II

Le premier jour de marche…

Le premier jour de marche, au cœur d’une jungle étouffante de lichens géants mêlés aux vagues ébouriffées des mycéliums. C’était une forêt de cratelles, les pieds des champignons devenant, par leur gigantisme, de véritables fûts élancés et tordus, réunis parfois à leur base en grappes de quatre ou cinq individus. Les « troncs » grimpaient, s’évasaient pour devenir corolles, à même hauteur que d’autres véritables troncs d’arbres écrasés par cette démesure.

Les mousses couvraient le sol, levant le fouillis de leurs brins velus sur un bon demi-mètre de hauteur, formant des bandes géantes de mycorrhizes échevelées.

Une foule d’odeurs tenaces, pénétrantes, enivrantes, se dégageaient de ces « broussailles », du sol spongieux, des champignons eux-mêmes, pour s’empanacher d’autres odeurs qui étaient celles des résines et des aiguilles dures des pins, des feuillus rabougris. Le soleil était ailleurs, rejeté. Cognant comme un perdu sur le toit de corolles, il ne pouvait s’infiltrer jusqu’au sol, sinon par de rares interstices. Sous les chapeaux serrés des champignons, une chaleur de serre régnait, pesant sur la pénombre violacée.

Aucune trace, ni le moindre passage, bien entendu, dans ce chaos. Un mur compact, qu’il fallait creuser au fur et à mesure de l’avance. Pas à pas. Les fusils radiants maniés par Gow et Batbury crevaient l’épaisseur moite, les draperies de mousses, les « troncs » suants des champignons noirs.

Ils avançaient en file indienne, lentement, prudemment. Pesamment. Les bottes s’enfonçaient parfois jusqu’en haut de leurs tiges dans un tapis mou qui mélangeait toutes sortes de pourritures, dégageant des effluves âcres. Ou bien alors, si le terrain devenait sec, ils trébuchaient dans les mailles blanches des mycéliums volants, contre les racines des arbres.

L’atmosphère humide n’était pas faite pour faciliter la progression.

Très rapidement, les hommes qui marchaient au cœur de cet enfer tranquille, comme une ridicule colonne de fourmis, ressentirent les premiers effets de la fatigue. Jen Mahutri comme tous.

Les muscles de ses jambes, tout d’abord, se nouèrent. Et la gangue plombée monta dans ses reins, ses épaules. La veille, près de la navette, ils avaient sérié le matériel d’équipement. Ils en avaient fait six paquets, glissés dans un nombre égal de sacs ; et chaque membre du commando portait un de ces sacs sur son dos. Un bon poids…

Six.

Ils restaient six.

Gow et Batbury pour ouvrir la marche, puis Mal Ken. Ensuite, venaient Jen, Marten, et Soorg.

Man-Tree et Vogth avaient été désignés pour garder la navette.

 

Le terrain montait. Le sol, couvert d’une épaisse couche de feuilles et d’herbes en cours de putréfaction, devint particulièrement glissant. La forêt de champignons avait changé d’aspect : il y avait toujours ces bouquets de cratelles violacées, mais ils étaient de plus en plus rares, et disséminés parmi d’autres espèces – que Jen identifia comme étant des individus appartenant au groupe des basidiomycètes. Amanites vertigineuses, aux volves démesurées jaillissant de l’humus, aux pieds éplucheux de plusieurs mètres de diamètre, parfois crevassés, rongés – et, par Melech, quelle devait être la taille des insectes capables d’un pareil appétit ! Amanites aux bagues molles et pendantes, avec, là-haut, tout là-haut, les « parapluies » de lamelles imbriqués les uns dans les autres, avec cette pluie douce et voletante de spores légers qui se balançaient dans les brassements de courants d’air… Couleurs… Couleurs pâles et glacées des citrines, aux moindres éraflures bleuissant comme la mort, ou bien rosées, rosâtres, et l’impression qu’un vrai réseau sanguin courait dans la chair blême. Amanites, tricholomes… et d’autres, à la chair fibreuse, d’autres couverts de squamosités, d’autres qui pleuraient de tous leurs pores un sale lait rouge et puant… Et puis d’autres encore, qui n’avaient point de pieds mais se présentaient comme d’énormes boules blanchâtres, ou couvertes de piquants, crevant les mousses et les feuilles des arbres… D’autres enfin, comme d’énormes buissons jaunes et gluants, caoutchouteux…

Gow balayait le tapis à coups de fusil, jusqu’à découvrir le sol et ses pierres noircies par le jet de chaleur. Ils avançaient au centre d’une sorte de tranchée dont les bords supérieurs leur arrivaient plus haut que les épaules.

Sous la combinaison de Jen, la sueur était froide, poisseuse. Chaque mouvement déclenchait une caresse très désagréable.

