19

 

 

        Comment ça s'est passé ? s'enquit Zeke le même soir, lorsqu'ils se retrouvèrent chez Riley pour les ultimes réglages de la campagne.

        C'était... intéressant.

  Riley en était à son deuxième scotch. Mais il comptait bien ne pas s'arrêter en si bon chemin. L'alcool l'aiderait sûrement à démêler cette situation inextricable.

        Tu veux dire, intéressant... dans le bon sens ?

  Derrière ses paupières closes, Riley se représenta l'après-midi qu'il venait de consacrer à un porte-à-porte dans Los Lobos.

        Une trentaine de personnes m'ont ouvert leur porte. Parmi lesquelles vingt-six, environ, m'ont expliqué qu'elles ne voteraient pour moi que quand les poules auraient des dents.

  Zeke poussa un juron.

        A cause de tes histoires avec Gracie, je suppose ?

  Riley hocha la tête. Qui aurait pensé qu'une petite pièce surgie de son passé viendrait gripper sa belle machine à vaincre ?

        Ces fichues « Chroniques », marmonna-t-il. Tout a commencé là. Des tas de gens qui n'avaient jamais entendu parler de nos démêlés passés se sentent impliqués maintenant dans l'histoire. Ils prennent parti. En l'occurrence, celui de Gracie. Moi, je suis le méchant.

  Rien que de penser qu'il allait échouer si près du but à cause d'une... une broutille pareille...

        Tu dois avoir envie de l'étrangler, dit Zeke.

        Pas vraiment.

  Ce serait pourtant une réaction logique. Mais, en dépit de la rage qui l'habitait — cela représentait quatre-vingt-dix-sept millions de dollars, tout de même ! sans parler de sa vengeance longuement mûrie —, Riley ne pouvait se résoudre à blâmer Gracie pour ce fiasco. Elle n'avait rien fait de mal...

  La question se posait, néanmoins : pourquoi ? Pourquoi ne pas rejeter la faute sur Gracie ? Si elle n'était pas revenue à Los Lobos, rien de tout cela ne serait arrivé, c'était incontestable.

  Justement, songea-t-il en vidant son verre d'un trait, les yeux fixés sur les rayonnages de la bibliothèque. Il n'avait pas du tout envie de refaire l'histoire et d'effacer les derniers jours — du moins pour la partie qui concernait Gracie.

        Alors, qu'est-ce qu'ils suggèrent ? Que tu te montres plus attentionné avec elle ?

        Ils disent que je devrais l'épouser.

  Silence.

        Et pourquoi pas ? fit Zeke.

  Riley se tourna vers son directeur de campagne et le dévisagea.

        Tu me conseilles de me marier avec elle ?

        Oui. Pour les élections. Ecoute, ce n'est pas une idée si absurde... Tu pourrais t'entendre avec elle pour un mariage temporaire, le temps de remporter la mise. Tu ne serais peut-être même pas obligé de l'épouser pour de bon, il suffirait de vous fiancer. Gracie est une gentille fille, elle serait d'accord.

  C'était sans doute vrai, songea Riley. Connaissant Gracie... Elle s'en voudrait terriblement et ferait tout ce qui était en son pouvoir pour le tirer de ce mauvais pas.

        Non, dit-il.

  Zeke le fixa d'un air incrédule.

        Quoi, « non » ? C'est tout ? Tu ne vas même pas lui poser la question ?

        Non.

        Mais pourquoi ? C'est la solution idéale ! Quel est le problème ?

  Bonne question. Mais Riley n'avait pas envie d'y répondre. Il serait allé jusqu'à proposer le mariage à Gracie, si elle était tombée enceinte. Mais des noces ou même simplement des fiançailles de circonstance, non, certainement pas !

        Je ne suis pas disposé à jouer avec sa vie avec une telle désinvolture, déclara-t-il. Laisse tomber, Zeke. Nous trouverons autre chose.

        Je n'ai rien d'autre à te proposer.

        Alors creuse-toi la cervelle. C'est pour ça que je te paie, il me semble. Et grassement.

