III

La voix rauque, déformée par l’écho, répéta une fois encore :

— Jen ! Jen !… Est-ce que c’est toi ?

Un frisson glacial traversa Jen. Il cria :

— C’est moi, Mal Ken ! Je suis là, je viens !

Il dégringola les derniers mètres qui le séparaient du sol. La rue n’était qu’un champ de débris, de pierres et aussi de blocs d’un curieux matériau qui amalgamait des galets ronds et lisses à une sorte de mortier friable.

— Mal Ken ! appela Jen.

La voix de Mal Ken s’éleva à quelques dizaines de mètres. Elle venait bien de cette façade que Jen avait repérée précédemment.

— Ici, Jen !

Jen s’élança parmi les champs de débris. Quelques minutes plus tard, il était devant la façade. Violemment éclairées par la lampe, les pierres étaient luisantes, visqueuses. De profondes lézardes suivaient les jointements.

— Jen ! dit Mal Ken.

Il se trouvait à l’intérieur, derrière cette ouverture ronde éclatée, qui avait dû être une porte d’accès. Machinalement, Jen remarqua le bloc-radio de Mal Ken, posé à la base du mur, ainsi qu’un petit paquet noué dans une gaine isolante. Il pénétra dans la ruine.

Et tout de suite le pinceau de la lampe tomba sur Mal Ken.

Mal Ken, couché, étendu sur le dos. Mal Ken qui disparaissait presque totalement sous un énorme amoncellement de pierres et de débris, aux trois quarts enseveli. On ne voyait que le haut de son buste, sa tête et son bras gauche. Tout le reste de sa personne disparaissait sous les pierres écroulées.

Jen se précipita. S’agenouilla.

— Mal Ken ! souffla-t-il. Par les forces de l’espace, que t’est-il arrivé ? Qu’est-ce que…

Mal Ken eut un sourire difficile, qui éclaira une seconde son visage blême et griffé. De profonds cernes noirâtres soulignaient ses yeux ; ses cheveux rouges étaient encroûtés de sang séché. De sa main libre, il eut un geste vague, qui fit taire Jen. Il dit :

— Ne dis rien, Jen. C’est moi qui vais parler, et j’ai beaucoup de choses à dire… Ne l’avais-je pas promis ?

— Oui, souffla Jen. Mais attends… je vais te dégager, et…

— Pas la peine. Trop de risques… Il faut faire vite, et au moindre choc cette montagne de roches peut nous tomber dessus… Plus la peine, Jen. De toute façon, tout est fichu, là-dessous, et je dois être une vraie charpie… Écoute-moi. Je t’ai entendu venir, tout résonne, dans cette grotte. J’ai crié… Je n’osais pas espérer, et c’est toi… Écoute, tais-toi, Jen. Le seul service que tu puisses me rendre encore, c’est m’écouter. Il le faut. Si tu m’écoutes, tout ne sera pas perdu.

Il se tut un instant, fit des efforts pour retrouver un rythme respiratoire normal. Il devait souffrir atrocement.

— J’écouterai, dit Jen.

Mal Ken hocha la tête et dit :

— Gow… Gow a pu te rejoindre ?… Comment va-t-il ?

— Non, dit Jen. Gow ne m’a pas rejoint…

En quelques phrases, il expliqua.

— Pauvre vieux Gow, dit Mal Ken.

D’un geste de sa main libre et intacte, il indiqua l’éboulement, dit :

— Gow s’est fait coincer lui aussi par l’effondrement. Mais il a pu s’en tirer… Me dégager était impossible, et il avait perdu son fusil, tout. Il a filé, pour te prévenir. Pour te raconter. Nous nous étions dit adieu, Gow et moi…

— Gow ne m’a rien dit, répéta Jen. Il était mort.

Mal Ken eut un mouvement des paupières.

— Oui… Il faut que je te raconte, Jen. Tu es le dernier espoir, le seul espoir… Je ne sais pas par quoi commencer. Il faut que je fasse vite.