« Combien de temps ? s’interrogeait Jen Mahutri. Combien de temps, et pourquoi ? Vers où ? »

D’ordinaire, ils survolaient les planètes en rase-mottes, ou à faible hauteur, à bord des navettes. Ils cherchaient les présences humaines, bien entendu… Ou les signes, les indices.

Qu’espérait donc Ir Ghad et après lui Mal Ken, en s’enfonçant de la sorte dans cette… jungle, et en marchant vers le nord magnétique de ce monde ?

Jen s’ébroua. Il n’avait pas à savoir, pas à chercher. Il était un sujet, et son rôle se bornait à entasser des notes et des informations sur l’environnement. L’environnement… Une mer de cryptogames géants. Des arbres qui n’étaient pas touchés, eux, par le gigantisme, et qui vivaient en symbiose étroite avec l’océan de champignons… Des lichens, des mousses. De nombreux oiseaux, de taille apparemment normale. Des cris…

— Pause ! cria Mal Ken.

La colonne stoppa immédiatement. Pendant quelques secondes, hagards, ils échangèrent des coups d’œil hébétés. Mal Ken comme les autres portait sur le visage les signes de la fatigue. Ses traits étaient marqués, creusés, sa crinière rouge très emmêlée. La sueur, comme un masque, brillait sur sa peau.

— Des gélules régénératrices nous feront le plus grand bien, dit-il dans un souffle.

Jen esquissa un geste, comme s’il voulait se débarrasser du sac de matériel qui lui creusait les reins.

— Non, dit Mal Ken. Nous allons repartir.

Debout dans la trace creusée au fusil radiant, ils avalèrent les gélules, attendant quelques secondes, figés, que les premiers effets se fassent sentir.

Jen ferma les yeux. Sur l’écran noir de ses paupières baissées, d’incroyables couleurs se mirent à danser.

— Jen ? dit la voix de Mal Ken.

Il rouvrit les yeux.

— Cette jungle ? interrogea le Premier.

Jen eut un faible haussement d’épaules. Il dit :

— Mutations… Je n’explique pas autrement cette super-croissance des cryptogames, au détriment de tout le reste. Il semble que les végétaux n’ont pas été touchés, eux… il semble surtout que ces seuls végétaux sont ceux qui peuvent jouer un rôle dans la symbiose avec les champignons. Tous les autres ont disparu… d’après mes premières observations.

— C’est tout ?

— La mutation a dû toucher également certaines espèces animales, et curieusement, de celles qui savent résister le mieux à toutes sortes de bombardements de radiations diverses. Je me souviens de l’araignée… Melech veuille que nous ne nous trouvions pas face à face avec un scorpion ; ils doivent avoir une certaine allure !

Mal Ken eut un sourire distrait et s’éloigna pour rejoindre Gow. Tous deux déballèrent le bloc-radio, afin d’établir le contact avec le Murwik 3 d’une part, et la navette d’autre part.

 

La marche avait repris depuis cinq minutes à peine, lorsque Marten hurla.

Un cri atroce, qui traversa Jen comme un coup de poignard et se perdit aussitôt dans un énorme vrombissement.

Instinctivement, Jen plongea en avant, sans savoir, bousculant Mal Ken et les autres. Il entendit de nouveaux cris. Se redressant, il aperçut tout d’abord, au-delà de Soorg, un tourbillon fou qui brassait les feuilles recouvrant le sol. Des couleurs rousses et jaunâtres, des éclairs bleutés.

Mal Ken hurla :

— Reculez ! Reculez !

Jen se sentit agrippé par le bras, tiré vers le haut de la trace montante. Devant lui, Soorg se retourna à quatre pattes, et grimpa lui aussi…

Alors, ils virent nettement ce qui se passait, à quelques dizaines de pas. Ils entendirent les bourdonnements furieux qui jaillissaient de ce tourbillon.

Il put voir cette abeille gigantesque qui roulait, se tordait, eh oui ! gueulait ! Il put voir Marten se débattre entre les pattes lourdes et poilues de ce « fauve ».

Une abeille… Immense, le thorax couvert de poils bruns, la tête balancée spasmodiquement, avec ces yeux énormes… Une abeille dont les ailes vrombissantes créaient un formidable déplacement d’air, brassant les feuilles et les faisant voler en tout sens… Elle sautait sur place, roulait, faisait d’incroyables bonds, l’abdomen tordu et essayant visiblement d’empaler le malheureux Marten sur son dard.

Une onde glacée pétrifia Jen.