  Zeke se racla la gorge.

        Riley, les élections sont dans moins d'une semaine. Je ne peux pas redresser la barre en quelques jours sans utiliser Gracie. Elle est ton dernier atout, tu dois bien feu rendre compte... ?

        Trouve mieux.

        Mais...

  A court d'arguments sans doute, Zeke se tut et hocha la tête d'un air accablé.

        Je verrai ce que je peux faire.

 

   Quarante-huit heures avaient passé, et Gracie n'arrivait toujours pas à assimiler la situation.

  Elle aimait Riley. Elle l'aimait ! Folie ou pas, Riley lui faisait battre le cœur plus vite. Il éveillait dans son corps des sensations délicieuses et le moindre de leurs baisers déclenchait un feu d'artifice. Et puis c'était un homme bien. Elle s'imaginait sans difficulté partageant son quotidien indéfiniment, faire des enfants avec lui, vieillir à ses côtés...

  Le seul point délicat, c'était la manière dont elle lui révélerait la vérité.

        Après les élections, se dit-elle pour la centième fois en étalant le fondant à la spatule sur le dernier étage du gâteau.

  A ce moment-là et pas avant, il aurait la liberté d'esprit nécessaire pour se pencher sur sa relation avec elle.

  D'ici là, elle se bornerait à savourer ces sentiments tout neufs chez elle. Et elle travaillerait sur le gâteau de la Société du patrimoine.

  Ses croquis et ses moules préférés étaient toujours chez Pam, mais elle s'était souvenue du schéma de base. Elle avait tablé sur un gâteau carré en cinq parties, à monter en décalé. Pour la déco, ce serait un nappage blanc, un dessin natté sur le pourtour et des fleurs toutes simples pour garnir le sommet.

  Avant d'attaquer la décoration, elle consulta par acquit de conscience le schéma qu'elle venait de crayonner. La tête lui tournait un peu, comme si elle manquait de sommeil. Ce n'était pas étonnant, elle n'avait guère dormi ces derniers temps. Mais, tout de même, ce malaise diffus...

  Elle se dit, un peu rêveuse, qu'elle était surtout en manque de Riley. Ils s'étaient parlé plusieurs fois au téléphone, mais les élections l'occupaient tellement qu'il n'avait pas pu trouver le temps de passer la voir. Quel dommage ! Elle aurait bientôt un besoin urgent de sa dose.

  Les nattes vinrent sans difficulté sous la lame du couteau. Elle avait créé des dizaines de gâteaux de ce même modèle par le passé. Les roses étaient déjà prêtes, il ne resterait qu'à les piquer une par une au centre une fois les bords terminés.

  Mais, au fil des heures, à mesure que le gâteau prenait forme et consistance, son corps à elle parut se désintégrer. La migraine s'était installée. Ses membres se faisaient de plus en plus lourds. Planter les dernières roses lui prit un temps fou, tant elle avait du mal à se concentrer.

  Enfin, les différentes parties du gâteau furent emballées dans des cartons rose pâle, prêts à être livrés le lendemain matin. Elle mit l'ensemble au frais avec mille précautions, referma la porte du réfrigérateur et sentit la pièce tourner. Mauvais signe...

  Elle s'assura que le four était éteint, puis gagna la chambre à l'aveuglette pour s'effondrer sur le lit. Une voix, dans sa tête, lui souffla de retirer au moins ses chaussures, pour se glisser sous la couette. Mais elle avait très, très sommeil, elle se sentait très, très faible, et le reste du monde s'effaça promptement de sa conscience.

 

   Quelle heure pouvait-il être ? Gracie battit des paupières. La chambre n'en finissait plus de tourner, mais le plus incroyable, c'était qu'elle puisse trembler de froid et brûler de fièvre en même temps. Sa bouche était sèche et son corps si douloureux qu'elle regretta presque d'avoir repris connaissance.

  Au prix d'un effort surhumain, elle ajusta sa vision à l'écran du réveil, et tenta de comprendre si la nuit était passée ou non. Le soleil brillait. Est-ce qu'il faisait beau, quand elle avait plongé dans le lit ?

