V

Comme il le faisait chaque matin, Mal Ken prit contact par radio avec la navette du point 2, puis avec le Murwik 3.

Dentrie, Vogth, Woll, Dantley et Man-Tree… C’était vrai qu’ils étaient là, qu’ils attendaient, fidèles aux ordres reçus, aveugles et soumis comme il convient de l’être pour un bon sujet de l’Empire. Vrai que la navette existait, que le Murwik 3, quelque part, existait…

Et c’était pourtant si lointain, dans l’esprit de Jen. Presque aussi éloigné dans l’espace que la planète mère Armok, à des milliards d’années lumière…

La conversation avec la navette, puis avec le vaisseau, ne dura guère plus de quelques minutes. Un rapport net et précis que Mal Ken débita d’une voix neutre. À bord des deux engins, tout allait bien : sur le Murwik 3, les hommes étaient très occupés par les réparations des navettes supplémentaires. Pour Vogth et Man-Tree, la situation semblait plus monotone : ils s’étaient enfermés à bord de la navette, protégés par un champ de forces magnétiques, et ils attendaient. Ils avaient été attaqués par une meute de tiques géantes, mais sans subir de dommages.

Mal Ken coupa le contact et rangea le bloc-radio dans son sac dorsal. Prêts, Jen et Gow attendaient. Ils se mirent en marche sur un hochement de tête de Mal Ken. Direction immuable : le nord.

Jen crut remarquer un instant d’hésitation de la part des hommes-nains ; il les vit échanger un rapide regard circonspect. Cela dura le temps d’un éclair, et les petits hommes saisirent leurs couteaux, leurs arcs et leurs flèches, ils accrochèrent à leurs ceintures de longs rouleaux de filin végétal et se mirent en marche. Ils suivaient la colonne avec discipline, sans que personne ne les eût engagés à le faire, ni avoir reçu la moindre invitation.

— Parole, ils s’incrustent ! sourit Gow.

Mal Ken sourit également.

Ils s’enfoncèrent rapidement dans la jungle serrée de champignons violets, retrouvant sous leurs pas le tapis gluant.

Après un certain temps, comme s’ils n’y tenaient plus, les petits hommes prirent d’autorité la tête de la colonne, afin de se rendre efficaces au côté de Gow, qui n’en finissait pas de mitrailler la jungle au fusil radiant. Ils maniaient leurs coutelas comme de véritables machines, et Gow, bon prince, les remercia d’une grimace charmée à laquelle ils furent très sensibles. Ils redoublèrent d’efforts, à tel point que, très vite, le chef d’équipage abandonna son fusil et remit le cran de sûreté.

Jen essuya la sueur qui baignait son visage, et se portant à hauteur de Mal Ken, demanda :

— Est-ce qu’ils connaissent le but de notre marche ? Est-ce que je suis le seul à l’ignorer ?

Pour toute réponse, Mal Ken – qui semblait d’excellente humeur… – eut un sourire amusé. Gow se racla la gorge et cracha.

— Ils nous mènent vers le nord, renchérit Jen. Ils suivent cette direction qui a toujours été la nôtre depuis le départ, et…

— Précisément, coupa Mal Ken. Pour eux, bien entendu, le terme « nord » ne signifie rien. Ils ont simplement remarqué que nous progressions dans une direction particulière et immuable. Alors ils continuent…

Un instant, Jen supporta le regard de Mal Ken sans faillir. Les explications du Premier reflétaient une logique certaine, et paraissaient sincères… Il ne dit rien.

 

L’habitude de la jungle s’était coulée dans chacun de leurs gestes, dans leur façon de voir, de respirer, d’écouter. Au fil du temps, ils étaient devenus des choses de la jungle, au même titre – presque – que les oiseaux minuscules et piailleurs ou les petits hommes nus.

Aussi, lorsque la débauche en délire commença doucement sa métamorphose, ils le ressentirent au plus profond de leur être avant de s’en apercevoir réellement de visu. Tout alentour, quelque chose changeait, et c’est ainsi que leurs gestes changèrent, leur façon de respirer, d’écouter. Puis, enfin, leur vision.

Jen s’aperçut soudain que le rideau des champignons et des arbres était moins serré, et que les arbres, ici, semblaient gagner en taille par rapport aux champignons.