Melech seul savait d’où sortait ce monstre, et pour quelle incroyable raison il s’était attaqué à Marten, qui fermait la marche de la colonne. Une abeille normale n’attaque que pour se défendre, et parce qu’elle se croit en danger. D’une façon ou d’une autre, Marten avait-il commis quelque action qui pouvait faire croire à cette bête…

Gow se laissa glisser en catastrophe jusqu’à Jen et Mal Ken. Les dents serrées, grognant, il fit mine d’épauler son fusil. La main ferme de Mal Ken se posa sur le triple canon, abaissant l’arme.

— Tu risques de tuer Marten également.

Deux bonnes secondes s’écoulèrent avant que Jen, pétrifié par la grandeur sauvage du combat, se rende compte que l’attitude de Gow et les paroles de Mal Ken étaient pour le moins étranges. Pourquoi tenter de sauver Marten ? Marten était condamné : le dernier des soutiers de vaisseau miteux l’aurait compris au premier coup d’œil.

Et Marten lui-même devait le savoir, au sein de sa panique. Il n’attendait rien de personne, aucune aide : son destin, depuis son premier souffle de vie, était entre les mains de Melech. Et Melech avait dressé ce « fauve » sur la route de Marten, il n’y avait pas à chercher plus loin. Pourquoi tenter de sauver le sujet Marten ? Parce qu’il pouvait être utile à l’expédition ? Et parce que l’expédition était utile à l’Empire ? Mais l’Empire tout entier n’était-il pas dans les mains de Melech-Dieu ?…

L’abeille avait agrippé Marten dans ses griffes. Ses énormes tarses noirs et luisants battaient le sol. Elle bascula sur le côté, se tordit, et d’un mouvement bref transperça le malheureux de son dard, en pleine poitrine.

Gow hurla, appuya sur la détente de son arme.

Alors, la bête sauta sur place, pattes emmêlées, tête tordue, dans l’éclair flamboyant qui lui brûla les ailes et la « crinière ». Elle retomba comme une masse, le thorax perforé. Morte.

Ahuri et tremblant, Jen regarda Gow. Celui-ci était pâle, le masque dur ; il laissa couler un instant avant de baisser son fusil.

— Allons, dit Mal Ken, d’une voix cassée.

Ils se relevèrent, marchèrent et glissèrent vers le corps de Marten, à quelques mètres de celui de l’abeille. L’infortuné gisait, bizarrement tordu, au pied d’un long champignon jaunâtre qui pleurait des larmes de sang. Une plaie béante s’ouvrait dans sa poitrine.

Mal Ken s’agenouilla, redressa l’homme mort : le sac qu’il portait toujours au dos ne contenait plus qu’une bouillie informe de débris.

Mal Ken eut un soupir, laissa aller le corps.

— Il faut l’ensevelir, lâcha-t-il entre ses dents. Vite !

Son regard, une seconde, croisa celui de Jen. Une seconde. Et Jen Mahutri haussa les yeux.

— Premier contact avec l’élément vivant de ce monde, dit Batbury…

Gow, qui se redressait, dit d’une voix sourde :

— J’ai déjà vu pas mal de choses étranges, mais comme celle-là… Si jamais nous avons à nous bagarrer contre un essaim de ces… de ces bestioles…, cela risque de faire un certain carnage.

Il regarda Jen, hocha la tête.

Jen dit, un peu distraitement :

— Une incroyable mutation. C’est ce que je disais… Il semble que les insectes soient les seuls animaux vivants, qui aient non seulement survécu à je ne sais quel éco-cataclysme, mais, qui plus est, aient muté… Comme ces vagues de mycélium, donnant naissance à de véritables jungles de champignons et de moisissures…

Il marqua un temps et reprit, après avoir passé sur son front une main lasse :

— Il faudrait étudier sérieusement ce spécimen… Ces spécimens. Un examen approfondi au niveau cellulaire. C’est impossible, naturellement, dans les conditions où nous nous trouvons… La métamorphose s’est probablement faite progressivement. Encore que cela ne soit pas si certain…

— Et la cause de ces mutations ? interrogea Mal Ken.

— Mille causes possibles, dit Jen, dans l’état de nos connaissances… Pour une raison quelconque, le bouclier atmosphérique de cette planète a pu se trouver perméable aux rayonnements cosmiques et aux ultraviolets solaires. Ce qui suffit pour tuer certaines espèces vivantes, et créer sur d’autres des mutations monstrueuses. Si cela s’est produit ici, une grande partie de la végétation s’est certainement trouvée détruite… Je ne sais pas. Je songe aussi à une catastrophe qui aurait modifié le champ gravitationnel de la planète, provoquant des séismes divers, et toujours certaines mutations cellulaires des organismes vivants. Il y a mille possibilités…

— Oui, dit Mal Ken. Et… pour l’homme ?