  Les chiffres s'obstinant à rester troubles, elle se força à se lever pour tituber à travers la maison jusqu'à son portable. Elle composa alors un numéro enregistré tout récemment dans son répertoire.

        Allô ?

        Riley ?

  Oh ! ça faisait un mal de chien de parler. Elle avait des aiguilles dans la gorge.

        Gracie ? C'est toi ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

        Je...

  Elle se traîna vers une chaise et s'affala dessus.

        Je ne me sens pas très bien, articula-t-elle. J'ai dû attraper un virus ou un truc comme ça. Je...

  Le trou, brusquement. Qu'est-ce qu'elle devait lui dire, déjà ? Ah, oui.

        Le gâteau. On est samedi ?

        Oui.

        Bon. Samedi. Je ne l'ai donc pas manqué !

  Je ne l'ai donc pas manqué. D'où lui était venue cette phrase toute faite ? Un film, sûrement, songea Gracie dans un brouillard, un vieux film... Elle ferma les yeux.

        Dickens ! s'exclama-t-elle d'un ton triomphant. Le conte de Noël! « Je ne l'ai donc pas manqué! Les esprits ont tout fait en une nuit. »

  Il y eut un long silence à l'autre bout de la ligne.

        Tu es malade jusqu'à quel point, Gracie ?

        Sais pas. Mais le gâteau doit aller à la Société du patrimoine. Je ne peux pas l'emporter. Tu peux l'emporter ? Tu peux l'emporter et le remonter là-bas ? Tu peux l'emporter et le remonter et t'en occuper là-bas ?

        Oui. Arrête d'essayer de parler. Tu as de quoi manger ? Est-ce que tu te nourris ?

        Ma salade de thon, mais j'en ai pris un morceau hier et je n'en veux plus.

        Tu bois ?

        De l'alcool ? Non !

        Mmm... J'arrive avec des remontants. Donne-moi une heure.

        Je ne bouge pas, dit Gracie. Je vais me recoucher, même.

  Ses paupières étaient de plus en plus lourdes. Elle se toucha le visage. Brûlant.

        Je ne dois pas être très présentable, ajouta-t-elle.

        Je survivrai. Tâche de te reposer en attendant.

        O.K.

  Le téléphone lui échappa des mains. Elle songea à le ramasser mais le sol était si loin... Depuis quand s'était-il éloigné comme ça ?

        La semaine dernière, décida-t-elle en se hissant sur ses pieds.

  Elle tangua un moment, puis se fraya un chemin vers sa chambre, où elle tenta de se déshabiller. Le chemisier disparut sans difficulté, le soutien-gorge aussi. Mais le pantalon résista, si bien qu'elle le laissa là où il était, avec les chaussettes. Et les chaussures... Bah ! Perdues en route.

  Elle prit une chemise de nuit dans un tiroir, avec un certain mérite car, en se penchant, elle manqua tourner de l'œil. Elle parvint, tant bien que mal, à enfiler la chemise par-dessus la tête, avant de s'écrouler sur le lit. Elle dormait déjà.

  Des coups violents et répétés à la porte la réveillèrent en sursaut.

        Ça va, ça va... J'arrive...

  Sa voix était faible, tout éraillée. Elle poussa sur ses mains pour s'asseoir sur le lit. Puis il fallut se mettre debout. Mais une fois à la verticale, ce ne fut pas si difficile de tituber le long du mur du vestibule, en se cognant à tous les meubles.

        C'est comme au flipper, gloussa-t-elle en ouvrant la porte. Je veux mes extra balls !

        Tes quoi ?

  Les sourcils froncés, Riley la dévisagea attentivement. Puis il plaqua la paume sur son front.

        Tu as de la fièvre, dit-il.

        Ah... C'est quoi ? dit Gracie en montrant le sac brun qu'il avait dans les bras. C'est pour moi ?