La nature des cryptogames avait changé, également, et les espèces dominantes semblaient appartenir – d’après les connaissances mycologiques de Jen – aux familles des clitocybes et clavaires.

La jungle – ou, maintenant, la forêt – était jaune. Tous les jaunes ! Jaune brunâtre du sol et des mousses rampantes, jaune-orange des fuseaux emmêlés des clitocybes, qui poussaient par grappes et buissons, jaune plus sombre de leurs « ombrelles » à lamelles, jaune acide des bouquets de clavaires, comme de véritables arbres aux ramures emmêlées, chaque branche maîtresse terminée par un boisseau de tentacules élastiques. Jaune or fondu de quelques bosquets d’hydnes trapus… et le soleil, qui perçait enfin, qui dévalait, qui coulait au travers des feuillages tremblants.

La pénombre vaincue ne régnait plus en despote affamé, mêlant couleurs et formes. On pouvait, dans cet or, distinguer les nuances, roses tendres des aiguillons de l’hydne, chaleurs de feu des chapeaux-creusets des clitocybes, franche violence des clavaires rameuses, et aussi, parfois, le sang mauvais d’une panse de bolet satan à la rugueuse congestion, parfois l’éclat terrible de fleur vénéneuse du géastre solitaire, parfois, encore, l’horrible puanteur, immense et visqueuse, de la phalle pourrissante… Des fleurs éclatées parsemaient ce carnaval ; elles étaient roses ou blanches, leurs pétales épanouis comme des langues voraces, striées de couleurs plus intenses, ainsi qu’un vrai réseau sanguin courant à « fleur » de peau.

La nature du sol avait changé elle aussi. Les mousses étaient moins hautes et moins tentaculaires, les jaillissements boursouflés du mycélium blême avaient perdu de leur gloutonnerie. Le tapis de débris pourrissants était moins épais, laissant fréquemment la place à la terre nue, molle, ou bien encore à des effleurements de roc bleu, des litières de cailloux qui roulaient méchamment sous le pied.

La colonne continua d’avancer, au cœur de ce paysage en mutation. Bientôt – et cela se sentait – c’en serait fini de la jungle oppressante et de son haleine visqueuse. Bientôt…

Jen ressentit cette promesse avec soulagement… Et au bout de quelques instants, il s’aperçut qu’il était probablement le seul à réagir de la sorte. En effet la bonne humeur affichée par Mal Ken et Gow au début de l’étape avait disparu. Ils arboraient des expressions soucieuses, ou, plus exactement, tendues, crispées comme s’ils voyaient, eux, dans la métamorphose du décor un présage funeste, inquiétant : quelque chose de sérieux, en tout cas.

Le soulagement de Jen s’envola.

Il continua de marcher comme si de rien n’était, sans un mot. Mais de nouveau, et très brutalement, une oppression pesait dans l’air, une oppression qu’il respirait, avalait, comme un poison diffus qui se roulait en boule et criait au creux de sa poitrine et dans son estomac.

Quelques heures plus tard, la colonne tout entière marqua un temps d’arrêt.

Pour la première fois depuis l’instant où ils avaient pénétré dans la jungle, levant la tête ils voyaient le ciel. De petites portions de ciel, entre les enchevêtrements de chapeaux, mais le ciel… Sans échanger un mot, ils reprirent la marche.

Et c’est alors que les petits hommes qui menaient la progression obliquèrent soudainement vers l’ouest.

Un crochet brutal, que rien ne laissait prévoir dans la seconde précédente, et que nul obstacle, sur le terrain, ne motivait. Un angle droit, ou presque.

Jen laissa couler quelques secondes, et ravala son étonnement. Il voulait s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un détour sans importance, vite corrigé pour reprendre la direction initiale. Dix minutes plus tard, il était fixé : c’était bel et bien vers l’ouest que la colonne se dirigeait maintenant.

Et c’était normal.

Ni Mal Ken ni Gow n’avaient manifesté de surprise… Simplement, Mal Ken avait sorti de la poche ventrale de sa combinaison cette carte translucide qui donnait les indications de la route « dictée par Ir Ghad »… Un coup d’œil jeté sur cette carte, qu’il avait de nouveau glissée dans sa poche, et il avait allongé le pas.

