DES MONDES EN CASCADES (1973)
On sait que c’est un écrivain de science-fiction qui a inventé le seul crime vraiment parfait : il suffit d’emprunter une machine à remonter le temps pour aller supprimer le grand-père de la personne que l’on souhaite assassiner, ou faire en sorte que ledit grand-père ne rencontre jamais la grand-mère. L’auteur exploite ici ce thème jusqu’à ses plus extrêmes limites en manipulant avec un plaisir manifeste un couple orageux, frêle et pétri de mauvaises intentions.
QUELLE journée ! Tout est allé de travers. Un invraisemblable embouteillage sur l’autoroute pour aller au travail, deux contrats annulés avant le déjeuner, et, pour finir, les météoprogrammateurs qui déraillent complètement. Il neige. Et pas qu’un peu. Demain matin, il va falloir qu’il sorte balayer devant sa porte. Il ne se rappelle pas quand il a neigé pour la dernière fois. Et bien entendu, une nouvelle scène avec Alice. Elle ne peut pas le laisser tranquille. Elle est particulièrement infecte quand elle le voit rentrer crevé du bureau. Ted, tu devrais faire ci, Ted amène-moi ça. Il attend le dîner, avec à la main son troisième verre en quarante minutes, et sent sa migraine qui le reprend. Une de ces fichues migraines capable de gâcher toute une soirée. Quelle vie ! Il savoure des idées de meurtre. La conduire près du réservoir sous prétexte d’une petite balade sympathique, et vlan !, d’un coup d’épaule, la pousser dedans. Elle ne sait pas nager. Hop-là, la voilà qui coule. Glou-glou. Adieu Alice. Enfin libre.
Dans la cuisine, elle enfonce rageusement les touches de la console pour programmer un dîner comme il les aime. Vichyssoise froide, pommes de terre à l’étouffée avec de la crème aigre à la ciboulette, faux filet saignant à l’intérieur et saisi à l’extérieur. S’il croit que ça n’est pas du travail, de faire un repas correct même avec l’autochef ! Il n’y en a que pour lui. Le salaud. Je me demande un peu pourquoi je m’esquinte à lui faire plaisir. Il m’a rendue heureuse, moi ? À part gâcher mes plus belles années, qu’est-ce qu’il a fait ? Il croit peut-être que je ne suis pas au courant pour les autres. Ses passades de l’heure du déjeuner. Ça ne me ferait ni chaud ni froid s’il devait crever demain. Je serais une veuve formidable, si digne, si courageuse ; à l’enterrement, à peine une larme à l’œil. Et les autres qui croient qu’on est un couple si uni. Toujours amoureux après onze ans de mariage. Quelqu’un l’a dit pas plus tard que la semaine dernière. Si seulement ils savaient la vérité. Si seulement ils savaient.
Martin a le nez à la fenêtre de son appartement, au second étage d’un immeuble de Sunset Village. De la neige. Grands dieux. Il ne se rappelle pas quand il a neigé pour la dernière fois. Il y a trente ou quarante ans de ça, du temps où Ted était encore bébé. Impossible de se souvenir. Ce tapis blanc sur le sol – c’était quand ? On n’a plus toute sa tête, passé quatre-vingts ans. Pourtant, il n’arrive toujours pas à croire qu’il est vieux. Ça lui donne le vertige de penser que son petit-fils, le fils de Martha, a quarante ans ou presque. Ce môme, je l’ai fait sauter sur mes genoux et il a vomi sur mon costume. Il avait quatre ans. Nixon était président. On n’en parle plus guère, de Richard-le-Roublard. C’est de la vieille histoire. McKinley, Coolidge, Nixon. Le temps passe. Martin pense à Alice, la femme de Ted. Un petit cul ferme. Des lolos tout ce qu’il y a de gentil. J’aimerais les prendre dans mes mains. J’aimerais vraiment bien. Tu veux que je te dise, Martin ? Tu n’es pas encore un vieux débris. En tout cas pas si tu arrives à te faire la femme de ton petit-fils.
Ses rêves de noyade s’évaporent aussi vite qu’ils sont venus. Il n’est pas d’un naturel violent. Il sait qu’il en serait incapable. Même pas fichu d’écraser une araignée ; tuer sa femme, n’en parlons pas. Bien-sûr, si elle mourait autrement, sans qu’il eût à intervenir directement, le problème serait réglé. Pour aller chez son coiffeur, elle prend une de ces voies non automatisées qu’elle aime tant, sa voiture dérape sur une plaque de verglas et va percuter un arbre à 80 à l’heure. Extra ! Elle fait ses courses dans Union Boulevard et la bombe d’un activiste fait sauter la banque ; les éclats la déchiquètent. Extra ! Le dentiste lui administre un anesthésiant nouveau auquel elle se révèle allergique ; elle se met à gonfler comme un poisson-lune et en cinq minutes elle est morte. Extra ! La police arrive, mines allongées et reniflements. Vraiment navrés, monsieur Porter. Un accident terrible. Et lui qui crie : « Ne me dites pas que c’est ma femme ! » Ils opinent funèbrement. Mais face au malheur qui l’accable, il montre un courage exemplaire.
— Tu peux venir dîner, dit-elle.
Il est vautré sur le divan, un énième verre à la main. Elle n’a jamais vu un homme boire autant, encore qu’elle n’en ait pas vu tant que ça. Il va peut-être attraper la cirrhose et crever. Elle se demande si on meurt encore de la cirrhose, si on ne fait pas des transplantations du foie. Le plus drôle, c’est qu’après onze ans, il lui fait encore de l’effet. Ses yeux, son visage, ses mains. Elle le méprise, mais il lui fait encore de l’effet.
La neige lui rappelle sa jeunesse, le temps lointain où il vivait dans l’Est. C’était un sacré tombeur, à l’époque. Et pourtant, il n’était pas si facile de se placer en ce temps-là. Les filles avaient toujours peur du qu’en-dira-t-on. Le qu’en-dira-t-on ! Comme s’il était honteux de faire l’amour avec un garçon qu’on aimait bien. Ou alors c’était la peur de se faire mettre enceinte. Elles vous faisaient mettre une capote. Quelle horreur cette chose qui donnait l’impression d’avoir enfilé une chaussette ! La pilule n’en était qu’à ses débuts, la bonne vieille pilule quotidienne. Imaginez un peu : un monde sans pilule. (Dis, grand-père, il y avait des dinosaures quand tu étais petit ?) Et pourtant, ça n’avait pas empêché notre Martin de se débrouiller. Un corps costaud, un visage sérieux aux traits vigoureux, un regard vif et pénétrant. On ne le croirait pas à me voir maintenant. Je me demande si Alice se rend compte du genre d’étalon que j’étais à l’époque. Si j’avais de l’argent, je louerais une de ces machines à remonter le temps et je l’enverrais me rendre une petite visite dans les années cinquante. Une petite gâterie pour mon moi d’autrefois. Sûr qu’il lui sauterait dessus. Martin éprouve un bref élancement d’excitation quand il se voit, jeune, en train de prendre Alice. Mais il ne peut s’offrir ce luxe.
En découpant son steak, il s’imagine de nouveau seul. Est-ce que je me remarierais ? Non, pour rien au monde. Pas avant d’être fin prêt, sur les cinquante-cinq ou soixante ans. Entre-temps, la vie de garçon, les coucheries à droite à gauche. Au diable les responsabilités. J’attendrai deux ou trois semaines après l’enterrement, c’est un délai convenable et après ça, je fais la vie. Hawaï, Tahiti, les Fidji, n’importe où avec Nolie. Ou Maria. Ou Ellie. Tiens, oui, avec Ellie. Il pense aux cuisses roses d’Ellie, à ses beaux seins lourds, ses longs cheveux rayonnants auburn. Quinze jours avec Ellie sur les Fidji. Quinze jours sur Ellie avec les Fidji. Parfait-parfait-parfait.
— Ted, le steak est assez saignant ? demande Alice.
— Il est parfait, répond-il.
Elle monte voir si tout va bien dans la chambre des enfants. Ils ont fini par s’endormir tous les deux. Ou bien ils font semblant, ce qui revient au même. Elle reste près de leur lit, le temps de penser : je t’aime, Bobby, je t’aime, Tink. Je vous aime, Tink et Bobby, Bobby et Tink. Je vous aime, même si quelquefois vous me faites enrager. Elle sort sur la pointe des pieds. Et maintenant une soirée tranquille devant la télé. Après, au lit. Toujours le même train-train. Grands dieux. Je me demande pourquoi je continue comme ça. Il y a des moments où je sens que je vais exploser. Je pense que si je reste avec lui, c’est pour les enfants. Est-ce que c’est une raison suffisante ?