  Elle fit un pas en avant pour jeter un coup d'œil dans le sac — mais son pied glissa, ou peut-être refusa-t-il de lui obéir, comment savoir, elle se sentit plonger, plonger dans le noir...

  Deux grands bras solides la cueillirent au vol. Elle se retrouva en train de planer en direction de sa chambre.

        Paracétamol pour la fièvre, décréta Riley en l'allongeant sur le lit. J'ai appelé Diane, elle m'a tout expliqué. J'ai acheté des comprimés avant de venir. Et aussi de la soupe. Mais je ne devrais pas te laisser seule...

  Alanguie sur l'oreiller, Gracie soupira.

        Alors, reste. Je veux bien.

  Ses yeux se fermaient tout seuls. Elle les rouvrit brutalement.

        Le gâteau. Tu dois emporter le gâteau. C'est samedi, hein ?

  Il s'assit à côté d'elle et brossa doucement les cheveux qui lui tombaient sur le front.

        Je vais appeler ta sœur. Donne-moi son numéro.

        Laquelle ? Non, attends. Alexis. Appelle Alexis. Mais c'est pas la peine, je vais bien, très bien...

  Riley composa tout de même le numéro qu'elle lui donna et se mit à parler. Gracie fit de son mieux pour écouter. Elle voulut lui répéter de ne déranger personne, qu'elle survivrait seule. Il avait apporté de la soupe, non ? Il y avait de la soupe ?

        Elle sera là dans deux heures, annonça Riley Je vais l'attendre avec toi.

  Ce plan lui allait très bien, sauf que...

        Le gâteau. Emporte-le maintenant, s'il te plaît. Ils doivent s'inquiéter. Les cartons sont dans le frigo.

        Les cartons, tu dis ? Il y en a plusieurs ?

  Gracie hocha la tête, ce qu'elle regretta aussitôt amèrement. Cette migraine...

        Cinq. Je pensais les monter en décalé comme des rues. Tu sais, pour figurer un plan de ville... Avec une colline au sommet. Enfin, tu feras comme tu veux, le tout c'est que ça ressemble à quelque chose. Il y a cinq boîtes. Je te l'ai dit ?

        Oui. Pourquoi est-ce que tu as gardé ton jean sous la chemise de nuit ?

        Trop dur à enlever.

        Attends.

  Il lui retira le pantalon en un tournemain et rabattit la chemise.

        Sous la couette, ordonna-t-il. Je vais te border.

  Quels mots agréables à entendre... Elle aimait bien avoir cet homme auprès d'elle. Dans un coin de sa tête, une pensée confuse se fit jour. Mais laquelle? Elle avait quelque chose à lui dire... Ou à lui cacher, peut-être?

        Comment va la campagne ? articula-t-elle.

        Bien.

  Il regardait ailleurs. Bizarre. Y avait-il...

  Oh ! Elle l'aimait ! Voilà, c'était ça, le secret. Il lui brûlait les lèvres, maintenant, ce secret... Elle eut tout à coup l'envie folle de prononcer les mots, rien que pour voir sa réaction... S'il tenait à elle, ce serait peut-être une bonne chose. Et si...

        Gracie ?

  Elle entendit son prénom, mais le son venait de très, très loin. Ses paupières étaient devenues beaucoup trop lourdes pour qu'elle les garde ouvertes. Tout était lourd. Et chaud. Si chaud...

 

   Gracie roula sur le côté et découvrit qu'elle était trempée. Son corps était glacé, frigorifié, sa chemise de nuit toute mouillée. Elle ouvrit les yeux d'un coup et regarda autour d'elle, s'attendant presque à trouver l'océan dans sa chambre à coucher.

  Mais il n'y avait qu'Alexis, assise sur une chaise dans un coin. Sa sœur leva la tête et lui sourit.

        Est-ce que tu es de nouveau saine d'esprit ?

  Gracie battit des cils.

        Qu'est-ce que tu dis ?

        Tu délirais quand je suis arrivée. Riley m'a dit qu'il t'avait fait avaler de force deux cachets de paracétamol, mais tu es restée brûlante un bon moment. Comment te sens-tu, à présent ?