Jen s’accroupit, posa la lampe. Il demanda doucement :

— Cette mission était-elle la volonté de Melech et des Haut-Penseurs d’Armok ?

— Non, dit Mal Ken. Non… Tu as raison, c’est par là qu’il faut commencer. Écoute… L’Empire d’Armok est immense, et il couvre des centaines de mondes sur plusieurs galaxies. Chaque jour, ses limites s’étirent. Le peuple des sujets d’Armok obéit aux volontés des Haut-Penseurs, et à celle de Melech. Et nous servons Melech, nous servons cette soif de puissance, nous parcourons les mondes habités pour apporter la parole de Melech, et pour rallier à l’Empire des peuples entiers. Nous pratiquons l’ethnocide sur une immense échelle, au nom de Melech, pour Melech, et nous croyons fermement que c’est là le but véritable à atteindre… Porter la parole de Melech, agrandir l’Empire à toute force… Se comporter en fidèles sujets de Melech, et coloniser, coloniser toujours, pour la plus grande joie de nos cœurs, pour la joie de Melech qui nous soutient, du fond de son royaume de mort… Tu le sais, Jen, toujours plus loin…

Il déglutit péniblement plusieurs fois de suite, puis reprit :

— Seulement, c’est faux… Depuis des siècles, on nous enseigne que Melech, à l’aube des temps, avait parcouru les néants insondables, après la guerre entre les Fous et les hommes. On nous dit qu’il avait visité beaucoup de mondes, et que nulle part il n’avait rencontré de soutien. Il arriva sur Armok, et les gens d’Armok, « qui étaient fatigués » se souvinrent de lui et l’aidèrent. Il leur donna la puissance, avec pour mission éternelle de divulguer partout cette puissance, d’étendre sa Loi et gonfler son Empire… C’est ce qu’on apprend aux sujets de l’Empire, c’est ce qu’on leur inculque hypnotiquement dès leur premier souffle de vie.

— Oui, je sais, murmura Jen.

— Il y a ceux qui obéissent toujours, aveuglément, continua Mal Ken. Ceux qui se laissent guider sans savoir. Et il y a les autres. Les autres qui cherchent, qui creusent en profondeur, qui ne sont pas seulement satisfaits de ce qu’on leur dit. Qui repoussent le dogme. C’est une attitude dangereuse, Jen, car ces gens-là sont supprimés, sur Armok. On ne le sait pas… On ne le divulgue pas ; car ce serait avouer que certains s’éloignent de la parole de Melech et cela risquerait de déclencher la montée d’infernales marées d’émules. Je suis de ceux-là, Jen. Et Gow en était également. Nous nous cachons, nous taisons nos recherches et nos convictions, mais nous cherchons. Et nous sommes de plus en plus nombreux sur Armok et dans l’Empire. Certains d’entre nous appartiennent même au milieu des Haut-Penseurs. Oh ! il a fallu beaucoup de temps, des années et des dizaines d’années, pour en arriver là. Beaucoup de temps… Mais nous y sommes arrivés. Et nous sommes aussi arrivés à cette conclusion : Melech n’existe pas, Melech n’est pas un dieu, et il ne nous a point donné la puissance.

— Mal Ken…

— Laisse-moi parler. Je sais ce que tu peux ressentir… Mais je sais aussi que cette mission t’a changé, Jen. Je sais que tu es prêt, au fond de toi, à accepter mes explications. Écoute-moi. Du Livre de Melech, nous donnons l’explication suivante :