Il s’imagine le long de la plage courant main dans la main avec Ellie. Ils sont nus et leur peau bronzée brille sous le soleil tropical. Des palmiers partout. Des grains de sable rose sous leurs pieds. Des vaguelettes transparentes viennent doucement lécher la grève. Un petit creux tranquille. Ellie murmure :
— Personne ne peut nous voir.
Il se laisse tomber sur son corps lisse, ferme et s'engouffre en elle.
Une douleur fulgurante lui enserre la poitrine dans un étau de métal brûlant. Il s’écarte de la fenêtre en titubant et, plié en deux, parvient à se traîner jusqu’à un fauteuil. C’est le cœur. Ah, le cœur ! Ça t’apprendra à t’exciter sur Alice. Vieux dégueulasse.
— Au secours, dit-il d’une voix faible, viens donc m’aider, sale machine !
Le médibloc, réagissant à la phrase codée, roule silencieusement vers lui. Ses palpeurs sont déjà au travail, l’examinant pour essayer de déterminer l’origine du malaise. Le médibloc déploie un bras d’acier télescopique qui, arrivé au-dessus de Martin, brandit une seringue à ultrasons.
— Oui, murmure Martin, c’est ça, allez, dépêche-toi, donne-moi le remède.
Du calme. Il faut que je reste calme. La seringue bourdonne quand il injecte le calmant dans la veine de Martin. Il se laisse aller dans le fauteuil, il est soulagé. La douleur reflue lentement. Ouf ! voilà qui va mieux. Encore une fois sorti d’affaire. Eh oui, eh oui. Vieux dégueulasse. Tu devrais avoir honte.
Ted sait bien qu’il n’ira pas aux Fidji, pas plus avec Ellie qu’avec une autre. Et cet examen réaliste de la situation le ramène inévitablement à la même conclusion. Alice ne va pas trouver la mort dans un accident, pas plus qu’il n’arrivera à la tuer. Elle vivra longtemps. Avec les femmes dont on ne veut pas, c’est toujours comme ça. Bien sûr, il pourrait demander le divorce. Il y perdrait sans doute tout ce qu’il possède, mais il y gagnerait la liberté. Ou alors, en finir avec lui-même. Ça l’a toujours tenté. La sortie sans histoires, sans avocats ni tracasseries. Et toujours au même moment de la soirée. Ça lui revient. Il fait semblant de regarder la télévision, caressant en secret des idées de suicide.
Des danseuses nues barbouillées de couleurs vives ondulent lascivement sur l’écran, presque aussi grandes que nature. Alice fronce le sourcil. Qu’est-ce qu’on ne voit pas à la télé, de nos jours ! Avant, on ne voyait ça que sur les chaînes spécialisées. Depuis, il y en a partout. Et regardez-le, qui se rince l’œil ! En fait, elle sait bien que les spectacles érotiques la laisseraient froide si la constance de Ted à les regarder n’était pas proportionnelle au manque d’intérêt qu’il a pour elle. Après tout, si les gens aiment ça, qu’on baise donc à l’écran ! Ce que je voudrais, c’est que Ted ait autant d’enthousiasme pour moi que pour ces émissions. Dans le contexte de tolérance générale, elle n’est pas plus prude qu’une autre. À la plage, elle ne portait qu’un mini-slip, du moins jusqu’à la naissance de Tink ; après quoi, elle s’est sentie moins fière de sa silhouette. Ses vêtements sont aussi suggestifs que ceux que portent les femmes de leur entourage. Et tout le monde la regarde, sauf son mari. « Lui, il regarde les minettes de la télé. Ses autres femmes doivent le mettre à plat. Peut-être que moi aussi je devrais aller voir ailleurs », pense Alice. Elle a bien eu ses petites aventures. Pas nombreuses, pas très sérieuses, mais quand même. Trois amants en onze ans, ça n’est pas grand-chose, mais c’est la preuve qu’elle n’est pas si puritaine. Elle se demande si elle ne devrait pas avoir une liaison. Ça pourrait faire sortir sa vie de l’ornière pendant qu’il est encore temps, avant que l’ennui ait complètement raison d’elle.
— Je monte me faire un shampooing, annonce-t-elle, tu me rejoins quand on se couche ?
Tant de façons de s’y prendre. Se taillader les poignets. Donner un coup de volant dans le parapet du pont. Avaler le tube de somnifères d’Alice. Toujours le suicide à l’ancienne, bien sûr. Il faudrait quelque chose de plus moderne. Entrer dans une boîte à Noirs et se mettre à proférer des insultes racistes. Non, ça n’a rien de moderne. Ça sent son 1975. Mais il lui vient une idée très contemporaine. Avec ces machines qu’on a, maintenant : s’il en louait une pour remonter, disons, soixante ans en arrière, à une époque où l’un de ses parents ne serait pas encore né. Et qu’il tue son grand-père. Retrouver Martin jeune homme et lui enfoncer un couteau dans le ventre. Si je faisais ça, se dit Ted, je cesserais instantanément et sans douleur d’exister. Je n’aurais jamais existé, parce que ma mère n’aurait jamais existé. Clac ! Comme on éteint une lumière. À ce moment, il se rend compte que c’est, en fait et encore, une idée de meurtre. Absurde : s’il était jamais capable de tuer quelqu’un, autant tuer Alice et il n’y aurait plus de problème. Donc tout ce scénario est absurde. Retour au point de départ, au présent.
Quand il monte, elle est sous le séchoir à cheveux. Il affiche un air si singulièrement béat qu’aussitôt elle éteint le séchoir pour lui demander à quoi il pense.
— Je viens peut-être d’inventer le crime parfait, lui dit-il.
— Tiens ? fait-elle.
Et lui :
— Tu loues une machine à remonter le temps. Tu remontes deux générations et tu tues l’un des ascendants de ta future victime. Du même coup tu tues ta victime, puisqu’elle ne pourra pas être née, une fois que tu auras tué un de ses ascendants directs. Puis tu retournes à ton époque. On ne te retrouvera jamais, puisque tes empreintes digitales n’auront pas pu être enregistrées avant ta naissance. Qu’est-ce que tu en penses ?
Alice hausse les épaules.
— C’est un vieux truc, dit-elle, je l’ai vu des dizaines de fois à la télévision. De toute façon, je ne vois pas l’intérêt. Je ne vois pas pourquoi un innocent devrait mourir simplement parce qu’il est l’aïeul de quelqu’un que tu veux tuer.
Ils sont sans doute au lit, à l’heure qu’il est, pense Martin avec amertume. Nus comme des vers côte à côte. Dans le noir. Dans le silence. Peut-être qu’ils fument un peu d’herbe. Il se demande si on appelle ça encore de l’herbe, ou si on lui a trouvé un autre nom. Peu importe, ils se défoncent légèrement. C’est ça. Il tend la main vers elle. Il caresse légèrement la peau fraîche et lisse. Lui saisit les seins. Joue avec les petits tétons durs. Les suce. L’autre main s’aventure vers l’angle ouvert des cuisses. Alors elle. Puis lui. Elle et lui, eux. Il susurre : Oooh Alice ! Elle geint, crie : « Ted, Ted ! » Puis ils. Ils s’y mettent. Ça tangue. Ça rentre ça sort. Oh ! Oh ! Oh ! Elle lui enfonce les ongles dans le dos. Elle lui aspire et refoule le bassin. Ted ! Ted ! Ted ! Le grand moment approche. Pour elle. Pour lui. Tilt ! Ils ne se séparent pas tout de suite, baignés dans le reflux. Puis ils roulent chacun de son côté. Bonsoir, Ted. Bonsoir, Alice. Doux seigneur. Je parie qu’ils le font tous les soirs. Ils sont encore jeunes, et pleins de sang. Et moi qui suis tout sec. Bon Dieu, la vieillesse me répugne. Quand je pense au type que j’étais. Aux femmes que j’ai eues. Bon Dieu de bon Dieu. Mon Dieu, faites que j’aie la vigueur encore de le faire une fois avant de mourir. Et donnez-moi deux heures avec Alice.
