01
— Gracie ? Gracie Landon ! C'est bien toi, n'est-ce pas ?
« Zut ! Elle m'a coincée », songea Gracie. Au beau milieu du jardin de sa mère, le journal dans une main, une tasse de café dans l'autre, les cheveux chiffonnés par l'oreiller... elle jeta un regard d'envie à la porte de la maison, unique issue de secours, pour se résigner aussitôt — son éducation lui interdisait une telle incivilité envers Eunice Baxter, une voisine, octogénaire de surcroît.
Elle avança donc le plus dignement possible, dans les chaussons à pompons empruntés à sa sœur, jusqu'à la barrière séparant les deux propriétés.
— Bonjour, madame Baxter ! lança-t-elle avec une gaieté forcée. Oui, c'est moi, Gracie.
— Je le savais ! Pour sûr, je t'aurais reconnue n'importe où. Et pourtant je ne t'ai pas revue depuis... Depuis combien d'années, au fait?
— Quatorze, répondit Gracie.
Soit la moitié de sa vie, ou presque ! Depuis le temps, logiquement, tout le monde aurait dû l'oublier.
— Eh bien, tu es devenue drôlement mignonne, sais-tu ? Quand tu es partie, ne le prends pas mal... ta pauvre mère elle-même s'inquiétait pour ton avenir. Et te voilà aujourd'hui fraîche épanouie comme une rose !
N'ayant aucune envie de se remémorer cette période précise de son passé, Gracie sourit poliment, pressée de battre en retraite vers le perron.
— Merci, madame Baxter, mais je...
— Tu sais, reprit Eunice en faisant bouffer ses boucles laquées, je parlais justement de toi hier avec mon amie Wilma. Nous disions que les jeunes d'aujourd'hui ne savent plus aimer comme les héros de cinéma, ou comme tu aimais Riley Whitefield.
Oh ! mon Dieu, non ! songea la jeune femme atterrée, pas Riley Tout sauf ça ! Il n'y avait donc pas prescription pour ses exploits de jeune furie névrosée? Après tant d'années?
— Ce n'était qu'une toquade, murmura-t-elle tout en se maudissant d'avoir consenti à revenir à Los Lobos après toutes ces années.
Mais quand on s'était fait, comme elle, une réputation de pâtissière spécialisée dans les gâteaux de noces, on ne pouvait pas refuser de concocter celui du mariage d'une de ses sœurs...
— Allons ! Tu étais la preuve vivante que le grand amour existe. Tu devrais être fière ! Tu adorais ce garçon, et tu n'avais pas peur de le montrer. Quel cran ! Quelle audace !
Quelle inconscience, surtout, rectifia Gracie en son for intérieur avec un sourire triste. Pauvre Riley. Elle avait fait de sa vie un enfer.
— Ce journaliste de La Gazette a eu du flair de raconter ton histoire sous forme de feuilleton, poursuivit Eunice, emportée par son enthousiasme. Ainsi, toute la ville a pu en profiter Et pour toi, c'était la gloire, à l'époque !
— La gloire et la honte absolue, marmonna Gracie.
Elle gardait un souvenir cuisant du jour où elle avait découvert, au petit déjeuner, son béguin pour Riley étalé dans le quotidien local jusque dans les moindres détails.
— L'épisode favori de Wilma, c'est celui où tu as barré portes et fenêtres chez sa petite amie pour l'empêcher de se rendre à leur rendez-vous. Excellent, ça ! Mais, pour moi, ton initiative la plus spectaculaire fut de te coucher devant la voiture de Riley, ici même...
Eunice pointa le doigt vers la rue, juste devant la maison.
— J'étais aux premières loges, poursuivit-elle, les yeux brillants. Tu clamais que tu l'aimais trop pour le laisser épouser Pam... Pour finir, tu l'as supplié de te rouler dessus pour mettre fin à tes souffrances, s'il préférait s'obstiner dans son projet.
— Mmm, oui, soupira Gracie, super idée, vraiment...
C'était à croire qu'elle seule, en ce bas monde, n'avait pas le droit d'oublier les bêtises de son enfance.
— Je dois des excuses à Riley, ajouta la jeune femme à voix basse.
— Il est revenu en ville, à propos. Tu es au courant ?
Le contraire eût été difficile... Depuis son arrivée à Los Lobos, deux jours plus tôt, chacun s'était fait un devoir de lui annoncer la nouvelle.
— Vraiment ? fit-elle.
La vieille dame lui adressa un clin d'œil et chantonna :
— Et il est de nouveau cé-li-ba-taire ! Et toi, Gracie? Tu as quelqu'un dans ta vie ?
— Non. Mais je suis très occupée par mon travail ces temps-ci et...
— Alors, c'est le destin ! trancha Eunice d'un air entendu. Je te le dis comme je le pense, il vous a réunis tous les deux pour vous offrir une seconde chance.
Gracie retint un grognement. Croiser de nouveau la route de Riley Whitefield pour essuyer une humiliation de plus ? Non, merci. Plutôt se pendre. De toute manière, Riley ferait tout pour l'éviter, cela tombait sous le sens.
— Vous êtes gentille, madame Baxter, mais je ne pense pas que...