« Au début des temps, notre monde, Armok, n’avait pas encore de nom. Alors, sont venus de l’espace des peuples étrangers qui étaient humains, comme nous, et possédaient de grandes connaissances. Ils venaient d’un monde sensiblement identique au nôtre, qu’ils avaient quitté pour d’obscures raisons. Ils se sont intégrés au peuple de cette planète, et une société se forma, qui fut prise en main, peu à peu, par quelques hommes, par une classe particulière. Le monde s’appela Armok, et naquit l’Empire. Cette classe gouvernante était celle des Haut-Penseurs. Ils ne sont pas immortels. Jen. Ils vivent et meurent, et d’autres naissent, dans les profondeurs luxueuses d’Armok. En réalité, il s’agit d’une caste intouchable, qui a créé de toutes pièces cette déité qu’est Melech, et qui par elle tient fermement le peuple, profite des richesses de l’Empire. Une caste incroyablement bien protégée par ce peuple qu’elle a su transformer en sujets-esclaves qui ne savent plus penser eux-mêmes, ni agir ni rien… Qui sont les cellules impersonnelles du dieu Melech. Nous savons cela, car nous possédons des complices parmi cette caste. Et des siècles furent nécessaires pour en arriver là… Est-ce que tu m’écoutes, Jen ? »

Jen acquiesça. Son cœur battait sourdement.

— C’est ainsi, reprit Mal Ken après un temps, que nous avons pu prendre connaissance des vieux livres détenus par les Haut-Penseurs. Des vieux livres, et de très anciennes bobines d’enregistrements, en langage inconnu qu’il nous a fallu déchiffrer. Cela aussi a pris du temps et demandé beaucoup d’efforts. Mais finalement nous avons appris ce langage, nous avons pu déchiffrer les vieux livres. Et ils parlent effectivement d’un peuple qui avait fui dans l’espace, qui avait quitté son monde dévasté par la folie et la guerre. Ce peuple erra longtemps – des siècles et des siècles, peut-être – avant d’arriver sur Armok. C’est ce que disent les livres. Et nous avons trouvé aussi des cartes du ciel, des cartes de ce monde…

Il se tut. Ses lèvres sèches s’ouvrirent et se refermèrent plusieurs fois.

D’une voix blanche, Jen demanda :

— Ce monde, c’est… c’est B.4. ?

Mal Ken ouvrit les yeux, sourit de nouveau faiblement.

— Nous avons attendu longtemps, reprit-il. Les sondes étaient envoyées dans diverses directions de l’espace, et rapportaient des cartes. Mais aucune d’elles ne correspondait à celles qui se trouvent dans les archives des Haut-Penseurs. Même en tenant compte du changement qui s’est produit en dix mille ans, si l’on inclut dans cette période le voyage d’errance du peuple fuyard, avant qu’il touche Armok. Je pense que les Haut-Penseurs ne tenaient guère à envoyer des sondes dans cette partie de l’espace… Le temps passant, une sonde a pourtant été expédiée dans cette galaxie F.U.R. 5436. Elle en est revenue, et nous avons comparé les relevés spectrographiques. Corrections temporelles effectuées, cela correspondait. C’était là, Jen ! Ici !… Lorsque nous avons appris que le Murwik 3 partait en mission colonisatrice dans ce secteur, nos complices parmi les Haut-Penseurs ont fait en sorte que nous nous trouvions à bord, Gow et moi… Nous avions pour mission, nous, de nous emparer du vaisseau et de pousser plus loin ce voyage. Nous devions nous poser sur B.4. qui était, d’après nos calculs, cette planète d’où venaient, voilà plus de 5 000 ans, ceux qui s’installèrent sur Armok. Nous nous sommes posés. Notre planning d’exploration basé sur les cartes anciennes de ce monde visait trois centres principaux : Malhuk, Sondra et Gauwen. Trois villes, qui avaient en réalité d’autres noms, intraduisibles dans notre langage.