Elle a du mal à s’endormir. La même scène étrange ne cesse de se répéter dans sa tête. Elle se voit sortant d’un coffre vertical, grand comme un cercueil, plein de cadrans et de manettes. La machine à remonter le temps. La machine la laisse dans une ruelle sombre et crasseuse, et quand elle approche de l’avenue, elle voit des dizaines d’automobiles anciennes qui vrombissent en tous sens. Mais elles ne sont pas anciennes. Elles sont simplement d’époque. On est en 1947. À New York. Ne risque-t-elle pas de se faire remarquer, avec son habillement futuriste ? De toute façon, elle n’a pas les seins nus. À cette époque, c’est le principal. Elle se hâte vers l’adresse convenue, réprimant son envie de faire du lèche-vitrine. Comme tout a l’air bizarre, passé. Et la saleté de ces rues. Elle arrive devant un grand bâtiment de brique rouge. C’est là. Rien pour la radiographier à l’entrée. Ils n’ont pas encore d’annonceurs ni rien de tous ces appareils de sécurité. Elle monte dans un ascenseur dont les cahots et les craquements lui font craindre pour sa vie. Cinquième étage. Appartement 5-J. Elle sonne à la porte. Il répond. Il est extraordinairement jeune, vingt-quatre ans, mais déjà on distingue les traits qui feront de lui le futur Martin, la mâchoire solide, le regard bleu inquisiteur.
— Vous êtes Martin Jamieson ? demande-t-elle.
— Lui-même, répond-il.
Elle sourit.
— Je peux entrer ?
— Faites.
Il s’efface devant elle. Tandis qu’il lui tourne un instant le dos pour ouvrir la porte de la penderie, elle sort la lourde barre de fer de son sac, la lève aussi haut que possible et la lui abat sur l’occiput. Tchac. Elle sort la lourde barre de fer de son sac, la lève aussi haut que possible et la lui abat sur l’occiput. Tchac. Elle sort la lourde barre de fer de son sac, la lève aussi haut que possible, et la lui abat sur l’occiput. Tchac !
Deux ou trois fois par mois, Ted et Alice lui rendent visite à Sunset Village. Il ne peut pas se plaindre, ni attendre rien de plus. Il n’est qu’un vieux bonhomme, raseur sans aucun doute, mais ils se font un devoir de venir, parfois avec les enfants, parfois sans. Il n’a jamais pu se faire à l’idée qu’il était arrière-grand-père. Alice lui fait une bise en arrivant, et une autre en partant. À chaque bise, il s’offre un petit jeu de main baladeuse : il lui caresse furtivement l’arrière-train, ou, s’il se sent d’humeur chahuteuse, il lui effleure les seins. Est-ce qu’elle le remarque ? Probablement. Mais elle ne laisse jamais rien paraître. Fait comme si c’était un contact accidentel. Le plus vraisemblable, c’est qu’elle trouve charmant qu’un homme de son âge ait encore un reste de sensualité. À moins qu’elle ne trouve ça dégoûtant.
Le truc de la machine à remonter le temps, se dit Ted, peut servir de bien des façons qui n’impliquent pas le meurtre. Un exemple.
— Qu’est-ce que c’est que ce coffre, demande Alice.
Il sourit d’un air fin.
— C’est un panchronicon, dit-il, ça te donne comme une reconstitution télévisée du passé. Le vendeur m’a prêté un appareil de démonstration.
Et elle :
— Comment ça marche ?
— Rentre dedans, tu verras, c’est réglé pour toi.
Au moment où elle va s’introduire dans la machine, elle a un moment d’hésitation. Mais il la pousse et claque la porte sur elle. Vlan ! Les commandes étaient réglées, donc hop, plus d’Alice, Pléistocène, un aller simple. La machine reviendra dès qu’elle l’aura déposée. Un meurtre, ça ? Non. Où qu’elle soit, elle est vivante, à moins que les tigres à dents de sabre ne l’aient attrapée. Ciao, Alice !
Le matin, elle conduit Tink et Bobby à l’école, puis elle passe à la banque et à la posté. De dix à onze, elle a sa séance à l’institut d’égo-thérapie. D’habitude elle rentre directement chez elle, mais aujourd’hui elle traverse la galerie commerciale vers le bureau de location de machines à remonter le temps qui vient de s’ouvrir. TEMPONAUTICS, LTD, annonce l’enseigne au-dessus de la porte. Il n’y a rien d’autre, là, que deux machines, vraisemblablement deux exemplaires de démonstration, et un vendeur au visage neutre et souriant.
— Bonjour, dit Alice nerveusement, je voudrais simplement me renseigner sur les prix de location d’une de vos machines.
Martin se plaît à imaginer Alice venant lui rendre visite, seule, par un samedi après-midi pluvieux.
— Ted ne peut pas venir aujourd’hui, explique-t-elle, il a un problème au bureau. Mais comme je savais que vous nous attendiez, je n’ai pas voulu que ce soit pour rien. Mon pauvre Martin, la vie vous laisse bien seul.
Elle s’approche de lui. Elle tremble. Lui aussi. Elle a le visage un peu rouge et ses yeux brillent d’une lueur qui ne trompe pas : le désir. Lui aussi, il sent comme une ardeur directement sexuelle pour la première fois depuis dix ou vingt ans, cette tension dans les reins, cette accélération du pouls. Électricité. Chimie. Son regard se rive au sien. Ses narines palpitent, sa gorge est aride :
— Martin, dit-elle d’une voix altérée, vous sentez ce que je sens ?
— Oui, et vous le savez.
Et elle :
— Ah, si je vous avais connu du temps de votre jeunesse !
Il s’étrangle :
— Je ne suis pas encore complètement sénile.
Il jubile. Ses bras se referment alors sur elle et ses lèvres se tendent vers ses seins délicieusement parfumés.
— Oui, ça a été un choc terrible, dit Ted à Ellie, d’un coup elle a disparu. Tout se passe comme si elle s’était volatilisée de la surface du globe. Ils ont essayé tous les moyens possibles et imaginables de la retrouver, et ils n’ont pas détecté le moindre indice.
Le front lisse d’Ellie prend un pli de circonstance.
— Elle était malheureuse ? demande-t-elle. Tu crois qu’elle a pu se supprimer ?
Ted fait non de la tête.
— Je n’en sais rien. Tu vois, tu vis avec quelqu’un pendant onze ans, tu crois bien la connaître, et un beau jour il se passe quelque chose de complètement incompréhensible, alors tu te rends compte à quel point il est difficile de connaître quelqu’un. Tu n’es pas d’accord ?
Ellie hoche la tête gravement.
— Ça oui, c’est sûr, dit-elle. Allez, on ne parle plus d’Alice. Elle a disparu et c’est tout ce que j’en sais.
Un chœur de voix célestes s’élève quand il la prend dans ses bras en murmurant :
— Je t’aime, Ellie, je t’aime.
Elle sort la lourde barre de fer de son sac, la lève aussi haut que possible et la lui abat sur l’occiput. Tchac ! Le jeune Martin s’écroule, tressaille, puis demeure, immobile. Un sang noir commence à filtrer entre ses cheveux blonds. Comme c’est bizarre de voir Martin blond comme les blés, pense-t-elle en s’agenouillant près du corps. Elle met la main là où ça saigne, palpe timidement et sent l’enfoncement. Il est mort ? Elle ne sait pas trop comment on s’en rend compte. Il n’a pas l’air de respirer. Elle se demande si elle devrait lui donner un autre coup, pour être tout à fait sûre. Ah ! si, elle se rappelle, c’était à la télé. Elle sort un petit miroir de son sac.
Elle le lui place sous le nez. Pas de buée. C.Q.F.D. Martin, tu es mort. Ici repose en paix Martin Jamieson, 1923-1947. Ce qui veut dire que Martha Jamieson Porter (1948- ?) ne verra jamais le jour, ce qui écarte automatiquement l’éventualité de la naissance de son fils Theodore Porter (1968- ?). Pas mal, Alice, tu viens de te débarrasser d’un coup d’un mari indésirable et d’une mégère de belle-mère. Excuses, Martin. Ciao, Ted. Elle se relève, passe dans la salle de bains avec la barre de fer qu’elle rince soigneusement. Et qu’elle remet dans son sac. Mainte-tenant, à la machine, direction 2006, pense-t-elle. Pour moi la vie va commencer. Mais au moment où elle sort de l’appartement, un grand type mince surgit de l’ombre du palier, et lui saisit le poignet d’une main ferme :
— Patrouille temporelle, dit-il sèchement en produisant un insigne d’identification. Madame Porter, je vous arrête pour meurtre temponautique.
La journée a été meilleure que celle d’hier. Moins éprouvante, moins déprimante. Mais toujours ce mal de tête qui se déclenche dès qu’il franchit le seuil de la maison. Il se prépare déjà à parer les flèches qu’Alice ne manquera pas de lui décocher au cours de la soirée. Mais voilà que madame est aimable, détendue.
— Ted, je te sers un verre ? demande-t-elle. Comment c’était, aujourd’hui ?
Avec un sourire, il répond :
— Ça va, j’ai l’impression qu’on va pouvoir quand même sauver le marché Hammond. Sinon, rien de spécial. Et toi ? Tout s’est bien passé, mon chou ?
