I
C’était un long voyage. Un très très long voyage, pour le vaisseau spatial d’exploration Murwik 3 et son équipage. Ce qui restait de cet équipage…
Jen Mahutri était inquiet. La désagréable sensation d’angoisse était née à son insu, il y avait déjà plusieurs mois – il s’en apercevait maintenant – et elle n’avait fait que grandir. C’était peut-être la somme logique de toutes les vicissitudes du voyage…, une tension nerveuse « normale », qui se basait sur l’expérience des derniers temps et faisait naître ce sentiment de méfiance instinctive… Bien sûr… Jen Mahutri aurait voulu pouvoir s’en convaincre. Mais il ne pouvait pas. Et c’était précisément cela qui le gênait.
Il quitta la couchette de sa cellule, sur laquelle il était assis depuis de longues heures, désœuvré, tournant et retournant dans sa tête mille pensées noires, mille souvenirs. Ses mâchoires serrées s’entrouvrirent pour laisser glisser un long soupir abattu.
Il marcha jusqu’au hublot trapézoïdal, et après quelques secondes de molle hésitation, enclencha le dispositif de visualisation. Le blanc métal du hublot devint translucide, découvrant pour la énième fois aux yeux de Jen cette portion noire et profonde de l’espace.
Et la planète bleue…
« La treizième planète », songea Jen.
La treizième, et la dernière, pour ce programme d’exploration du Murwik 3. Celle qui n’était pas prévue au départ, et dont les coordonnées ne figuraient sur aucune tablette de bord.
Elle était là, tournant doucement sur elle-même, entraînant dans sa rotation les écharpes déchirées de nuages moutonneux, comme des fumées parasitaires ; elle était là, et l’on pouvait deviner les contours de ses continents, on pouvait même lire à l’œil nu le relief accidenté de certains massifs.
Elle était là… et elle n’aurait pas dû y être.
« Non, corrigea mentalement Jen. Ce monde est à sa place, bien entendu. C’est nous qui ne sommes pas à la nôtre. Voilà la vérité ».
Cette anomalie dans le programme prévu devait être pour beaucoup dans cette angoisse instinctive que ressentait Jen. Et puis la configuration même de cette planète, le résultat des analyses dont elle avait fait l’objet…
Jen soupira encore. Ses paupières, lentement, se plissèrent. Il jeta un coup d’œil distrait au chrono-bracelet qu’il portait sur l’avant-bras droit de sa combinaison. Encore une heure d’attente… Une heure avant cette conférence d’information promise par le Premier Mal Ken.
Il éteignit le hublot et retourna s’asseoir sur sa couchette.
Le malaise tournait. Depuis quand ? Encore, toujours la même question qui revenait sans arrêt, surgissant à la moindre occasion. La question-piège qui profitait d’une seconde de temps mort…
Avant, ce n’était que de la fatigue. Le lot ordinaire de toute expédition d’exploration intergalactique. Et cette exploration durait depuis un an. Un an, temps universel, un an pendant lequel le Murwik 3 avait chevauché l’espace, « bondissant » de planète en planète suivant un programme bien défini qui prévoyait une douzaine de mondes à reconnaître. Douze mondes, et parmi eux la planète UFT 56, sur laquelle ils avaient contracté cette sacrée fièvre inconnue qui avait creusé les rangs de l’équipage de façon abominable…
Avec cette fièvre assassine, les véritables ennuis avaient commencé. Mais l’angoisse ? Non, ce n’était pas encore tout à fait de l’angoisse, pas cette angoisse-là qui vous brûlait le cœur et vous faisait douter de la solidité des structures de l’univers…
C’était avant. Avant la mort de Ir Ghad, le Premier du vaisseau, le commandant.
Du temps qu’il vivait, jamais Ir Ghad n’avait parlé d’une treizième planète à explorer. Jamais.
Et puis il était mort, sur le sol rocailleux de la douzième planète. Tué lui aussi par cette sacrée fièvre de UFT 56. Comme le prédit le Code, c’est sur la douzième planète que Ir Ghad avait été enseveli. Melech-Dieu avait appelé à lui l’âme de Ir Ghad, et ce n’était pas triste ; c’était juste ennuyeux pour le retour du Murwik 3 vers Armok, la planète mère de l’Empire.
Mais il n’avait pas été question de retour. Mal Ken, jusqu’alors Second de vaisseau, avait pris la place du Premier décédé. Mal Ken était devenu Premier.
Et Mal Ken avait annoncé cette prolongation de mission, vers une mystérieuse et treizième planète. Il avait également décrété la quarantaine à bord du Murwik 3, chacun à son poste ou dans sa cellule, pour éviter les risques de contagion.
En fait, c’était bel et bien à partir de ces événements que l’inquiétude avait pris une ampleur démesurée dans le cœur de Jen Mahutri, dernier exobiologiste vivant à bord du vaisseau.