Mal Ken secoua lentement la tête, continua :

— Nous avons dû tuer Sand Mun, Jen. Parce qu’il se doutait, parce qu’il avait mis le nez dans nos cartes… Il était un trop lourd danger, et, véritable fidèle de l’Empire, il aurait tout fait pour se débarrasser de nous. Nous aurions aussi tué Ir Ghad, afin de prendre le commandement du vaisseau, si les fièvres de ce sacré monde n’avaient œuvré à notre place…

Il avait parlé d’une voix sourde, basse. Soudain, cette voix monta d’un ton :

— Il le fallait, Jen, comprends-tu ? Il fallait sacrifier Ir Ghad, peut-être d’autres, pour en sauver des milliards de milliards… Nous sommes arrivés sur B.4. Par précaution, nous nous sommes posés loin de l’endroit prévu sur les relevés cartographiques, loin des points notés comme pouvant être des villes. Par prudence, toujours, nous avons laissé la navette à l’orée de la jungle. Moins nous étions, plus nous avions de chances…

Jen avala sa salive, demanda :

— Mais… pourquoi, Mal Ken…

— Pourquoi cette mission ? Pour apporter au peuple de l’Empire la vérité ! Pour que cette vérité éclate, et que cesse le règne du profit des Haut-Penseurs ! Que cessent nos expéditions colonisatrices, qui ne sont, je l’ai dit, que des ethnocides perpétrés dans un horrible sentiment de bonne conscience. Nous ne sommes pas des êtres supérieurs, Jen. Nous ne sommes pas des dieux, ou des alliés, des privilégiés de Dieu. C’est un mensonge et une infamie qui ne sert que quelques centaines de personnes dans l’Empire. Nous sommes des hommes, de petits, de terribles petits bonshommes, au même titre que les humains des civilisations de Tergam, de Louthv, de Man’nn et de tant d’autres mondes que nous avons intégrés de force sous notre « protection », à qui nous avons fait l’inestimable cadeau – cadeau ! – de notre sacré fichu Melech !… Des hommes ! Des individus capables chacun de pensées propres, qui devraient vivre nantis du droit à l’inégalité, sans esprit de compétition sociale, capables d’actes qui ne soient pas dictés par la volonté de l’Inexistant ! Nous pouvons vivre à notre guise, au sein d’une société qui ne soit pas totalitaire dans son organisation et ses dirigeants, une société qui respecte le libre arbitre de chacun, veille à la sécurité et à la liberté de tous… Voilà pourquoi.

Il se tut un instant, ferma les yeux. Sa respiration était difficile, sifflante… Il reprit, d’une voix sourde, basse :

— Oui, Jen. Voilà pourquoi… Pour que les hommes aient envie de vivre, et n’acceptent plus les morts les plus ridicules, les plus inutiles – mais dites honorables – comme une volonté indiscutable de Melech. Pour que les enfants apprennent autre chose qu’obéir à Melech, c’est-à-dire aux Haut-Penseurs. Pour que s’écroule cet empire tyrannique… Pour qu’ils sachent, tous et toutes, que Melech n’est qu’un mot. Rien. Mais que ceux qui vinrent un jour parmi nous fuyaient un monde en proie à cette folie du pouvoir minoritaire, despotique, bouleversé par la guerre… Et ceux-là voulaient bâtir quelque chose de neuf… Et puis, et puis l’occasion était trop belle, parmi ce peuple d’ignorants qu’étaient nos lointains ancêtres ! Cela leur a fait oublier le premier dessein… Ils voyageaient depuis si longtemps dans l’espace ! De la folie mégalomane de quelques imbéciles est née l’idée de Melech. Voilà… Pourquoi tout cela, Jen ? Pour que des sujets-robots de l’Empire se souviennent et prennent conscience, justement, qu’ils sont des hommes. Pour le bonheur d’une race, de cent races, qui s’enlisent doucement dans la folie… Pour que n’éclate point un autre et gigantesque conflit, le jour où nos vaisseaux rencontreront ceux d’autres mondes qui n’accepteront pas, et à juste raison, la tutelle d’Armok et de son polichinelle Melech.

Il déglutit encore, acheva :

— Pour la Vie, Jen.