— Bof, comme d’habitude, dit-elle, la banque, la poste, ma séance d’égo-thérapie…
Suppose que tu aies assez d’argent pour ça, se demande Martin, jusqu’où tu la ferais remonter ? La bonne année, ce serait 1947. Ma dernière année de célibat. Bonne route, Alice, on se voit en 1947. Disons en mars. En juin, j’étais déjà fiancé, et en septembre Martha était en route, bien que je ne m’en sois aperçu que plus tard. Mars 47, parfait. Donc ce jour-là, on sonne à la porte de jeune Martin, il va ouvrir. Il y a sur le palier une jolie fille, une femme, plutôt, plus âgée que lui, dans les trente ou trente-deux ans. Élancée, brune, bien fichue. Des vêtements bizarres : une tunique grise moulante, très courte, d’un tissu étrange, qui coule sur son corps comme l’eau vive. Que cet effet liquide se maintienne jusque dans les plis le dépasse complètement.
— Vous êtes Martin Jamieson ? demande-t-elle.
Et elle répond elle-même, aussitôt :
— Mais oui, ce ne peut être que vous. Je vous reconnais. Vous n’étiez pas mal, dites donc !
Ébahissement de Martin. Il ne se doute pas qu’il s’agit d’un cadeau de son moi futur, du vieillard qu’il sera un jour.
— Qui êtes-vous ? demande-t-il.
— Vous permettez que j’entre d’abord ?
Confus d’avoir manque de courtoisie, il lui fait signe d’entrer. Elle le regarde d’un air malicieux.
— Vous n’allez pas me croire, lui dit-elle, mais je suis la femme de votre petit-fils.
— Vous aimeriez peut-être essayer un de nos modèles ? demande le vendeur d’une voix suave. C’est absolument sans engagement de votre part.
Ted regarde Alice. Alice regarde Ted. Il voit sur le front plissé d’Alice le reflet de sa propre indécision. Elle aussi doit regretter cette visite au stand de démonstration de la Temponautics. Mais le vendeur, lui, poursuit son boniment :
— Pour ces démonstrations, nous faisons habituellement faire à nos clients éventuels un petit bond de quinze ou vingt minutes dans le passé. Vous serez, j’en suis sûr, conquis par l’expérience. Sans quitter l’intérieur de la machine, vous aurez vue sur l’extérieur par un hublot, et de là, vous vous verrez vous-mêmes entrer dans ce stand d’exposition, y entrer en chair et en os comme tout à l’heure. Eh bien, si nous essayions ? À vous l’honneur, madame Porter. Je puis vous assurer que ce sera une expérience unique.
Alice, mal à l’aise, veut reculer, mais le vendeur, mine de rien, la pousse irrésistiblement à l’intérieur de la machine. Il en referme la porte. S’ensuit tout une séance de réglages minutieux. Puis le vendeur abaisse la manette de contact. Une lueur verte nimbe la machine, qui disparaît, mais pas tout à fait, il en reste quelque chose de vague, de transparent : ectoplasme de la machine ou simple image rétinienne ? Et le vendeur :
— La voilà partie à courte distance dans son passé. J’ai réglé la machine sur un retour en arrière de dix-huit minutes, d’où elle pourra assister, durant les six minutes suivantes, à votre entrée dans le magasin. Mais si je l’envisage depuis notre niveau, le présent, la durée réelle de l’opération ne dépassera pas les trente secondes. C’est tout à fait remarquable, vous ne trouvez pas, monsieur Porter ? Mais c’est bien là le genre des paradoxes que nous réserve ce nouveau domaine du voyage temporel.
Il appuie sur un bouton et, de nouveau, la machine à remonter le temps prend forme et substance.
— Et voilà, exulte, en français, le vendeur.
Voici Mme Porter, de retour saine et sauve de son voyage dans le temps.
Il ouvre vivement la porte. L’habitacle est vide. Le visage du vendeur se décompose. Consterné, il glapit :
— Madame Porter ! Madame Porter ! Je ne comprends pas ? Je ne peux pas croire à un dérèglement ! C’est impossible ! Madame Porter ? Madame Porter ?
Elle suit rapidement la rue crasseuse jusqu’à ce grand immeuble de brique. C’est là. Les escaliers. Cinquième étage, appartement 5-J. Au moment où elle pose son doigt sur le bouton de la sonnette, un grand type mince sort de l’ombre et lui prend le poignet qu’il serre comme un étau :
— Patrouille temporelle, dit-il sèchement en faisant miroiter une plaque d’identification. Je vous arrête pour préméditation de crime temponautique, madame Porter.
— Mais je n’ai pas de petit-fils, bredouille-t-il, je ne suis même pas mar…
Elle rit.
— Ne vous arrêtez pas à ça, lui dit-elle, vous allez avoir une fille, Martha, qui aura un fils, Ted, je vais me marier avec Ted et on aura deux enfants, Tink et Bobby. Vous allez vivre vieux, très vieux. Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus. Maintenant, si on s’amusait ?
Elle effleure une agrafe sur le côté de sa tunique, et le vêtement fait une chute fluide jusqu’à ses pieds. Elle est nue. Ses mamelons se dressent vers lui comme des yeux de langouste, roses. Elle lui fait signe de se servir.
— Allez, Martin, dit-elle d’une voix rauque, déshabillez-vous, vous perdez du temps !
Petit rire nerveux d’Alice.
— Tout bien réfléchi, dit-elle au marchand, je crois que mon mari sera un meilleur cobaye que moi. Hein, Ted ?
Et elle se tourne vers lui, aussitôt imitée par le vendeur.
— Mais certainement, monsieur Porter, je vois que vous brûlez d’envie d’essayer notre machine.
« Pas vraiment », pense Ted qui se sent poussé malgré lui par les événements. Il pénètre dans la machine. Quand la porte se referme, il craint d’être pris d’un accès de claustrophobie, mais la vue d’une poignée à l’intérieur de la porte le rassure. Il l’abaisse, la porte s’ouvre, et il sort de la machine juste à temps pour se voir quelques minutes plus tôt entrant dans le stand de démonstration avec Alice. Le vendeur s’avance pour les accueillir. Ted est remonté de dix-huit minutes dans son passé. Alice et l’autre Ted le regardent, bouche bée. Le vendeur se retourne et s’exclame :
— Dites donc, personne ne vous a demandé de sortir…
Ces têtes d’abrutis ! ces regards affolés ! Ted leur éclate de rire au nez. Puis il passe devant eux, manquant de faire tomber son autre lui-même, et jaillit dehors, dans la galerie marchande, hurlant de rire, comme un fou. Libre. Enfin libre. Sans avoir eu besoin de tuer personne.
Si je louais une machine, pense Alice, si je remontais jusqu’en 1947 et si je tuais Martin. Si je le faisais pour de bon. Et s’il y avait moyen de retrouver l’auteur du crime. Et puis, un crime commis par un vivant de 2006 en 1947 aura des conséquences sur notre quotidien. Ça pourrait changer toutes sortes de choses. On voudrait donc retrouver le meurtrier pour le punir, ou, mieux encore, l’empêcher de commettre son crime. Et puis la société de location des machines saura nécessairement en quelle année je leur aurai demandé de m’envoyer. Comme quoi, ça n’est pas si facile de commettre un crime parfait avec cette chose dont je ne sais pas grand-chose, à laquelle je ne comprends rien. Mais je vais peut-être réussir à m’en sortir. De toute façon, je vais faire un essai. Je vais montrer à Ted qu’il ne peut pas continuer à me traiter comme un chien.
Ils sont étendus l’un à côté de l’autre, en sueur, somnolents, fatigués de la bonne fatigue que procure un coït parfaitement réussi. Martin lui caresse tendrement le ventre et les cuisses. Comme elle a la peau douce, pâle et transparente. On distingue nettement les petites veines bleues.
— Dis donc, dit-il soudain, je pense à un truc. Je n’ai pas mis de capote ni rien. Et si je t’avais mise enceinte ? Et si tu es vraiment celle que tu dis être. Tu vas retourner en 2006, tu auras un gosse qui sera ton propre grand-père, non ?
Elle rit.
— Ne t’arrête pas trop à ça, dit-elle.
Elle se sent toute timide, en passant la porte du bureau de la Temponautics. Elle se dit que c’est absurde. Allez, je sors. Mais avant qu’elle se soit retournée, le vendeur auquel elle avait parlé la veille se matérialise au fond de la pièce et lui lance un grand bonjour. Monsieur Friesling. C’est tout juste s’il ne se frotte pas les mains à l’idée de placer un contrat.
— Très heureux de vous revoir, madame Porter.