Il sursauta. Pendant quelques secondes, il crut avoir rêvé. Puis, de nouveau, trois légers coups furent frappés contre la porte close de sa cabine personnelle. Il se leva, marcha rapidement vers la porte qu’il déverrouilla. Avant qu’il puisse faire un geste ou dire un mot, le panneau était vivement poussé et un homme pénétrait à l’intérieur de la cabine, refermant aussitôt la porte derrière lui.
— Sand Mun ! s’exclama Jen. Par l’Empire, vous n’avez pas le droit de…
— Je sais, je sais, coupa Sand Mun. Je vous en prie, ne me dites pas que je ne devais pas, que j’ai désobéi aux ordres, ou Melech-Dieu sait quoi !… J’ai pris ce risque consciemment, Mahutri, et parce que je n’en pouvais plus…
Pendant quelques secondes, sans dire un mot, Jen considéra Sand Mun. Au fond de lui, il devait avouer que cette visite, pour étonnante qu’elle puisse paraître, lui causait un certain plaisir. Depuis le départ de la douzième planète, comme tous, Jen n’avait vu personne, sinon le visage de Mal Ken, sur les écrans du circuit intérieur.
— Venez vous asseoir, dit-il, un peu au hasard, avec un geste d’invitation en direction de la couchette.
Sand Mun, d’un mouvement de tête saccadé, refusa. Il se tenait toujours adossé contre la porte, et ses mains tremblaient. Il avait maigri, les traits de son visage étaient tirés, creusés et ses yeux brillaient d’un éclat bizarre.
— J’ai hésité, dit-il d’une voix sourde. J’ai longuement hésité… et puis… Il fallait que je parle, vous comprenez ? Nous restons douze à bord, sur un équipage initial de trente-quatre membres… Parmi ces douze, vous êtes le seul, je crois, à qui je puisse me confier… Le seul qui…
— Je vous en prie, dit Jen. Venez vous asseoir.
Sand Mun acquiesça d’un profond balancement de la tête. Il paraissait sonné, sous l’effet de quelque choc intérieur ; de toute évidence, il n’était pas dans son état normal.
L’espace d’une seconde ou deux – le temps que mit Sand Mun pour traverser la cabine et s’asseoir sur le rebord de la couchette – Jen Mahutri se demanda s’il ne devait pas tenter de prévenir Mal Ken, afin de dénoncer la désobéissance de Sand Mun. C’eût été son devoir… mais il n’en fit rien. En vérité, cette éventualité ne fit que lui traverser le crâne.
Comme s’il avait lu dans ses pensées à cet instant précis, Sand Mun dit :
— Je sais que je ne devrais pas, et que j’enfreins les lois. Je sais… mais j’ai fait mon choix.
— De quoi voulez-vous parler, ami ? demanda Jen avec un sourire qu’il voulait rassurant.
Le visage de Sand Mun se ferma. Il laissa tomber :
— Quelque chose… quelque chose n’est pas clair et net dans la situation que nous vivons. Je ne sais pas si d’autres sont comme moi…, ce que je sais, c’est que…
Il s’interrompit, eut un geste vague de la main. Il était comme quelqu’un qui cherche ses mots, ou qui n’ose plus, à la dernière seconde.
— Vous êtes inquiet, vous aussi ? demanda Jen.
Le « vous aussi » n’était qu’un souffle. Mais c’était suffisant pour que la lueur vive redevienne brillante dans les yeux de Sand Mun. C’était ce qu’il fallait pour que l’ethnologue se décide. Il planta son regard dans celui de Jen, dit :
— Il se passe quelque chose, Jen… et je sais maintenant que vous l’avez ressenti vous aussi. Nous sommes partis depuis une année de temps universel. Nous avons quitté Armok pour cette expédition d’exploration dans ce secteur de l’espace, afin d’y reconnaître les mondes susceptibles d’entrer dans la Grande Confédération de l’Empire d’Armok. Rien d’anormal à cela. Et puis les difficultés ont commencé. Ce n’est pas non plus ce qui m’inquiète. Ensuite, il y a eu cette planète UFT 56 et ce sacré microbe que nous avons attrapé en dépit de toutes les précautions prises. Là, il y a déjà quelque chose d’inquiétant…, je veux dire qu’un minuscule microbe soit capable de nous décimer de la sorte. Par la puissance de Melech, Jen Mahutri, vous êtes mieux placé que quiconque pour savoir que nous aurions dû venir à bout de ce microbe. Nous l’avons analysé, créé aussitôt le vaccin approprié ainsi que le sérum défensif ! Et malgré tout…
— Je sais. Malgré tout… nous restons douze.