Et Jen était creux, brûlant. L’horreur, l’enthousiasme se mélangeaient en lui à doses égales… Et il se sentait gonfler l’enthousiasme insensiblement, en dépit de l’inconsciente barrière d’autodéfense, toujours levée au nom de Melech-Dieu…

Mal Ken continua :

— Il nous fallait des preuves… Des preuves éclatantes de ce que nous avancions. Avec ces preuves étalées au grand jour, les Haut-Penseurs ne pourront nier, ni lutter, et ils devront bien se dévoiler, quitter leur invisible royaume, leur soi-disant immortalité… Les livres anciens seront traduits pour tous. Et nous serons là, preuves à l’appui… Cette ville, Jen… Cette ville en ruine, écrasée, est celle que nous nommons Gauwen. Il y a eu, ici, une gigantesque catastrophe dans les temps reculés. Nous pouvons même penser qu’elle fut causée par des armes nucléaires… Ce mur, là…

De son doigt valide, il désigna le mur de la maison, derrière Jen. Le mur était recouvert de cet enduit gras et suintant qui ressemblait à une sorte de pâte minérale. Sur cette surface, on apercevait nettement la tache noire, avec, en son centre, cette autre tache d’une silhouette humaine. Comme si l’ombre avait été gravée dans l’enduit.

— Le souffle et la chaleur d’une bombe – ou de plusieurs – ont balayé la ville, dit Mal Ken. En une seconde, cet homme a été désintégré, brûlé net, et son ombre seule est restée imprimée sur le mur tandis que tout le reste était giflé par la claque de chaleur… Il y en a des centaines d’autres, dans cette rue… Et aussi des tas de rouille, des déchets de toutes sortes… Nous avons filmé. La caméra est là, dehors, avec le bloc-radio, et aussi quelques objets bien réels qui attesteront de notre découverte. Sur certains de ces objets sont gravés des signes identiques à ceux que l’on trouve sur les anciens livres détenus par les Haut-Penseurs. N’est-ce pas une preuve ?

— Oui, souffla Jen. Je te crois, Mal Ken… Je te crois…

— Ne sois pas triste, Jen. C’est la plus belle, la plus grande découverte de toute l’Histoire de notre monde. Je vivais dans l’espoir qu’un jour… et c’est moi, c’est moi qui l’ai faite, tu comprends ? Je vais mourir ici, mais où pouvais-je mourir plus heureux ?

— Tu ne mourras pas, dit Jen. Je vais te dégager, et…

— Attends. Il faut encore que je parle… Tu emporteras ces preuves, Jen. C’est à toi que je le demande. Tu les donneras au chef des services d’explorations colonisatrices : il est des nôtres. Tu feras cela…

— Oui, Mal…

— Ils te demanderont… Tu leur diras… cette ville, tu leur diras. Gow et moi, nous avons fureté partout… Nous étions fous de joie… Gow disait que les explosions nucléaires et thermonucléaires, jadis, ont certainement provoqué de gigantesques bouleversements géologiques. La croûte de B.4. a craqué, des volcans sont nés, des océans se sont soulevés… C’est une de ces fantastiques révolutions qui a englouti, probablement, cette ville dans les ruines de laquelle nous nous trouvons.

— Je le pense aussi, dit Jen. Mais… alors, les hommes-nains ?

— Oui… On peut imaginer que parmi ceux qui survécurent, certains réussirent à se terrer, se protéger… Mais soumis aux excès de radioactivité et au rayonnement terrible d’ultraviolet et de rayons cosmiques qui se déversèrent sur cette planète par une multitude de « trous » dans l’atmosphère protectrice, ils mutèrent… Progressivement, de génération en génération, ils oublièrent rapidement ce qu’ils avaient été. Ou certains se souvinrent, au contraire, mais de façon déformée… Je pense que dix mille ans plus tard, ils ont tout de même conservé un vague souvenir, très déformé, de ce que fut la catastrophe, peut-être sous forme de légendes ? C’est ainsi que j’explique leur attitude vis-à-vis de nous, et Gow avait vaguement conversé avec eux, suffisamment pour comprendre qu’ils nous considéraient comme « des dieux tombés du ciel et qui revenaient chez eux ». Peut-être savaient-ils, par leurs lointains ancêtres, que certains parmi eux avaient fui dans le ciel ?… Peut-être espéraient-ils, au fil du temps, le retour de ceux-ci ?… Cela explique en tout cas qu’ils nous aient ainsi guidés dans la direction de Gauwen. Car ils connaissaient l’endroit, qui est resté pour eux quasiment sacré, ou maudit, tabou. Ils n’ont pas voulu nous accompagner jusqu’ici.