Elle répond d’un hochement de tête tout en lançant un regard soucieux vers les modèles de démonstration.
— À combien cela me reviendrait-il de passer quelques heures en 1947 ? demande-t-elle.
— Au printemps de 1947 ?
Dimanche est le jour de la famille. Quatre générations réunies autour du dîner. Martin, Martha, Ted et Alice, Bobby et Tink. Ce genre de réunion ne déplaît pas à Ted, qui sait par ailleurs qu’Alice les a en horreur, surtout à cause de Martha. Alice déteste sa belle-mère. Et Martha n’a guère de tendresse pour Alice. Il les regarde se dévisager par-dessus la table. Pendant ce temps, le vieux Martin laisse traîner un œil concupiscent dans le détroit qui sépare les seins d’Alice. Pour ça, pense Ted, il faut reconnaître que ça le démange toujours. Encore qu’à son âge, ça m’étonnerait qu’il puisse faire grand-chose pour se satisfaire. Martha, suave :
— Alice, ma chère, vous seriez tellement mieux si vous laissiez vos cheveux retrouver leur couleur naturelle.
Sourire tout miel de Martha. Alice foudroie sa belle-mère du regard :
— C’est justement leur couleur naturelle.
M. Friesling lui tend un exemplaire imprimé du contrat. Huit pages imprimées en petits caractères.
— Ne vous affolez pas, madame Porter. Cela paraît effrayant, mais ce n’est que de la prose juridique. Vous pouvez, si vous le désirez, le montrer à votre avocat. Mais permettez-moi de vous dire que la plupart de nos clients ne prennent pas cette peine.
Elle le feuillette. Il en ressort avant tout que la Temponautics dégage sa responsabilité. Elle répond de tout incident imputable à une négligence évidente de sa part, mais dégage sa responsabilité en cas de coup du sort ou de non-respect par le client des consignes de sécurité. En quatrième page, Alice trouve une clause avertissant le contractant que la Temponautics ne saurait être tenue pour responsable des événements qui, du fait dudit contractant, volontairement ou non, pourraient troubler le cours naturel de l’histoire. Ce qu’elle traduit, en ce qui la concerne, par : Si vous tuez le grand-père de votre mari, ne venez pas vous plaindre auprès de nous en cas d’ennuis. Elle survole les pages suivantes.
— En effet, dit-elle, ce n’est pas bien méchant. Où signe-t-on ?
En sortant de la salle de bains, Martin se trouve nez à nez avec Martha.
— Pardon, lui dit-il doucement.
Mais elle ne s’efface pas pour le laisser passer. Grande femme, bien en chair, elle a cinquante-huit ans et elle s’habille encore comme une minette. Le résultat est grotesque, et horripile Martin. Il comprend pourquoi Alice la déteste tant.
— Un instant, père, dit-elle, il faut que je te parle.
— De quoi ? demande-t-il.
— De ta façon de regarder Alice. Tu ne crois pas que tu exagères ? Comment peut-on être aussi peu convenable ?
— Convenable ? Tu la trouves convenable, ta figure peinte en vert comme une gamine de quinze ans ?
Touchée. Ça se lit sur son visage. Elle réplique :
— À l’âge de quatre-vingt-deux ans, tu devrais avoir la décence de t’occuper d’autre chose que de lorgner le corsage de la femme de ton petit-fils.
Soupir de Martin.
— Laisse-moi au moins ça, c’est tout ce qui me reste.
Il est au bureau, plongé dans des négociations délicates, quand son autosecrétaire annonce avoir reçu un appel d’un certain M. Friesling, du bureau de la Temponautics, Ltd., succursale de l’Union Boulevard. Ted ne comprend pas : que lui veulent les types des machines à remonter le temps ? Ils font de la prospection de clientèle ?
— Dites-lui que les voyages dans le temps ne m’intéressent pas, lance-t-il à l’autosecrétaire qui, une minute plus tard, bourdonne de nouveau pour lui dire que M. Friesling veut le contacter au sujet de la situation du compte bancaire de Mme Porter. Comprenant de moins en moins, Ted se fait passer l’appel, et M. Friesling apparaît sut l’écran. Petite figure et regard brillant de musaraigne.
— Navré de vous déranger, monsieur Porter, il s’agit juste de vérifier votre solvabilité. Simple opération de routine, mais c’est absolument nécessaire. Comme vous le savez sans doute, votre femme désire louer notre équipement pour un saut dans le passé de cinquante-neuf ans, et dans la mesure où le tarif d’un tel déplacement excède les limites du crédit que nous accordons automatiquement, la règle exige que je vous demande si vous vous portez garant du montant du paiement qu’elle nous a demandé de…
Ted s’étrangle.
— Un instant, dit-il. Ma femme veut faire un saut dans le passé ? C’est bien la première fois que j’entends parler de cette histoire !
Elle est surprise par la minutie des préparatifs. Pas étonnant qu’ils prennent si cher. Elle en a pour plusieurs heures. On la vaccine pour la protéger de maladies disparues. On l’habille à la mode des années cinquante, vêtements mal fichus et gênants aux entournures. On lui donne la monnaie de l’époque, en lui recommandant toutefois de n’en faire usage qu’en cas d’urgence car elle lui sera facturée à sa valeur numismatique actuelle, laquelle est très élevée. Ils lui donnent à étudier un dépliant décrivant les usages et le contexte historique de l’époque, et on l’interroge sur ce sujet, en détail. Elle apprend qu’en aucun cas elle ne doit exposer ses seins ou son sexe en public pendant la durée de son séjour en 1947. Elle ne doit pas chercher à se procurer des stupéfiants autres que l’alcool. Elle ne doit pas tenir de propos susceptibles d’être interprétés comme un éloge de l’Union soviétique ou de la philosophie marxiste. Elle doit se rappeler qu’elle se rend dans le passé en tant que simple observatrice, et que, durant ce laps de temps, elle doit avoir avec les gens des contacts réduits au strict minimum. Et ainsi de suite. On consent enfin à la laisser partir.
— Par ici, je vous prie, madame Porter, lui dit Friesling.
Après avoir longuement contemplé le téléphone, Martin compose le numéro d’Alice. Il n’attend pas la deuxième sonnerie pour se raviser et raccrocher. Il la rappelle aussitôt. Son cœur cogne si furieusement que le médibloc, alarmé par ses détecteurs ultra-sensibles, s’avance vers lui. Il fait signe au robot de s’éloigner et se cramponne au téléphone. Deux sonneries. Trois. Ah ! voilà.
— Allô ! fait Alice.
Sa voix est chaude, pleine et féminine. Martin n’a pas branché l’écran.
— Allô ! Qui est à l’appareil ?
Martin halète dans le combiné : Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
— Allô ! Allô ! Allô ! Je vous préviens, espèce d’obsédé, si vous m’appelez encore une fois…
— Ah ! Ah ! Ah ! Un sourire béat illumine le visage flétri de Martin. Alice raccroche. Tout tremblant. Martin se tasse dans son fauteuil. Hou, c’était bon ! Il fait signe au médibloc de venir, d’un geste brutal.
— Fais-moi cette piqûre, monstre d’acier !
Et il rit. Vieux dégoûtant !
Ted réalise qu’il n’est pas nécessaire de tuer le grand-père pour se débarrasser du petit-fils. Il suffit d’intervenir sur un événement déterminant du passé de ce dernier. Retourner en arrière et casser le mariage des grands-parents d’Alice, par exemple. (Comment ? En séduisant la grand-mère alors âgée de dix-huit ans ? « Je suis au regret de vous informer que votre fiancée n’est pas vierge, ainsi que l’atteste le document que voici. ») À l’époque, on ne plaisantait pas avec ces choses-là, pas vrai ? Inutile de tuer. Alice ne verrait jamais le jour.
Martin n’arrive pas à croire à toute cette histoire, même après avoir couché avec cette femme. Une plaisanterie idiote, voilà tout. Ah ! si toutes les plaisanteries étaient aussi jouissives que celle-ci.
— Tu viens vraiment de l’année 2006 ? lui demande-t-il.
Petit rire coquet.
— Comment te le prouver ?
Puis elle saute du lit. Il la suit des yeux tandis qu’elle traverse la pièce, les seins allègrement ballants. Joliment balancée. Mon moi futur a bien fait les choses en me l’expédiant. S’il s’agit de ça, évidemment. Elle fouille dans son porte-monnaie et en sort une poignée de pièces.
— Tiens, dit-elle, regarde, c’est de la monnaie du futur. Voilà dix cents de 1993, et une pièce de deux dollars de 2001. Et même une vieille, un demi-dollar Kennedy de 1979.
