III
Ils étaient douze, dans un vaisseau intergalactique puissamment équipé pour les longues quêtes d’exploration et les plongées affolantes dans cet autre univers qu’est le subespace.
Le Murwik 3 se poserait sur B.4., planète apparemment jumelle d’Armok, comme un double oublié, copie conforme qui possédait même sa lune satellisée. B.4., une lettre, un chiffre. Un point dans l’espace. Un monde quelque part, au bout de l’univers.
Et sur cette partie de B.4. qui devait voir l’atterrissage du Murwik 3, c’était la nuit. L’ombre alanguie, tombée comme l’aile d’un oiseau géant, effaçant toute lumière, gommant le ciel et pesant sur les choses de la terre. L’ombre molle, et là-haut dans les nues, les cent millions d’yeux aveugles des étoiles palpitantes.
La nuit, sur un paysage fou que les études des sondes lancées par le Murwik 3 n’avaient su deviner. La nuit, et quelque part le feulement sourd d’un fauve en chasse…
Mal Ken n’avait pas absorbé de somnifère.
Il était assis sur le rebord de sa couchette, les épaules tombantes, le front bas. Une expression soucieuse creusait ses traits. Tel quel, Mal Ken ne ressemblait en rien au Premier décidé et froid qui avait parlé quelques instants auparavant, devant les caméras du circuit intérieur. Il était un homme fatigué, comme rongé de l’intérieur par quelque terrifiant secret.
Longtemps il demeura ainsi, immobile, les yeux fixés sur un point du sol. Il n’avait pas allumé les rampes d’éclairage de sa cellule. La pénombre mangeait le contour des rares meubles de la pièce : une table pliante, la couchette, une rangée d’étagères magnétiques.
Dans un soupir, Mal Ken se dressa sur ses pieds, fit trois pas qui le conduisirent devant le hublot allumé. Il regarda l’espace.
Sur Armok, là-bas, la nuit était l’occasion d’une débauche de lumières dans les villes. Lumières de toutes les couleurs. Même les arbres, sur Armok…
Mais sur ce monde-là, sur cette boule bleutée…, comment était la nuit ? Comment était le jour ?
Mal Ken soupira encore.
Il était seul, et jouer n’était pas nécessaire ; il n’y avait plus personne à tromper.
L’angoisse était en lui, au creux de son souffle, dans chaque battement de cœur. L’angoisse du passé, mais celle de l’avenir, surtout. Simultanément, une excitation brûlante coulait dans son sang, frissonnait sous sa peau.
Car il savait, Mal Ken, que le but était là. Tout proche. Son but à lui.
Ce n’était plus l’utopie, ni les rêves fous, ni les espoirs qui n’osent pas vraiment, les incertitudes enivrantes.
C’était vrai.
La planète existait. Sur cette route du ciel tracée par les ordinateurs de vol, elle s’appelait B.4.
Mal Ken lui donnait un autre nom.
Elle était réelle et le Murwik 3 allait se poser dessus. Dans quelques heures.
« Nous devons obéir aux ordres de Ir Ghad, qui parlait pour Melech-Dieu »… C’était ce qu’il avait dit. Oui. C’était ce qu’il fallait dire. Le seul moyen, pour tenir l’équipage à merci.
Mal Ken eut un sourire amer, un hochement de la tête.
La lumière explosa brutalement dans sa cellule, inondant le sol et les murs blancs. Mal Ken sursauta et cligna des paupières. Gow se tenait sur le pas de sa porte.
Ils échangèrent un coup d’œil et Mal Ken porta une main à son visage, suivant du bout des doigts les rides qui creusaient son front.
Gow dit :
— C’est une mesure de prudence obligatoire, Mal. Nous ne pouvons faire autrement… Je suis certain qu’il se doute de quelque chose. Je viens de relever la bande d’une caméra témoin dans les coursives. Quelque temps avant ta déclaration, il a quitté sa cabine. Il est passé outre tes consignes d’isolement. Je suis certain qu’il est allé rejoindre un autre des…
— Lequel ?
— Impossible de savoir. Peut-être Mahutri, ou Dentrie, je ne sais pas…
— Où est-il, à présent ?
— Dans sa cellule, comme les autres, Mal Ken acquiesça.
Bien, dit-il. Est-ce que… tu es prêt ?
Gow eut un mouvement de tête affirmatif.
— Bien, répéta Mal Ken.
Un frisson glacé trembla au long de son dos. Il suivait Gow dans la coursive faiblement éclairée, après avoir soigneusement refermé la porte de sa cellule derrière lui.