— Oui, dit Jen. Maintenant, cesse de parler, Mal Ken, ne bouge plus, je vais te dégager, et…

— Je t’ai dit « non », dit Mal Ken. Trop risqué. Nous sommes entrés dans cette maison, et ce pan de mur s’est écroulé. D’ailleurs, je vais mourir…

— Tu as tenté de me sauver, Mal Ken, sur le champignon…

— Un bon sujet de l’Empire t’aurait laissé mourir, oui, car « c’était la volonté de Melech »… Tais-toi. En me dégageant, tu ne me sauverais pas, Jen ; je suis brisé, cassé. La seule aide que tu puisses m’accorder, c’est en racontant ce que tu as vu, lorsque tu donneras les preuves… C’est uniquement cela que tu dois faire, si tu le veux… L’avenir de l’Empire tout entier est entre tes mains, Jen Mahutri. L’avenir de milliards d’hommes, et leur bonheur… prends garde : il te faudra, pour les autres, inventer une histoire. Garde-toi de parler à tort et à travers… Lorsque tu appelleras la navette, ne dis rien… Cette mission est un secret pour tous, souviens-t’en.

Il souriait, puis ferma les yeux.

Une boule sèche nouait la gorge de Jen. Il aurait voulu parler, trouver des mots. Convaincre Mal Ken… Le convaincre de quoi ?

— Va, maintenant, dit Mal Ken, paupières closes. Va-t’en.

— Je m’en vais, dit Jen.

Mais il ne bougea point. Il était là, assis. Immobile. Son visage était dans l’ombre, et celui de Mal Ken également. La lampe était toujours braquée en direction du pan de mur sur lequel se découpait l’ombre figée depuis plus de dix mille ans.

Il était là, dans les ruines et la nuit d’une portion de ville enterrée.

Il prit la main de Mal Ken dans la sienne, et Mal Ken ne réagit pas.

Il était là, dans les ruines et la nuit d’une nouvelle coulait dans ses veines.

 

… Alors, il reposa au sol la main valide et raide de Mal Ken, se leva. Ses membres étaient lourds, ankylosés. Il prit sa lampe, quitta la maison écroulée pour se retrouver dans la rue et la nuit opaque. Dans l’énorme silence.

Il saisit le bloc-radio, passa les courroies du sac à son bras.

Il remonterait à la surface, appellerait la navette.

Mission accomplie.

La mission de quelques centaines d’hommes, face aux milliards de sujets de l’Empire. Sa mission à lui, maintenant. Et bientôt la mission de tous, hormis quelques centaines de Haut-Penseurs tyranniques.

Les preuves matérielles dont avait parlé Mal Ken étaient là, grossièrement empaquetées dans l’enveloppe isolante. Jen se baissa et ouvrit cette enveloppe.

Il y avait une sorte de boîte de bois dur, qui contenait un certain nombre de petits ronds métalliques passablement rongés par l’oxydation. Et divers autres objets sans forme, qui n’étaient plus que des masses de rouille, mais à qui une analyse sérieuse redonnerait une identité.

Il y avait également une plaque de métal lourd, sur lequel s’inscrivait en relief toute une suite de signes inconnus, les signes des anciens fuyards, des voyageurs de l’espace, les signes que l’on trouvait sur les livres séquestrés par les Haut-Penseurs.

Ces signes-là étaient rangés sur deux lignes – horizontales ou verticales, suivant le sens dans lequel on tenait la plaque – et ils formaient le dessin suivant :

 

AVENUE DES
CHAMPS-ÉLYSÉES

 

 

FIN