Il examine ces pièces inconnues. Rondelles graisseuses, qui n’ont d’argent que le nom. Fausses ? Après tout, on ne va pas frapper des monnaies d’argent pendant cent sept ans. Et la gravure est du vrai travail de professionnel. Une pièce de deux dollars, tiens ? Enfin, pourquoi pas. Et celle-ci, le demi-dollar. Le profit d’un beau jeune homme.
— Kennedy ? demande-t-il, qui est Kennedy ?
Enfin. Deux techniciens en blouse grise, visages concentrés, la regardent se hisser dans la machine. C’est bien l’espèce de cercueil qu’elle avait imaginé. Impossible de s’asseoir. Elle est enfermée. Elle panique un peu. Bien sûr, on le lui a dit, le voyage ne durera pas longtemps en temps subjectif, deux ou trois secondes, c’est tout. Et… hop, elle sera arrivée ! Parfait. La porte se ferme. Elle entend le claquement du système de verrouillage. La voix de Friesling lui parvient par un haut-parleur.
— Nous vous souhaitons une heureuse traversée, madame Porter. Gardez votre calme, et il ne vous arrivera rien.
Le voyant rouge au-dessus de la porte s’est allumé. C’est le signal que le voyage a commencé, à rebrousse-temps. Aucune sensation d’accélération ni de mouvement. Un, deux, trois. Le voyant s’éteint. Arrivée. Elle se dit : « Je suis en 1947. » Avant d’ouvrir la portière, elle ferme les yeux et se récite sa leçon d’histoire. « La Seconde Guerre mondiale vient juste de se terminer. Il n’y a que 48 Etats. Personne n’a encore jamais débarqué sur la lune, ni ne songe à y aller. Le président s’appelle Harry Truman. Staline règne en Union soviétique, et Churchill… toujours Premier ministre en Angleterre ». Churchill ? Elle n’en est pas sûre. Aucune importance. « Je ne suis pas venue ici pour parler des Premiers ministres. » Elle pose la main sur la poignée, et la porte se rabat à l’extérieur.
Il sort de la machine en l’an 2006. Rien n’a changé dans le magasin. Friesling et les deux techniciens au visage impassible, les bureaux polis, la moquette épaisse, pas de changements. Il pense encore à la grand-mère d’Alice. Le goût de ses lèvres, ses petits cris d’extase. Qui donc disait que les femmes d’autrefois étaient frigides ? Ils feraient mieux d’aller se rendre compte sur place. Friesling lui sourit.
— J’espère que vous avez fait un voyage agréable, monsieur… euh…
Ted approuve.
— Agréable et utile, dit-il.
Il sort. Ne jamais revoir Alice, quel bonheur ! La voiture n’est pas là où il croyait l’avoir garée. Il pense qu’effectivement, il faut s’attendre à de menus changements. Il hèle un taxi et donne son adresse au chauffeur. Sa clé ne rentre pas dans la serrure de la porte d’entrée. Étonné, il appuie sur la touche de l’interphone. Une voix de femme, pas celle d’Alice, lui demande ce qu’il veut.
— Je suis bien chez M. Ted Porter ? demande-t-il.
— Non, ce n’est pas ici, répond la femme d’un ton fâché où pointe le soupçon. Et d’ailleurs il remarque que le nom, sur la plaque, est MacKenzie. Les changements ne seraient donc pas si menus. Où aller, maintenant ? Si je n’habite plus ici, comment trouver où ?
— Attendez, crie-t-il au taxi qui démarrait.
Il se fait conduire à un café du centre, où il téléphone à Ellie. Sur l’écran minuscule, elle a un regard inquisiteur, bizarrement contrarié.
— Écoute, il s’est passé quelque chose de vraiment étrange, et j’ai besoin de te voir dès que…
— Je ne crois pas vous connaître, dit-elle.
— Je suis Ted.
— Ted qui ?
Comme c’est singulier ! pense Alice. L’impression de se promener dans un musée de cire qui se serait éveillé à la vie. Vacarme des petites voitures. La laideur des vêtements. Les formes écrasées, l’aspect décrépit des bâtiments du XXe siècle. Le chaos. Les odeurs d’essence minérale dans l’air enfumé, pollué. Les traînées de neige sale dans les rues. Les poubelles pleines d’ordures, omniprésentes comme si personne n’avait entendu parler de cette peste. « Je ne pourrais pas rester longtemps ici. » Elle porte dans son sac à main un tranchoir de cuisine, minuscule pistolet-laser nickelé. Les barres de fer font bien dans les rêveries, mais dans la réalité, il faut une arme rapide et efficace. Zig, zag, un jet de laser et plus de Martin. Au coin de la rue, elle s’arrête pour vérifier l’adresse. Pas de centrale de renseignement qui, sur un simple appel, donne l’information désirée, rien de tel en ces temps primitifs ; elle doit recourir à un annuaire du téléphone, énorme bouquin en loques, couvert de petits caractères empâtés. Ah ! voilà : Martin Jamieson, 504, 45e rue Ouest. Ce n’est pas loin d’ici. En dix minutes, elle y est. Un édifice de brique sombre, haut de cinq ou six étages, où s’accroche, du haut en bas, la toile d’araignée métallique des escaliers de secours. Même pour l’époque, la façade est particulièrement vétuste. Elle entre. La liste des locataires est affichée à l’intérieur de la porte d’entrée. Jamieson, 3-A. Pas d’ascenseur. Va pour l’escalier. Un palier qui sent le renfermé, et éclairé d’une seule ampoule à incandescence. Appartement 3-A. Jamieson. Elle sonne.
Friesling rappelle dix minutes plus tard, la voix mal assurée et l’air consterné.
— Je regrette infiniment d’avoir à vous le dire, mais il doit y avoir un malentendu quelque part, monsieur Porter. Apparemment, les techniciens ignoraient qu’une vérification était en cours et ils ont envoyé Mme Porter dans le passé alors que nous étions en communication.
C’est un rude coup pour Ted. Il agrippe le bord du bureau. Faisant un effort pour se maîtriser, il dit :
— Elle voulait remonter en quelle année ?
— En 1947. C’était un bond de cinquante-neuf ans, dit Friesling.
Ted hoche la tête d’un air sombre. Une idée horrible vient de lui passer par la tête. Les parents de sa mère se sont rencontrés et mariés en 1947. Que manigance Alice ?
On sonne. Martin, qui vient de prendre une douche, est vautré sur son lit avec le dernier numéro d’Esquire, et se dit qu’il pourrait sortir pour dîner. Il n’attend personne. Enfilant en vitesse son peignoir, il va à la porte.
— Qui est-ce ? demande-t-il.
Une voix jeune, une voix de femme, répond agréablement :
— Je cherche Martin Jamieson.
— Ah ! bon. Il ouvre la porte. Elle a vingt-sept ou vingt-huit ans, elle est très sexy, plutôt mince mais bien bâtie. Des cheveux sombres, coupés façon garçon. Il n’a jamais vu cette fille.
— Bonjour, dit-il à tout hasard.
Elle lui renvoie un grand sourire.
— Vous ne me connaissez pas, lui dit-elle, mais je suis une amie d’une vieille amie à vous, Mary Chambers. Mary et moi on est amies d’enfance, c’était… c’était dans l’Ohio. C’est la première fois que je viens à New York, et comme Mary m’a dit que si jamais j’allait à New York, il fallait absolument que je passe voir Martin Jamieson… me voilà, quoi. Je peux entrer ?
— Faites donc.
Aucune Mary Chambers de l’Ohio dans sa mémoire. Bof, après tout, on a bien le droit d’oublier. Et après.
Il est beaucoup plus séduisant qu’elle ne l’avait cru. Elle n’a jamais connu que Martin le vieillard, aussi enlaidi par sa grossière concupiscence que par l’atteinte de l’âge. Poitrine creuse, épaules tombantes, mufle plissé, mèches éparses de cheveux blancs, billes bleu délavé au fond des orbites, une épave. Mais dans l’entrée Martin est un beau gaillard auquel le temps ne s’est pas encore attaqué, resplendissant de vie, de force, de virilité. Elle pense au tranchoir-laser dans son sac à main avec un pincement de regret : quoi, faucher ce robuste garçon au printemps de sa vie ? Mais rien ne presse, après tout. D’abord se donner du plaisir. Après seulement, le laser.
— Quand doit-elle revenir ? demande Ted. Friesling explique que toutes les notions de temps sont relatives, flexibles ; peu importe combien de temps il s’est écoulé depuis son départ, elle est déjà revenue.
— Quoi ? s’exclame Martin. Où est-elle ?