*
* *
Plusieurs sentiments contradictoires se bousculaient dans le cœur de Jen Mahutri.
Il en ressentait, finalement, un malaise de plus en plus affirmé.
Cette « rallonge » imprévue à la mission initiale du Murwik 3. L’étrange attitude de Sand Mun… Et puis la révélation, par la bouche même de Mal Ken. Révélation de quoi ? De rien. Confirmation, plus exactement, du mystère. Une planète perdue, qu’il fallait explorer suivant un certain trajet défini par avance… Pourquoi ? Pour qui ? Pas de réponse. Quelque chose de brûlant.
Personne ne savait. Pas même Mal Ken. Ou s’il savait…
C’était fou ! Pour quelles raisons un Premier de la race aurait-il joué ce jeu, et caché une vérité essentielle à ses compagnons ? Ce n’était évidemment pas digne d’un élu de Melech. C’était… inconcevable. Quasiment contre nature.
Et ce n’était pas tout. Cette mission folle, qui devait prendre le départ au bout de la nuit sur B.4., cette mission n’était pas la sienne. Exclu. Il resterait là, avec Muph Dantley et Dentrie. Sur le vaisseau…
Et puis, cette planète… Cette fantastique ressemblance avec Armok. Soit, la pluralité des mondes habitables, aux mêmes conditions qu’Armok, était un fait établi, prouvé et reconnu depuis longtemps. Mais jamais encore les expéditions civilisatrices n’avaient rencontré de sœurs à ce point jumelles. Cela pouvait-il avoir un rapport avec l’importance de cette mission, avec le secret dans lequel elle avait été préparée ? Cela avait-il un rapport avec le but de l’exploration terrestre ?
Jen Mahutri aurait volontiers donné tout ce qu’il possédait pour monter avec les autres à bord de la navette planétaire, dans quelques heures. Il avait l’intuition qu’en demeurant à bord, il passerait à côté d’événements exceptionnels. Oui, tout ce qu’il possédait… Mais il possédait bien peu : ses connaissances, quelques vêtements, un titre de Scientifique de l’Empire, et l’enregistrement personnel du Livre de Melech.
Mal Ken avait su le dire : qui donc était de taille à vouloir éclairer le mystère ? Qui donc pouvait se dire capable de tracer son chemin dans les méandres de la pensée de Melech ?
Jen Mahutri se retourna sur sa couchette.
*
* *
Ainsi, les fièvres de 56 ne l’avaient pas épargné.
Il en était certain, à présent.
Et il comprenait mal. Ou trop bien.
L’équipage en entier avait posé le pied sur cette planète infernale, UFT 56. Et tous, ils avaient approximativement passé le même nombre d’heures dans l’atmosphère pesante et trouble de la Maudite.
Comment ce virus – s’il s’agissait réellement d’un virus – avait-il pu faire un choix ? Pourquoi les fièvres avaient-elles tué certains membres de l’équipage, dont Ir Ghad, et pourquoi en avaient-elles épargné d’autres ?
Ou bien la période d’incubation variait-elle suivant les individus ?
Mal Ken ne semblait pas touché. Ni Gow. Ils ne seraient jamais touchés.
Sand Mun avait senti monter en lui les premiers frissons de la fièvre, et il avait compris que la mort était là, toute proche, et qu’elle ne lui laisserait guère de temps. Il fallait qu’il parle. Qu’il parle… Il avait choisi Jen Mahutri.
Il fallait qu’il…
Melech-Dieu ! Une histoire incroyable, mais vraie. Qu’il avait devinée.
Et tout à l’heure, devant tous, Mal Ken avait eu le front de parler de ces « divers courants de pensée, qui n’étaient pas encore un danger, mais qui pouvaient le devenir rapidement »… Mal Ken était-il un monstre ?
La sueur coulait à grosses gouttes sur le front de Sand Mun, sur ses joues creuses, dans son dos et ses reins. Il était incapable de rester plus de vingt secondes à la même place, et des bouffées de nervosité le projetaient perpétuellement d’un bout de la cellule à l’autre. Ses mains poisseuses se joignaient, se tordaient, son regard était injecté et hagard.
Il s’immobilisa soudainement.
Sur le seuil de la porte, Gow et Mal Ken se tenaient debout. Gow et Mal Ken le regardaient.
Il comprit immédiatement.
Un éclair traversa son cerveau et, à tout hasard, il maudit Jen Mahutri.
Il recula jusqu’à sa couchette, s’y appuya.
Gow ouvrit la bouche et prononça quelques mots, que Sand Mun n’entendit point. Il savait que c’était fini, et cela venait appuyer ses soupçons. C’était affreux.