Alors ?…

Alors, de toute évidence (et c’était fou ! incroyable !) les petits hommes savaient. Ils connaissaient le but du voyage, et Mal Ken savait et il n’en avait manifesté aucun étonnement. Mais, par Melech ! comment la chose pouvait-elle être possible ?

Dans les minutes qui suivirent, la surprise de Jen devait encore augmenter, mais pour d’autres raisons.

*
*   *

Le ciel avait de nouveau disparu, caché par la profusion des chapeaux de champignons. Toujours cet univers jaune, qui par réverbération colorait le visage des hommes et leur donnait un teint de malade.

Et soudain, les petits hommes qui ouvraient la marche stoppèrent. Se tournant vers Mal Ken et ses compagnons, ils eurent des gestes qui recommandaient le silence, la prudence. Tous se figèrent. Un long moment… Un long moment pendant lequel ils écoutèrent, tous les sens en alerte. Par gestes, les petits hommes échangèrent des « propos » incompréhensibles. Puis, l’un d’eux déroula le rouleau de filin tressé qui pendait à sa taille. Il en fixa une extrémité à une flèche, posa le trait sur son arc. Sans marquer l’ombre d’une hésitation, il visa la haute corolle du premier clitocybe venu. La flèche se ficha dans les lamelles saignantes, et le petit homme eut une grimace satisfaite.

Il assura la solidité de la prise en exerçant quelques tractions sur le filin déroulé, puis, satisfait, se mit à grimper au long du pied tordu du champignon. Quelques secondes plus tard, il se trouvait en haut, immédiatement sous le chapeau. Tirant alors de sa ceinture le couteau de bois, il se mit à tailler, et tailler encore dans les lamelles puis la chair vive du champignon.

— Par le Cosmos ! maugréa Gow, reculant vivement pour se protéger de la pluie de débris. Qu’est-ce qu’il fabrique ?

Mal Ken eut un geste pour lui recommander le silence. Les trois petits hommes qui étaient restés au sol se fendirent à tour de rôle de sourires rassurants. L’un d’eux, peut-être pour tromper l’attente, ramassa un débris de champignon dans lequel il mordit à pleines dents.

Là-haut, « l’alpiniste » taillait toujours. Et il trancha jusqu’à ce qu’une sorte de trou d’homme s’ouvre dans le chapeau du champignon. La dernière peau creva, inondant le petit homme d’une douche fraîche de rosée. Il n’y prêta aucune attention, saisit le filin et grimpa dans ce trou jusqu’à disparaître au-dessus du chapeau. Là-haut, il dut assurer de nouveau le filin, puis il se pencha sur l’ouverture et fit un signe de la main, les invitant à monter.

Ils montèrent. L’un après l’autre. Jen le dernier.

Arrivé au sommet, il s’aplatit comme tous dans le creux du chapeau humide, puis, rampant, remonta lentement vers le bord extérieur. Le spectacle qui s’offrit alors à leurs yeux était pour le moins… surprenant.

À moins de vingt mètres, couchée dans les « ramures » d’un gigantesque bouquet de clavaires dont le sommet affleurait la cime des arbres les plus proches, il y avait une araignée.

Une araignée qui atteignait peut-être six ou sept mètres de long – céphalothorax et abdomen compris – et dont les quatre paires de pattes s’accrochaient aux extrémités du champignon-buisson. La tête du monstre était partiellement cachée derrière les replis de ses pattes, mais on apercevait une partie des chélicères et la bouche.

La bête était entièrement velue. Brune. Son abdomen, dirigé vers le ciel. Et de la base de cet abdomen que terminaient les filières, jaillissait le long, long, incroyablement long fil de soie. Le fil de soie, d’un diamètre qui atteignait approximativement vingt à trente centimètres. Le fil de soie lancé en plein ciel, démesuré, sans fin, et dont l’extrémité disparaissait dans la brillance du soleil, là-haut, tout là-haut…

— Par la volonté de Melech ! souffla Jen.

Il échangea avec Mal Ken et Gow un regard ahuri ; les deux hommes étaient aussi pâles que lui. En revanche, les petits hommes nus paraissaient ravis, et ils avaient dans l’œil cette lueur coquine de quelqu’un qui prépare un bon coup. Distraitement, Jen vit que l’un d’eux était en train d’attacher un de leurs longs filins à une nouvelle flèche, tandis qu’un second, à l’autre bout du filin, ligotait des branchages qu’il avait montés du sol.