— Je ne puis rien affirmer, dit Jen. Il se peut que l’espèce ait été totalement détruite. Mais il est possible que certains spécimens, mutants ou non, aient été préservés, ce que je pense ; et continuent le chemin d’une certaine évolution. Une branche de l’espèce, qui pourrait vivre ailleurs. Si nous quittons la jungle bientôt…

— Nous ne quitterons pas la jungle bientôt, coupa Mal Ken.

Jen supporta son regard une fraction de seconde. Puis le Premier s’adressa à tous :

— Nous devrons nous méfier de semblables attaques… À la moindre alerte, tirez et tuez ces monstres.

Jen dit :

— Melech-Dieu met ces monstres sur notre route. S’il veut que les monstres nous tuent…

Mal Ken sourit ; un curieux sourire. Il dit doucement :

— Melech-Dieu veut également que tu m’obéisses, Jen Mahutri. Et moi, je n’ai nullement l’intention de me laisser éventrer par ces… ces manifestations de la Vie, comme tu les nommes. Les seuls contacts possibles entre ces monstruosités et nous se résument à cela !

Il indiqua, du doigt, successivement, le corps de Marten et la masse énorme de l’abeille brûlée.

Ajouta brièvement :

— Nous devons repartir ! Que l’on enterre Marten.

Il tourna les talons, mais Gow demeura. Curieusement, Jen eut l’impression, un instant, que le fusil radiant de ce dernier était depuis un moment dirigé sur son ventre…

*
*   *

Ils avaient enseveli Marten.

Ils avaient repris la marche.

À un moment, l’ombre s’était faite vraiment noire et épaisse, et puis elle s’était dissipée.

Ils marchaient.

L’absorption régulière de gélules régénératrices avait un effet hallucinogène certain. Ils marchaient.

C’était la jungle de cryptogames. L’ombre glauque, les remous végétaux. Un univers dément qu’ils traversaient maintenant sans fatigue.

Ils marchaient.

De nouveau, l’ombre s’était transformée en noirceur.

*
*   *

La nuit.

Combien de nuits, déjà ? Et de jours ? Les drogues étaient un bon soutien physique, mais côté mental, elles embrouillaient sérieusement…

Gow parlait de trois jours et trois nuits.

Il ne devait pas se tromper.

Trois jours et trois nuits… Et pourtant, ce n’était pas long. Jen avait parfois l’impression de marcher au centre de chaos depuis des années… Trois jours dans les champignons…

Au terme d’une quête cosmique qui durait depuis une année de temps universel (hors les plongées en hyperespace), ils se retrouvaient là, dans cette incroyable jungle, et ils marchaient vers… Ils marchaient vers rien. Ils coupaient droit vers le nord magnétique, en direction de RIEN. Pour obéir à la volonté d’Ir Ghad.

Jen eut un sourire, comme un faible haussement des épaules. Il se sentait malade, véritablement. Non pas dans son corps, mais dans son esprit, dans ses croyances. Il devait se l’avouer.

Sand Mun avait dit : « Et si Melech ne voulait rien de tout cela ? »

Sand Mun était mort.

Tué dans sa cellule… par les fièvres…

Jamais Ir Ghad ne leur avait parlé de B.4. et de treizième planète.

Ir Ghad était mort.

Tué par les fièvres…

Mal Ken avait posé le Murwik 3 en un lieu désert, précis, et très éloigné de cette jungle. Il avait laissé la navette à l’orée de la mer de champignons. Il ne s’intéressait pas aux habitants possibles de cette planète et avait une curieuse attitude – de curieuses façons – comme si, en dépit de ses affirmations, comme s’il connaissait, lui, le but de cette marche.

Mal Ken…

Jen laissa errer son regard sur le bivouac au cœur de la nuit. Le premier bivouac.

Un maigre feu de feuilles plus ou moins sèches et de branchages plus ou moins verts palpitait dans l’ombre verdâtre. Soorg et Batbury étaient assis à contre-jour. Plus loin, difficilement visibles, Mal Ken et Gow devisaient à voix basse. Les hauts et grêles pieds de champignons bizarrement spiralés cernaient l’endroit.

Mal Ken et Gow. Toujours Mal Ken et Gow…

Le malaise de Jen Mahutri avait pris de l’ampleur à son insu, et les gélules anti-fatigue, qui obscurcissaient l’esprit, n’avaient pas été de taille à lutter contre cette tenaille insidieuse qui lui pinçait le cœur. À présent, le sacré malaise éclatait. Il montrait les dents.

Et tout autour, la jungle engloutie dans la nuit visqueuse piaillait, ricanait…

 

Et là, tout près, sous le couvert de quelque bourrelet de mousses géantes, sous le filet serré du mycélium éparpillé, des yeux curieux épiaient les cinq hommes assis autour d’une langue de feu.

Des yeux humains…