        J'ai l'impression d'être tombée dans la piscine.

  Sa sœur s'approcha du lit.

        La fièvre a dû tomber, alors. Tant mieux ! dit-elle en lui touchant le front. Oui, c'est presque froid. Est-ce que tu as une petite faim ?

  Gracie soupesa la question.

        Je meurs de faim, répondit-elle enfin. Je ne me rappelle pas m'être endormie. Je ne me rappelle plus grand-chose, en fait... Oh ! le gâteau !

        Riley s'en occupe. Tu l'as appelé à temps...

        Ah ?

  Elle fouilla sa mémoire. Quelques images floues surnageaient, mais elles tenaient plutôt du rêve.

        Je ne sais pas ce que c'était comme virus, mais il était aussi violent que bref. Je vais bien maintenant...

        Doucement. Je vais te préparer un bol de soupe avec des toasts. Pendant ce temps, essaie de t'installer sur le canapé, que je puisse changer tes draps.

        Tu n'es pas obligée de faire tout ça pour moi, Alexis. C'est le week-end... Et Zeke ? Tu ne devrais pas être avec lui ?

        Ne t'inquiète pas, il travaille sur la campagne de Riley, ensuite il viendra me chercher vers 18 heures pour que je l'accompagne dans un théâtre de Ventura où il se produit ce soir.

        Eh bien !

  Gracie se redressa pour tester son équilibre. O miracle, les murs et le sol restèrent exactement où ils étaient censés être. Elle se sentait fatiguée, un peu faible, mais à part cela en pleine forme.

  Alexis l'aida à se mettre debout, puis l'accompagna jusqu'au canapé du salon avant de passer dans la cuisine. Gracie n'aurait jamais imaginé sa sœur volant ainsi à son secours. Encore une preuve qu'elle avait mal cerné les membres de sa famille... Elle se promit de les laisser vivre désormais sans présager de leurs réactions, ni porter de jugements de valeur.

        Que doit-il faire pour Riley aujourd'hui ? demanda-t-elle tandis qu'Alexis s'affairait dans la cuisine. Est-ce qu'ils continuent le porte-à-porte?

        Pas tout à fait.

        Pourquoi ? Les élections sont dans quelques jours !

  Sa sœur ne répondit pas tout de suite. Le silence se prolongeant, Gracie commença à se demander ce qu'on lui cachait.

        Alexis, dit-elle, qu'est-ce qui se passe ?

        Rien.

        Je ne te crois pas.

        Mais si, tout va bien !

  Comme si Gracie allait se laisser bercer par cette voix tendue, haut perchée...

        Tu n'as jamais su mentir. Raconte !

  Alexis réapparut sur le seuil du salon.

        Zeke était supposé garder le silence. Si Riley avait su que j'étais au courant, il ne m'aurait jamais appelée tout à l'heure.

  Le ventre de Gracie se noua d'angoisse.

        Qu'est-ce que tu sais, Alexis ?

  Sa sœur se balança d'un pied sur l'autre.

        Les sondages sont catastrophiques pour Riley. C'est tout ce que je sais. Ils avaient grimpé quand tout le monde vous croyait ensemble, mais depuis le débat, c'est la rechute. Les gens prennent fait et cause pour toi, ce qui est plutôt sympa, mais ils en veulent à Riley... Enfin, pas la peine de te faire un dessin.

  En effet, Gracie devina sans peine l'origine de ce raffut. Les stupides « Chroniques » réimprimées dans le journal ! A cause de ces histoires exhumées du passé, la moitié de la ville s'imaginait les connaître. Après tant d'années, Riley passait aux yeux de ces gens pour le méchant, l'odieux personnage insensible à ses charmes, qui lui refusait le bonheur auquel elle aspirait.

  Quelle ironie ! Car elle était réellement amoureuse de Riley. Elle le désirait pour de bon, ce happy end... Seulement c'était son affaire, pas celle de la population de Los Lobos !

        Est-ce qu'il va perdre ? demanda-t-elle posément.