Il se dit qu’il aurait dû crier, tout à l’heure. Profiter de la conférence pour crier bien haut ce qu’il avait deviné, pour les mettre en garde, tous !
Gow avança.
Il ne restait rien. Rien. Sinon se bien conduire devant la mort, ainsi que l’enseignait le Livre de Melech. Sand Mun rassembla ses dernières pauvres forces dans ce but.
Il remarqua dans la grosse main de Gow la pastille plate d’inoculation. Et de lui-même, ou presque, Sand Mun présenta son bras, plus exactement il n’offrit aucune résistance lorsque Gow l’empoigna.
Il eut un regard rapide, par-dessus le crâne du chef d’équipage, qui se planta dans celui de Mal Ken. Pendant une fraction de seconde, il crut déceler dans les yeux froids du Premier une certaine lueur de compassion, une fraction de seconde, de regret…
Et puis il s’écroula.
Gow soutint le corps de Sand Mun, l’allongea doucement sur la couchette. La pastille était toujours collée sur l’avant-bras de l’ex-ethnologue. Du bout du doigt, Gow fit glisser le curseur, et les aiguilles microscopiques se rétractèrent, libérant le petit disque ovoïde. Sur la peau blême de l’avant-bras, aucune marque, et même un examen au microscope, si besoin était, ne révélerait que les réseaux et les sillons des pores.
Empochant la pastille inoculatrice, Gow hocha la tête et dit :
— Il serait mort rapidement, de toute façon…
Il se mit à fouiller la cabine avec soin.
Mal Ken était toujours debout sur le seuil, et il regardait le corps de Sand Mun.
Lorsqu’il eut terminé sa fouille, Gow interrogea le Premier du regard. Pour toute réponse, Mal Ken haussa une épaule, lourdement. Une ombre triste passa dans le regard de Gow, tandis qu’un faible grondement roulait dans sa gorge. Il dit, sur le ton d’un reproche amical :
— Tu le savais, Mal… Avant notre départ d’Armok, tu savais que ces choses-là étaient inévitables…
Mal Ken acquiesça :
— Je savais, oui…
Il eut un petit geste vague de la main. Son regard retrouva sa dureté coutumière.
— Rien trouvé ? interrogea-t-il.
— Rien, dit Gow.
— Il faudra transporter le corps à la salle de médecine, et annoncer cette mort demain matin. Ceux qui restent à bord devront s’en occuper.
Gow acquiesça.
*
* *
Le bourdonnement de l’écran télévid fit sursauter Jen Mahutri. Il se leva, mit le contact. Et se trouva nez à nez avec le visage de Gow, qui emplissait tout l’écran.
— Excuse-moi, si je trouble ton repos, dit Gow.
Jen eut un mouvement nerveux des épaules, essaya de sourire.
— Je ne dormais pas, dit-il.
— Sand Mun ne viendra pas, dit Gow abruptement. (Jen se sentit pâlir) Il y a quelques instants, nous avons essayé de l’appeler, afin de mettre certaines choses au point. Comme son télévid ne répondait pas, je suis allé jusqu’à sa cabine.
— Oui ? souffla Jen.
— Il est mort, dit Gow.
Loin, très loin tout au fond de Jen, quelque chose se brisa. Bougea, comme une vague floue qui se levait.
— Mort, Sand Mun ?
— Mort, dit le visage triste de Gow. Sand Mun était malade, touché par cette fièvre 56…
Un court moment de silence s’installa sur la stupéfaction de Jen, sur le regard inquisiteur de Gow. Puis le chef d’équipage reprit :
— Cette mort nous est cruelle, Jen. L’équipe d’exploration a besoin d’un scientifique. Tu remplaceras Sand Mun, et Woll restera ici à ta place.
— C’est bien, dit Jen Mahutri, sur un ton qui ne parvenait pas à cacher, tout de même, sa satisfaction.
— Prépare-toi, dit Gow.
— Je me hâte, dit Jen.
Gow disparut de l’écran.
Et Jen Mahutri était planté comme une bûche au milieu de sa cabine.
Sand Mun… mort… Les fièvres de 56…
Les fièvres dérangeaient l’esprit, rendaient fou…
Melech-Dieu avait décidé la mort de Sand Mun, et il n’y avait pas à le regretter. Regretter Sand Mun, c’était, d’une certaine façon, s’opposer à la volonté de Melech-Dieu. Avouer son désaccord.
Cette chose qui était née en lui, et que Jen avait baptisé « malaise », avait gonflé de façon très nette. Mais Jen choisit de l’ignorer.
Melech l’avait choisi. Loué soit Melech-Dieu…