— Oui. Autre chose. Je pense à la mort d’Ir Ghad, notre Premier vénéré. Je pense aux décisions prises par Mal Ken… Je pense à cette histoire de treizième planète…
Sand Mun agita ses mains, balança la tête de droite à gauche.
— Je n’y crois pas, reprit-il. Je ne parviens pas à y croire. Cette treizième planète ne faisait pas partie du programme initial, j’en suis absolument certain.
— Comment pouvez-vous l’affirmer ? s’enquit Jen.
— Je l’ai compris à notre dernière escale, Jen. Sur la douzième planète, pendant la cérémonie d’enterrement d’Ir Ghad. Je me suis débrouillé pour pénétrer dans le vaisseau avant tout le monde, et je suis allé au poste de commandement. Et… j’ai vu les tablettes de programmation de l’expédition, Jen. Elles comprenaient un programme de douze points d’exploration. Douze points, pas un de plus !
Jen Mahutri ne dit rien. Il s’était senti devenir froid, tandis qu’un long frisson lui courait dans le dos. Machinalement, il se tourna vers le hublot opaque. Depuis la couchette, Sand Mun suivit son regard, et dit :
— Oui, Jen. Elle est là, cette treizième planète, à des millions de parsecs de notre monde, en un point de l’espace qui jamais auparavant n’avait vu un vaisseau de l’Empire. Pourquoi, Jen ? Pourquoi sommes-nous ici ? Pourquoi cette planète ne figure-t-elle pas sur le plan de vol ? Pourquoi les programmes de vol de l’ordinateur central ont-ils été modifiés après ce qui aurait dû être notre dernière escale, après la mort de Ir Ghad et la prise de commandement par Mal Ken ? Pourquoi, Jen ? Pourquoi sommes-nous ici ?
Jen frissonna encore. Il détacha péniblement son regard du hublot opaque et reporta son attention sur l’ethnologue. Ce dernier transpirait et son teint plombé luisait de bien vilaine façon.
« Les fièvres, songea Jen Mahutri. Les fièvres d’UFT 56 ? »
Il les avait vus, ceux qui en étaient morts. Il les avait vus délirer, dans les quelques heures précédant le trépas.
— Je ne sais pas, dit-il. Mal Ken a pris le commandement, et il a donné des ordres.
« Et j’obéis, comme tous nous devons obéir, car le Premier d’un vaisseau est investi par Melech-Dieu. Car tout sujet d’Armok doit obéir aux ordres de ses supérieurs, sans chercher à comprendre, sans chercher… »
— Il a donné des ordres, oui ! gronda Sand Mun. Moi non plus, je ne sais pas, Jen. Ce que je sais, c’est que ce monde autour duquel le Murwik 3 tourne en orbite depuis trois jours n’était pas prévu au programme. Voilà ce que je sais. Et je dis aussi que si Ir Ghad n’était pas mort, nous ne serions pas ici !
— Sand Mun !
— Je le dis !
— Mais… vous accusez Mal Ken, notre Premier…
— Je l’accuse d’avoir pris lui-même, et lui seul, cette initiative. Lui, et peut-être Gow, également, qui ne le quitte jamais d’une semelle. Le jour où j’ai vérifié les tablettes, après avoir enseveli Ir Ghad, ce jour-là Gow m’a surpris dans le poste de commandement. Il ne m’a rien dit, et j’ai essayé de feindre du mieux possible. Mais j’étais sous le coup de la stupéfaction, après ma découverte, et je sais que j’ai très mal joué la comédie. Gow se doute de quelque chose. Je me sens surveillé, Jen, et… j’ai peur !
De grosses gouttes de sueur coulaient sur son front. Il ne les essuyait pas, les laissait rouler sur ses tempes, ses joues.
Jen allait répondre lorsque le petit voyant lumineux de l’écran vidéo clignota, en même temps que le léger vrombissement d’appel se faisait entendre. Sand Mun se leva, comme un ressort qui se détend. Pendant une ou deux secondes, bouche bée, il regarda l’écran terne, puis Jen.
— Partez vite, dit Jen. Il ne faut pas que l’on vous sache ici.
— Pourquoi appellent-ils ?
— Je ne sais pas, dit Jen. Cette conférence d’informations annoncée par Mal Ken, certainement. Il est un peu en avance, c’est tout.
Il saisit Sand Mun par le bras, le poussa vers la porte.
— Hâtez-vous, Sand. Votre propre écran doit tinter. Dépêchez-vous de vous mettre en rapport avec le poste central.
— Jen ! Jen, il faut…
— Vous avez bien fait de venir, coupa Jen. Mais par pitié, hâtez-vous !
Il ouvrit la porte et le poussa sans ménagement dans la coursive. Il eut encore, l’espace d’une fraction de seconde, la vision du visage torturé et pâle de Sand Mun, puis repoussa la porte et la verrouilla.
Puis il marcha vers l’écran vidéo.