Interceptant le regard interrogateur de Mal Ken, Jen soupira. Il dit, entre haut et bas :

— Cette araignée va « s’envoler ». Elle file un long cordage (on ne peut plus appeler cela un fil) de soie, qui monte, monte dans le ciel en profitant des courants d’air chaud ascendants. Petit à petit, ce « fil », lorsqu’il atteindra la taille nécessaire, sera littéralement porté par l’air et les vents. Et l’araignée choisira son moment, pour se libérer du sol. Elle s’en ira, portée, planant au bout de son fil… À certaines saisons, sur Armok, des millions d’arachnides agissent de cette façon, et sont capables ainsi de franchir d’incroyables distances ; ceux qui passent au travers de tous les pièges tendus peuvent traverser des océans, « voyager » par la voie des airs d’un continent à l’autre… si les vents sont favorables.

— Et cette… cette charmante petite bête se prépare au voyage ?… souffla Mal Ken.

— C’est cela, dit Jen. Elle est d’ailleurs prête à partir, si l’on en juge par les soubresauts de son corps. Elle doit se cramponner de toutes ses forces. Là-haut, le fil est pris dans un bon courant d’air, et il l’entraîne.

Gow grommela :

— Et que pensent faire nos camarades, avec leurs flèches ?

— Nous allons le savoir, dit Jen.

Une idée avait germé dans sa tête, mais il la refoula, ne voulant y croire. Il remarqua, suivant l’inclinaison du fil qui jaillissait des filières de l’araignée, que le vent soufflait d’est en ouest…

Et c’est alors que deux des petits hommes se dressèrent soudain sur le rebord du champignon, chacun bandant son arc. Ils tirèrent en même temps. Une des flèches s’enfonça droit au-dessus de la bouche, touchant certainement les ganglions nerveux, tandis que l’autre se plantait au sommet de l’abdomen cuirassé et transperçait, elle, le cœur de l’animal.

Le monstre eut un sursaut atroce ; ses pattes se recroquevillèrent, brisant de nombreuses ramures du champignon-buisson. D’un seul mouvement, l’araignée bascula, roula, entraînée par son fil flottant. Elle se serait proprement envolée, si les petits hommes n’avaient halé précipitamment les filins accrochés aux flèches.

Le travail fut rapide, d’une efficacité ahurissante, et certainement ce n’était pas la première fois que les petits hommes opéraient de cette façon.

Sous l’œil ébahi des trois membres de l’Empire d’Armok, ils se balancèrent et passèrent d’un champignon à l’autre, arrimant l’araignée qui « flottait » sur le dos. Et puis ils grimpèrent hardiment sur le thorax de la bête, repliant ses huit pattes au-dessus de leurs têtes, les ficelant à l’aide de plusieurs filins, de manière à former une sorte de cage naturelle aux gros barreaux poilus.

Quand cela fut fait, ils se mirent à danser, appelant les autres.

— Ils ne vont quand même pas…, balbutia Gow.

— Si ! assura Mal Ken, et il souriait largement. Par le Cosmos ! il est évident que ce moyen de locomotion ne leur est pas inconnu. Et le vent court vers l’ouest !

Mal Ken avait compris – et accepté – ce que Jen avait cru deviner quelques instants plus tôt.

— Pourquoi l’ouest ? s’enquit perfidement celui-ci.

Mal Ken ne répondit pas. Il s’élança sur le pont de filin qui reliait leur champignon à celui de « véhicule volant ». Gow et Jen suivirent…

 

Ils s’étaient installés, dans le creux de la « cage », s’agrippant aux poils durs. Les petits hommes avaient lâché le filin d’attache, et le fil de soie avait tiré dans les airs la bête morte et son étrange équipage. Deux autres filins demeuraient, traînant au sol, terminés par ces branchages qui raclaient la surface de la jungle, à quelque cinquante mètres en dessous. Ils jouaient le rôle de lest et d’ancre marine tout à la fois. Il fallait voir les petits hommes, hilares, manœuvrer ces filins de façon à conserver toujours une même altitude…

— La première fois que je me balade en araignée, avait dit Gow.

