permis de nous adapter ainsi les uns aux autres !

— Sois doux, dit-elle, exactement comme les filles dans les romans, et je veux l’être. Mais comment être doux sur un chariot emballé ? Je pousse, non pas avec mon esprit mais avec mon corps, et tout d’un coup, je ressens cette merveilleuse sensation, comme si un velours moelleux m’enveloppait, et je commence à bouger rapidement, incapable de me retenir ; et elle bouge elle aussi ; nous voici cramponnés l’un à l’autre et je suis emporté cul par-dessus tête dans un véritable tourbillon. Je descends, encore et encore et encore.

— Harry ! halète-t-elle, et j’explose sans pouvoir me contrôler.

Je sais que c’est fini. Alors c’est ça ? C’est ça. C’est tout ce qu’il y a, on bouge, on s’étreint, on halète, on explose. C’était bon, mais pas si formidable que cela, pas aussi bon que je l’espérais dans mes hallucinations de puceau délirant. Une vague de déception déferle sur moi ; je me rends compte que ce n’est pas transcendant en fin de compte, que ce n’est pas un acte mystique ; tout vient du corps, ça commence, ça continue et ça finit. Brusquement j’ai envie de me retirer et de rester seul avec mes pensées. Mais je sais qu’il ne faut pas ; il faut que je sois tendre et reconnaissant à présent. Je la serre dans mes bras, je lui murmure de mots doux, je lui dis combien c’était bon, elle me dit combien c'était bon. Nous sommes étendus tous les deux, et puis quoi ? C’était vraiment bon. En y repensant, cela commence à me sembler fantastique, irrésistible, tout ce que je voulais que ce fût. L’idée de ce que nous venons de faire m’enthousiasme. Si seulement ça n’avait pas fini si tôt ! Aucune importance. Ce sera meilleur la prochaine fois. Nous avons franchi une frontière ; nous sommes maintenant sur un nouveau territoire.

Longtemps après elle dit :

— J’aimerais bien savoir comment tu fais bouger des choses sans y toucher.

Je hausse les épaules.

— Pourquoi veux-tu savoir ?

— Ça me fascine. Tu me fascines. Pendant longtemps j’ai cru que tu étais un gars tout à fait ordinaire, tu sais, un peu maladroit, un peu jeunot. Mais il y a ce don que tu as. C’est un pouvoir extrasensoriel, hein, Harry ? J’ai lu pas mal de trucs là-dessus. Je connais. Quand tu m’as fichue par terre, j’ai su tout de suite ce que c’était. C’est bien ça, hein ?

Pourquoi être modeste avec elle ?

— Oui, dis-je, tout à la fierté de ma nouvelle virilité. C’est une manifestation classique de poltergeist. Quand je t’ai poussée, c’est là que j’ai découvert mon pouvoir. Mais je l’ai développé depuis. Tu ne me croirais pas si je te racontais tout ce que j’ai pu faire ces derniers temps.

Je parle d’une voix grave ; je me sens plein d’assurance. Je suis passé graduellement au moi de mes rêves ce soir.

— Montre-moi, dit-elle. Poltergeiste quelque chose, Harry.

— N’importe quoi. Ce que tu voudras.

— Cette chaise.

— D’accord.

Je regarde la chaise. Je fais appel à mon pouvoir. Il ne vient pas. La chaise reste à sa place. Essayons la soucoupe, alors. Non. La cuillère ? Non.

— Je ne comprends pas, Cindy, mais – on dirait que ça ne marche pas ce soir…

— Tu dois être fatiguée.

— Oui. C’est ça. Fatigué. Une bonne nuit de sommeil et ça reviendra. Je te téléphonerai demain matin et je te ferai une véritable démonstration.

Je boutonne ma chemise en hâte. Je cherche mes chaussures. Ses parents vont rentrer d’une minute à l’autre. Son frère.

— Vraiment, une soirée merveilleuse, inoubliable, formidable…

— Reste encore un peu.

— Je t’assure que je ne peux pas.

Dehors sous la pluie.

Chez moi. Frappé de stupeur. Je pousse… et la chaussure reste là. Je lève les yeux vers l’ampoule. Rien. Elle ne veut pas tourner. Le pouvoir a disparu. Que va-t-il advenir de moi maintenant ? Commandant Blaufeld, héros de l’espace ! Non. Non. Rien à faire. Je vais retomber dans l’ordinaire grisaille humaine. Je serai… un mari. Je serai… un employé. Et plus question de pousser. Plus question de pousser. Puis-je seulement soulever ma chemise et la jeter par terre ? Non. Non. Plus rien. Pas la plus petite miette. Je rabats les couvertures sur ma tête. Je porte les mains à ma virilité déflorée. Il n’y a que cela qui réponde. Il n’y a que là que je reste puissant. Comme tous les autres. Je fais partie du troupeau, maintenant. Regardons les choses en face : je ne pousserai plus. Je suis redevenu ordinaire. Lutte contre les larmes. Je me replie sur moi-même dans l’obscurité et, suant, gémissant un peu, avec acharnement, je m’enfonce imbécilement dans les sables mouvants, dans les premiers moments des longues années ternes qui m’attendent.

 

Push No More

Traduit par Luc Malbernard.