  Alexis hocha la tête.

  Quatre-vingt-dix-sept millions de dollars envolés à cause d'elle !

        Je dois redresser la situation.

        Mais comment ?

        Je ne sais pas... Je lui parlerai quand il en aura terminé avec le gâteau. Nous trouverons bien une solution.

        C'est plutôt un miracle qu'il vous faudrait, soupira Alexis.

 

   Plusieurs officiers de sécurité montaient la garde au sommet de la colline, à l'entrée de la propriété. En gravissant les marches du perron, Riley, qui n'avait jamais prêté attention à la valeur historique des plus anciennes maisons de Los Lobos, eut l'étrange impression de remonter le temps.

  Après restauration, la demeure victorienne avait été rendue à son baroque originel. Des fauteuils à bascule et des tables étaient disposés le long de la véranda, dont les piliers s'ornaient de plantes grimpantes fleuries. L'ensemble dégageait un charme suranné un peu déroutant...

        Vous désirez ? lança le vigile en faction devant la porte.

        Je suis venu livrer le dessert pour le gala de ce soir, répondit Riley en levant légèrement le carton rose qu'il tenait dans les bras. Il y en a quatre autres comme celui-là dans le coffre de ma voiture.

        Bien sûr. Venez par ici. Par la suite, vous n'aurez qu'à vous garer de l'autre côté et passer par la porte de derrière. Ce sera plus près de la cuisine.

        Merci.

  Riley se tourna vers les trois autres vigiles postés dans l'allée. Il y avait aussi deux fourgonnettes de sécurité garées près de la barrière.

        Pourquoi ce déploiement de forces ? s'enquit-il.

        Ordre de la compagnie d'assurances. Beaucoup d'objets ont été empruntés pour la soirée. Des objets qui valent cher, apparemment. Alors pas de coup fourré, hein, fit le vigile en clignant de l'œil.

        Oh, moi, je ne suis que le livreur de gâteaux...

  Suivant ses instructions, Riley gagna directement le premier étage. La grande salle de bal était déjà apprêtée pour la fête, avec plusieurs tables dressées pour accueillir un buffet, deux bars et une table couverte d'une nappe en dentelle, sur laquelle Riley aperçut un certain nombre de boîtes roses, carrées, en carton.

  Des boîtes de pâtissier.

        Qu'est-ce que... ?

Il s'approcha, intrigué, et posa sa propre boîte le temps d'examiner les autres. C'était bien un gâteau. Un gâteau étrangement similaire à celui préparé par Gracie... Même tresse sur le pourtour, mêmes fleurs... Sauf que, vue de près, la tresse était inégale, composée d'éléments mal ajustés et pour certains, cassés. Quant aux fleurs, elles avaient un petit air défraîchi...

  Les questions se bousculèrent dans la tête de Riley Qui avait fait ça ? Et pourquoi ?

  Il déplaça son carton à lui vers le bout de la table et s'approcha de la fenêtre donnant sur l'arrière de la propriété. Il eut le temps de voir une Lexus familière quitter les lieux à vive allure.

  Pam !

  Ravalant un juron, il sortit son portable. Gracie décrocha à la première sonnerie.

        Comment te sens-tu ? lui demanda-t-il.

        Mieux. La fièvre est tombée. Alexis m'a préparé à manger et je sors de la douche. Je devrais survivre.

        Tant mieux. J'ai un problème ici. J'ai apporté le gâteau, mais il y en avait déjà un sur la table. Et je viens d'apercevoir Pam quittant la scène du crime au volant de sa voiture.

  Gracie poussa une exclamation.

        Alors c'est ça qu'elle faisait avec mes moules ? Un gâteau pour le gala de bienfaisance ? Mais pourquoi ? Et d'abord, de quoi a-t-il l'air ?

        De rien. Il est affreux. Je m'y perds... Quel intérêt ? Elle n'a aucune raison de te piquer ta clientèle. Personne ne pourrait se douter que c'est elle qui en est l'auteur !

        Non, mais ils penseront que c'est moi. Goûte-le.