Ils avaient ri. L’instant de première émotion passé, c’était somme toute bien agréable, cette navigation dans les airs, cette caresse du vent, cette lumière…

*
*   *

Ils se tenaient serrés dans les pattes recroquevillées d’une araignée, voguant au fil du vent…

Une mission secrète, ultra-secrète… Tellement secrète et importante que son but véritable ne figurait point sur les tables officielles de vol… Et ces petits hommes nus, qui ne connaissaient que la jungle de champignons d’un monde perdu à des millions de parsecs d’Armok, ces petits hommes savaient.

Comment était-ce possible ? Et comment Mal Ken pouvait-il accepter sans un battement de cils cette effarante évidence ?

Jen avait beau se torturer le crâne, il était dépassé.

Il se souvint que Gow avait « parlé » aux petits hommes. Avait-il pu leur faire comprendre, d’une façon ou d’une autre, que la mission se rendait à tel endroit, identifiable grâce à quelque détail particulier ? Un détail géographique que les nains blancs connaissaient ?

Peut-être…

Et chaque fois que le regard de Jen tombait sur le visage de Mal Ken, il rencontrait un mur. Il n’osait plus interroger.

Le jour coula.

 

Ils volaient, planaient, embrassés par l’araignée morte tirée par le fil.

Et la jungle jaune s’étirait sous eux, s’étirait… Et la jungle mourut.

Le premier, Gow remarqua ce changement.

En bas, les taches de cryptogames étaient de moins en moins denses. C’était un sol de pierres, de sable, avec de longues veines de roches vitrifiées. Quelques buissons, quelques touffes d’herbes brûlées… Une savane galeuse, très épaisse et quasiment impénétrable par endroits, clairsemée et chétive en d’autres places. Les arbres qui crevaient ce matelas ébouriffé, ou se dressaient sur les caillasses du désert, étaient très grands, squelettiques.

Le soir brûla. Rouge.

Depuis un moment, Jen avait remarqué une singulière activité de la part des petits hommes qui s’occupaient des filins de lest. L’altitude de vol diminua, diminua encore jusqu’à ce que l’araignée glisse à moins d’un mètre au-dessus du sol de pierres et de dunes. D’un coup sec, un des nains blancs trancha le fil de soie.

Il y eut une secousse assez forte, qui les projeta tous pêle-mêle, les fit rouler à terre. Lorsqu’ils se redressèrent, ils virent que les petits hommes étaient déjà debout, à l’écart, et qu’ils les contemplaient gravement.

On lisait sur leurs visages pâles les marques de l’appréhension, peut-être de la peur. Ils étaient là, figés, bras ballants. Leurs yeux allaient de Gow à Mal Ken et Jen.

Mal Ken et Gow ne bronchaient pas. Pendant un long instant, ils se contentèrent de laisser courir un regard pesant sur les étendues pierreuses, les flaques de brousse et les troncs épars, tandis que leur respiration retrouvait un rythme normal.

Puis Mal Ken se tourna vers Jen et dit :

— Eh bien, Jen ?

Il avait pris conscience, bien évidemment, de la perplexité grandissante de celui-ci. Et de toute évidence, aussi, il n’en attendait rien, n’en redoutait rien. L’attitude de Jen – il le comprit – quelle qu’elle fût, ne pouvait rien changer dans la route de Mal Ken.

D’une voix relativement sûre, Jen dit :

— Eh bien, quoi ?

Regards mêlés, un instant… Ce fut Mal Ken qui rompit le premier l’affrontement, avec sur ses lèvres un demi-sourire vainqueur. Il murmura :

— Rien, Jen… Rien…

Il cogna amicalement l’épaule de Gow. Celui-ci, après un temps d’hésitation très bref, se mit en marche. Vers l’ouest, toujours. Il dépassa la carcasse de l’araignée et les petits hommes, sans leur adresser le moindre regard.

Mal Ken suivit. Puis Jen.

Au bout d’une douzaine de pas, Jen se retourna. Les petits hommes n’avaient pas bougé. Ils s’étaient accroupis sur place, simplement, et suivaient toujours des yeux la progression du trio. Ils attendaient, comme au bord d’une invisible frontière… Et nulle force au monde n’aurait pu les obliger à franchir cette frontière, c’était évident.

Nulle force au monde n’était de taille à vaincre leur peur.

 

La nuit tombée ne ralentit point la marche. Elle ajouta au silence et à l’oppression.