Friesling n’en sait rien. Elle est sortie de la machine, et, apparemment très contente, a dit au revoir à toute l’équipe de la Temponautics, et a quitté le magasin. Ted porte la main à sa gorge. Et si elle avait déjà tué Martin ? Je serais gommé du monde, d’un coup ? Ou alors ce serait comme un ralentissement, qui me ferait passer doucement, en quelque jours, dans l’irréalité ?
— Écoutez, dit-il d’une voix hachée, je pars maintenant du bureau, et en moins d’une heure je suis chez vous. Débrouillez-vous pour préparer vos machines à me déposer au point exact de l’espace-temps où vous venez d’envoyer ma femme.
Protestations de Friesling :
— Mais c’est impossible, il faut des heures pour préparer convenablement le client à…
Ted l’interrompt :
— Que tout soit prêt, je me fous d’être préparé convenablement, réplique-t-il sèchement. À moins que vous ne préfériez qu’on vous mette sur le dos le plus gros procès de votre histoire, vous avez intérêt à ce que tout soit prêt quand j’arrive.
Il ouvre la porte. La fille sur le palier est jeune, pas mal, cheveux sombres coupés courts et lèvres épanouies. Qui que tu sois, Mary Chambers, grâces te soient rendues.
— Excusez ma tenue, dit-il, mais je n’attendais personne.
Elle entre dans l’appartement. Il vient de remarquer la fatigue et la tension de son visage. Petite péquenaude de l’Ohio qui se ferait tout d’un coup des idées à l’idée d’être chez un inconnu dans une ville inconnue ? Il essaie de la mettre à l’aise.
— Je peux vous offrir quelque chose ? demande-t-il, mais j’ai peur de n’avoir pas un grand choix, à part du whisky, du gin et un alcool de mûres…
Elle met la main dans son sac dont elle sort quelque chose. Pas vraiment un pistolet, mais une arme en tout cas, petit objet de métal poli parfaitement adapté à sa main.
— Dites donc, dit-il, qu’est-ce que…
— Navrée, Martin, murmure-t-elle tandis qu’un trait de feu lui déchire la poitrine.
Elle boit son verre à petites gorgées. Ça la calme. Le verre n’est pas très propre, mais après toutes les piqûres de Friesling, elle n’a rien à craindre du côté des maladies. Martin a aussi la tête de quelqu’un qui supporterait un calmant.
— Vous ne buvez pas ? demande-t-elle.
— Je crois que si, dit-il.
Il se verse du gin. Elle se glisse derrière lui et passe la main par l’ouverture de son peignoir. Son corps est frais, lisse, ferme.
— Oh ! Martin, murmure-t-elle. Oh ! Martin.
Ted prend une chambre dans un hôtel d’affaires du centre. Il commence par essayer de joindre la mère d’Alice à Chillicothe. Il n’est pas tout à fait convaincu que sa petite passade extra-temporelle a rétroactivement éliminé Alice, de la réalité. Mais le coup de fil le rassure tout à fait. La femme entre deux âges qui lui répond n’est pas la mère d’Alice, c’est un fait. Le bon numéro de téléphone, la bonne adresse – il lui a tiré les vers du nez – mais pas le bon correspondant.
— Vous n’avez pas une fille qui s’appelle Alice Porter ? lui demande-t-il deux ou trois fois. Vous ne connaissez personne de ce nom-là dans le voisinage ? C’est important.
Parfait. Plus de belle-mère, donc plus d’Alice. Mais reste un problème. Dans quelle mesure l’univers a-t-il été modifié par la disparition d’Alice et de sa mère ? Est-ce qu’il habite une autre ville, à présent, où il ferait un autre métier ? Que sont devenus Bobby et Tink ? Comme un fou, il ne cesse de téléphoner. Amis, collègues et même l’employé de banque. La réponse est partout la même : regards froids, négations. On ne vous connaît pas, mon vieux. Il se regarde dans la glace. Alors, se dit-il, qui suis-je ?
Martin réagit avec promptitude et précision, comme on le lui a appris à l’armée quand il s’agit de désarmer un adversaire dangereux. Il plonge en avant et relève le bras de la fille sans lui laisser le temps de se servir du truc brillant qu’elle pointe sur lui. Elle est plus forte que prévu et c’est une lutte acharnée pour la possession de l’arme. Le coup part. C’est comme si la foudre éclatait entre eux deux et il se retrouve par terre, complètement étourdi. Lorsqu’il se relève, il découvre la fille étendue non loin de la porte, avec un trou charbonneux dans la gorge.
Le fracas du téléphone sort Martin d’un rêve dans lequel il force le jeune corps voluptueux d’Alice. La gorge sèche, les paupières gonflées, il tend une main tremblotante vers le récepteur.
— Oui ? dit-il.
Le visage de Ted s’épanouit sur l’écran. Puis explose :
— Grand-père ! Tu vas bien ?
— Évidemment que je vais bien, répond Martin avec humeur, ça ne se voit pas ? Qu’est-ce qui te prend, mon garçon ?
Il voit Ted secouer la tête et murmurer :
— Je ne sais pas. Ce n’était peut-être qu’un mauvais rêve. J’ai cru qu’Alice avait loué une de ces machines à remonter le temps, qu’elle était retournée en 1947, et qu’elle voulait te tuer pour que je ne puisse plus exister.
Martin grogne :
— Quelle idiotie ! Comment aurait-elle pu me tuer en 1947, puisque je suis encore bien vivant en 2006 ?
Nue, Alice sombre dans les bras de Martin. Ses mains vigoureuses s’activent sur les seins et les épaules et sa bouche se penche sur la sienne. Elle tressaille de désir.
— Oui, murmure-t-elle tendrement en se serrant contre lui. Oh ! oui, oui, oui !
Ils vont faire l’amour et ça va être merveilleux. Après quoi, quand il sera allongé, savourant sa satisfaction, elle le tuera avec le tranchoir-laser de cuisine. Mais voilà qu’un nuage sombre passe. Si Martin meurt en 1947, Ted ne naîtra pas en 1968. D’accord. Mais Tink et Bobby. Si je ne me marie pas avec Ted, ils ne naîtront pas non plus. Quand je débarquerai de nouveau en 2006, je serai mariée à quelqu’un d’autre, et j’aurai vraisemblablement d’autres enfants. Bobby, Tink, qu’est-ce que je suis en train de faire de vous ? Soudain glacée par la peur, elle s’écarte du vigoureux jeune homme qui lui couvre la gorge de baisers.
— Attends, dit-elle, écoute, je suis désolée. Il s’agit d’un énorme malentendu. Je suis désolée, mais il faut que je parte d’ici.
C’est donc ça, 1947. Bien, bien. Pagaïe, crasse et vétusté. Il se dirige d’un pas rapide le long des rues froides vers le domicile de son grand-père. S’il a de la chance et si les techniciens de Friesling ont fait leurs calculs avec précision, il pourra intercepter Alice. Il se pourrait bien que ce soit elle, cette silhouette élancée qui marche vivement, à cent mètres devant lui. Il accélère. Oui, c’est Alice qui va chez Martin. Bien joué, Friesling ! Ted s’approche prudemment, au cas probable où elle serait armée. Si elle est capable de se faire envoyer en 1947 pour faire son affaire à Martin, elle me fera aussi bien la mienne. Surtout ici où ni elle ni moi n’avons d’existence légale. En parvenant à sa hauteur, il dit d’une voix basse, dure et tendue :
— Alice, ne te retourne pas. Continue à marcher comme si de rien n’était.
Elle se raidit.
— Ted ? crie-t-elle, étonnée, Ted ? C’est toi ?
— Et comment, que c’est moi, et un rire lui rabote la gorge.
— Allez, tu vas jusqu’au coin de la rue, et là tu tournes à gauche pour revenir sur tes pas. Tu retournes à ta machine et tu fous le camp du vingtième siècle sans faire de mal à personne. Je sais ce que tu voulais faire, Alice. Mais je crois que je t’ai rattrapée à temps. Je me trompe ?
Martin va passer aux choses sérieuses quand la porte de son appartement s’ouvre à la volée. Fait irruption un homme, la quarantaine, trapu, ficelé comme l’as de pique, du dernier chic zazou, kaléidoscope de couleurs et de dessins violemment opposés, épaules rembourrées jusqu’à être parfaitement rectilignes, et cet œil hagard. Alice bondit du lit en criant :
— Ted ! Pour l’amour du Ciel, que fais-tu ici ?
— Salope ! Meurtrière ! hurle l’intrus.
Martin, nu et sans défense, regarde, abasourdi, l’étranger empoigner la femme et commencer à l’étrangler.
— Salope ! rugit-il par trois fois en la secouant comme un prunier.