        Quoi ?

        Goûte-le. Il faut que je sache s'il est mauvais.

        Ne quitte pas.

  L'œil rivé aux boîtes roses, Riley saisit une fourchette dans la pile disposée près des serviettes et la plongea dans le gâteau le plus proche. Le temps d'inspirer à fond, et il mordit dedans.

        Seigneur, marmonna-t-il en recrachant.

        Qu'est-ce qu'il y a ?

        Du sel. Du sel à la place du sucre. Enfin je crois...

  Il saisit une serviette et s'essuya la langue, en vain. Le goût atroce persista.

        Riley, tu dois enlever son gâteau de là. Elle fait tout pour me compromettre, pour que je ne puisse jamais me remettre du scandale... Remplace-le par le mien !

        Sans faute.

        Peux-tu m'appeler quand ce sera fait ? Il y a un autre sujet que j'aimerais aborder avec toi.

  Riley fronça les sourcils.

        Quelque chose ne va pas ?

        Non, rien. Je voudrais juste discuter des élections.

  Et zut...

        Qu'est-ce que tu sais ?

        Que tu es mal parti.

        Je m'en sortirai, déclara Riley tout en lorgnant la table.

        Comment ?

        Ecoute, je dois m'occuper de ces gâteaux... Je te préviens quand j'ai fini et je passe chez toi, d'accord ?

        Parfait. Merci.

  Il raccrocha et rempocha le téléphone. Puis il prit deux des boîtes de Pam et les emporta dans sa voiture. Trois autres trajets furent nécessaires pour apporter le gâteau de Gracie. Il procéda ensuite de son mieux au remontage de l'ensemble. Il repartait au petit trot, le dernier étage de celui de Pam dans les bras, quand un vigile le stoppa net en haut de l'escalier.

        Pas si vite ! Qu'est-ce que vous avez là ?

        Un gâteau. On en avait livré deux par erreur.

  Mais le grand costaud ne parut pas convaincu.

        On vient de nous prévenir par téléphone qu'un petit plaisantin s'amuserait à échanger les gâteaux. Une histoire à propos des élections, d'un candidat prêt à tout pour se faire remarquer...

  Il l'étudia en plissant les yeux.

        C'est marrant, vous ressemblez justement à ce gars qui se présente à la mairie.

  Riley n'en crut pas ses oreilles. Pam avait vraiment bien couvert ses bases, sur ce coup-là.

        Ce n'est pas ce que vous pensez, dit-il tout en essayant de contourner discrètement le vigile qui lui barrait la route. Le nouveau gâteau est en place et il est délicieux. Celui-ci est très mauvais. Goûtez-le, si vous ne me croyez pas, proposa-t-il en levant le carton à bout de bras. On ne peut pas décemment le donner aux invités.

        Bougez pas. Je dois appeler mon chef.

  Le vigile dégaina son talkie-walkie et pressa une touche. Pendant ce temps, Riley tenta frénétiquement d'évaluer la distance qui le séparait de la porte principale. S'il partait en courant, aurait-il une chance ?

  Quand il entendit le correspondant ordonner à l'autre bout de la ligne : « Retiens-le ! », il comprit qu'il n'avait pas le choix. Il se précipita dans l'escalier.

  Le problème, c'était qu'il n'avait pas repéré la personne qui montait les marches au même moment. Un grand type, avec une caisse pleine de bouteilles de vin dans les bras. Riley partit sur sa gauche, l'autre, pas de chance, partit sur sa droite. La collision devint inévitable.

  Riley valsa contre la rampe et le carton à gâteaux partit en vol plané. Le type lâcha sa caisse de bouteilles et tous les deux partirent dans un roulé-boulé jusqu'au rez-de-chaussée, une marche après l'autre... pour atterrir sur un gâteau trempé de vin et un tapis d'éclats de verre.

  En sentant la douleur éclater sur chaque partie de son corps, Riley comprit que l'affaire était mal engagée. Impression confirmée quand une sirène retentit au loin et se rapprochait inexorablement.