Le visage de la fille noircit. Ses yeux sortent des orbites. Une éternité s’est écoulée quand Martin sort de sa stupeur. Il avance d’un pas mal assuré, prend les doigts de l’homme et les écarte, un par un, de la gorge de la fille. Trop tard. Elle s’effondre comme une poupée de chiffon et reste sans mouvement.
— Alice ! gémit l’intrus, Alice, qu’ai-je fait ?
Il s’agenouille à côté d’elle, en sanglotant. Martin écarquille les yeux, ne pouvant croire ce qu’il voit, et dit :
— Vous l’avez tuée ! Vous l’avez tuée !
Le visage d’Alice apparaît sur l’écran du téléphone. Bon Dieu, ce qu’elle est belle ! pense Martin ; et son corps délabré tressaille de désir.
— Te voilà, dit-il, j’essaie de te joindre depuis plusieurs heures. J’ai fait un rêve tellement bizarre. Il arrivait quelque chose à Ted. Et puis son téléphone ne répondait jamais. Alors j’ai pensé que mon rêve était prémonitoire, une sorte de présage, tu comprends…
Alice n’a pas l’air de comprendre.
— J’ai l’impression, monsieur, que vous avez fait une erreur de numéro, dit-elle doucement, avant de raccrocher.
Elle tire son laser et l’homme nu se recroqueville contre le mur, affolé.
— Mais dites-moi ce que c’est, demande-t-il en tremblant, baissez cette chose, je vous en prie, vous faites erreur sur la personne, madame.
— Non, réplique-t-elle, c’est bien à toi que j’en veux. Martin, ça me fait mal pour toi, mais je n’ai pas le choix, il faut que tu meures.
— Pourquoi ? demande-t-il, pourquoi ?
— Même si je te le disais, tu ne comprendrais pas, dit-elle.
Son doigt glisse vers la détente. Un fracas de gravats et de bois éclaté se fait entendre derrière elle, comme si un tremblement de terre passait par là. Elle se retourne et – juste ciel ! – c’est son mari qui vient d’enfoncer la porte de l’appartement de Martin.
— J’arrive à temps, s’exclame Ted, ne bouge pas, Alice !
Et il cherche à la saisir. Affolée, elle tire au jugé. Le rayon incandescent atteint Ted au creux de l’estomac et il s’effondre, en gargouillant, les mains crispées sur le ventre, mourant.
La porte s’abat avec fracas et voilà que du nuage de poussière émerge ce personnage singulièrement vêtu, rocambolesque, un vrai Napoléon. Ça alors, pense Martin. Au départ, une fille qui sonne à sa porte, s’invite, se déshabille, et juste au moment où il allait se la faire, voilà l’autre. Du Marx Brothers, en plus salé. Mais il n’a pas l’intention de se laisser faire. Il se retire de la fille pantelante sur le lit, et en trois enjambées, il a traversé la pièce pour intercepter le visiteur.
— Pour qui tu te prends ? demande Martin en l’envoyant cogner contre le mur.
La fille sautille derrière lui.
— Ne lui fais pas mal, glapit-elle, non, ne lui fais pas mal !
Ted s’attendait à tout, sauf à les trouver au lit. Il comprend qu’elle ait eu envie de remonter dans le temps pour tuer Martin, mais certainement pas pour coucher avec lui ; c’est absurde. Cela dit, il est parfaitement logique que, venue pour le tuer, elle ait voulu profiter de l’occasion. Avec les femmes, même avec sa femme, on ne sait jamais. Toutes les mêmes, des chattes en chaleur. Enfin, c’est quand même une chance qu’elle lui ait octroyé ce petit quart d’heure de répit.
— OK, Alice, dit-il, remets tes vêtements. Tu viens avec moi.
— Une seconde, monsieur, gronde Martin, vous avez un certain culot d’entrer comme ça.
Ted veut expliquer, mais les mots ne viennent pas. C’est trop compliqué. Il fait un geste qui va d’Alice à lui et de lui à Martin. La seconde d’après, celui-ci bondit sur lui et ils roulent tous les deux par terre.
— Qui êtes-vous ? tonne Martin sans cesser de cogner l’intrus contre le mur, un détective ou quelque chose dans ce goût-là ? Pour essayer de me faire chanter ?
Bang ! Bang ! Bang ! Il sent les petits poings de la fille frapper son dos. Elle hurle :
— Arrête ! Laisse-le tranquille, c’est mon mari !
— Ton mari ! s’exclame Martin.
Dégrisé, il lâche l’inconnu et se tourne vers la fille. Puis il comprend son erreur. À la périphérie de sa vision, il aperçoit l’homme lever ses deux poings comme un marteau au-dessus de sa tête. Martin veut s’écarter, mais trop tard. Trop tard. Les deux poings s’abattent avec une force terrifiante sur son crâne.
Alice ne sait pas quoi faire. Ils ont roulé au sol et se battent comme des chats sauvages, c’est Martin qui a le dessus, puis c’est Ted. Martin est plus jeune, plus grand et plus fort, mais Ted semble possédé de la force des déments. Il est fou furieux. Tous deux ont la figure en sang, et le mobilier vole en éclats. Spontanément, elle songe à s’interposer pour que cesse cette bagarre insensée. Mais elle se souvient que c’est la mort qu’elle est venue apporter, non la paix. Elle sort le laser de son sac à main et le braque sur Martin, mais les combattants roulent sens dessus dessous, et Ted se trouve dans la ligne de mire. Elle hésite. Après tout, tuer l’un ou l’autre, quelle importance ? Tous deux doivent mourir, d’une façon ou d’une autre. Elle vise posément. Elle aura peut-être les deux d’un seul coup. Mais au moment où son doigt se crispe sur la détente, Martin saisit Ted à bras-le-corps, le soulève presque et l’envoie à travers la pièce. La nuque de Ted heurte le mur avec un craquement sec. Ted s’effondre et ne bouge plus. Martin, secoué, se relève.
— J’ai l’impression que je l’ai tué, dit-il, mais bon Dieu, qui est ce type ?
— Ton petit-fils, dit Alice avant de se mettre à hurler comme une folle.
Ted, horrifié, regarde le corps affaissé à ses pieds. Ses mains vibrent encore du coup qu’il vient d’assener. Le côté gauche de la tête de Martin semble avoir été défoncé au bélier.
— Dieu du ciel, dit Martin, avec effort, j’ai fait ça ? J’ai tué mon grand-père ? J’étais venu le protéger et je l’ai tué.
Alice, les yeux exorbités, cherche, inutilement désormais, à couvrir sa nudité, un bras sur les seins et une main sur le pubis, et dit :
— S’il est mort, pourquoi es-tu toujours là ? Tu n’aurais pas dû disparaître ?
Ted hausse les épaules.
— Peut-être que je n’ai rien à craindre tant que je reste dans le passé. Mais dès que j’aurai posé le pied en 2006, je m’évanouirai comme si je n’avais jamais existé. Enfin, je n’en sais rien, je n’y comprends rien, et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
Alice, sortant de la machine, pose un pied mal assuré sur le sol du magasin de la Temponautics. Friesling est là. Les techniciens aussi. Friesling, souriant, dit :
— J’espère que votre voyage s’est agréablement déroulé, madame… euh… (Et ne trouve pas.) Excusez-moi, dit-il en rougissant, mais votre nom a dû m’échapper.
Alice répond :
— Je m’appelle Alice… euh, voyons… Vous voulez que je vous dise ? Mon nom de famille m’échappe complètement.
Tout le monde s’est réuni chez Martin pour fêter son quatre-vingt-troisième anniversaire. Il découpe le gâteau, et tous vont, à leur tour, l’embrasser. Quand vient le tour d’Alice, il la fait habilement passer derrière lui pour la dissimuler aux autres, et lui pince gaillardement les fesses.
— Ah, si j’avais cinquante ans de moins ! soupire-t-il.
Une belle journée de printemps, bien douce. Au bureau, tout s’est passé à merveille, trois nouveaux contrats d’un seul coup, et le retour sur l’autoroute était une vraie balade. Alice l’attend, toute belle dans sa belle robe affriolante, prête à sortir. C’est un jour pas comme les autres. C’est leur onzième anniversaire. Qu’elle est donc belle ! Il l’embrasse, elle l’embrasse et, d’un grand geste théâtral, il sort de sa poche les deux billets.
— Devine quoi, dit-il, deux semaines à Hawaii, à partir de mardi prochain ! Bon anniversaire !
— Oh Ted, s’exclame-t-elle, c’est merveilleux. Je t’aime, Ted, mon chéri.
Il l’attire de nouveau à lui.
— Je t’aime, ma chérie.
Many Marnions.
Traduit par Didier Pemerle.