— Imagine, glissa Eunice, qu'il ait encore un petit faible pour toi ?
Cette hypothèse était si farfelue qu'elle arracha un petit rire à Gracie.
— Riley me craignait comme la peste, répliqua-t-elle. S'il me voyait aujourd'hui, il détalerait en hurlant au loup !
— Quelquefois, les hommes ont besoin qu'on leur force un peu la main...
— Mais, le plus souvent, ils ont surtout besoin qu'on les laisse tranquilles, si vous voulez mon avis.
Et telle était bien l'intention de Gracie. Finie la chasse à l'homme ! Lors de son séjour à Los Lobos, elle éviterait avec soin les lieux publics que risquait de fréquenter Riley. Et si, par hasard, ils venaient à se croiser tout de même, elle resterait calme et polie, tout en gardant prudemment ses distances. Peut-être ne le reconnaîtrait-elle même pas. Car les sentiments qu'il lui avait inspirés naguère étaient désormais morts et enterrés. Cette page de sa vie était tournée depuis des lustres.
Et puis elle était devenue une autre femme, sociable, mature. Le temps des harceleuses était bel et bien révolu.
— Où étais-tu passée ? demanda Viviane lorsque Gracie regagna la cuisine des Landon. Est-ce que Mme Baxter t'aurait coincée pour une petite causerie ?
— Tout juste.
Gracie se délesta de La Gazette pour s'octroyer une longue gorgée de café.
— Je te jure, dit-elle, on dirait que j'ai quitté la ville la semaine dernière !
— Les seniors ont une notion du temps tout à fait particulière, confirma Viviane en secouant ses boucles blondes comme les blés pour bâiller à son aise. D'abord, ils se lèvent trop tôt. Maman a quitté la maison avant 7 heures, ce matin, tu te rends compte ?
— Elle avait parlé de soldes exceptionnels ce samedi à la quincaillerie, non ?
Gracie se jucha sur un tabouret et posa sa tasse sur le comptoir.
— Tu n'étais pas censée l'aider, d'ailleurs?
— Si, dit Viviane en s'étirant. C'est ma punition pour avoir choisi une robe de mariée à trois cents dollars... Budget explosé ! Partant de là, je n'avais que deux solutions, affamer les invités ou me retrousser les manches pour payer ma
— D'accord, murmura Gracie, intriguée par ces façons de conspiratrice.
— C'est Zeke.
Alexis se tut brusquement et pinça les lèvres.
— Bon sang, je m'étais promis de ne pas pleurer...
A ces mots, le cœur de Gracie se serra. Zeke et Alexis étaient mariés depuis cinq ans. Ils formaient un couple sans problème, en apparence...
Sa sœur inspira un grand coup et lâcha :
— Je crois qu'il a une liaison.
— Quoi ? Mais c'est impossible, voyons! Il est fou de toi !
— C'est ce que je pensais, moi aussi, soupira Alexis en se passant une main sur les yeux. Mais...
Elle s'interrompit un instant. Des bruits de pas résonnaient au plafond.
— Zeke disparaît tous les soirs et il ne revient pas avant 3 ou 4 heures du matin, reprit-elle un ton plus bas. Quand je l'interroge, il me répond qu'il travaille tard pour la campagne. Mais je n'y crois pas une seconde.
Gracie referma le journal d'un geste lent.
— Quelle campagne ? Zeke travaille bien dans les assurances, n'est-ce pas ?
— Oui, mais il gère la campagne électorale de Riley Whltefield pour les municipales. Tu n'étais pas au courant ?
Non, Gracie n'était pas au courant. A dire vrai, elle tombait des nues.
— Depuis quand ? balbutia-t-elle.
— Oh, cela remonte à quelques mois. Il a engagé Zeke parce qu'il...
Chahut dans l'escalier. Viviane réapparut dans la cuisine.
— Salut, Alexis ! s'écria-t-elle tout en finissant de tresser ses longs cheveux. Ça te dirait de prendre ma place au magasin, aujourd'hui ?
— Pas vraiment.
— Tant pis ! J'aurai au moins tenté ma chance, répliqua Viviane en souriant. Bon, je file. Ne vous amusez pas trop en mon absence !
La porte-fenêtre claqua derrière elle. Une minute plus tard, on entendit un moteur démarrer en crachotant, puis le bruit s'estompa.
Alexis alla scruter la rue par la fenêtre au-dessus de l'évier.
— Elle est partie, annonça-t-elle. Où en étais-je ?
— Tu me disais que ton mari travaillait maintenant pour Riley Whitefield... Comment est-ce possible ?
— Zeke a été l'assistant d'un sénateur de l'Arizona pendant deux ans après sa sortie de l'université.
Alexis se détendit un peu et ajouta en souriant :
— J'étais moi-même étudiante et... Bon sang ! C'était il y a une éternité ! Je n'arrive pas à croire qu'il puisse me faire ça... Je l'aime tellement et je croyais que... que...
Sa voix trembla.
— Mais qu'est-ce que je vais faire ?
Une sensation très désagréable gagnait peu à peu Gracie. Celle d'être piégée au cœur du palais des glaces d'une fête foraine. Autour d'elle, les apparences se révélaient si trompeuses qu'elle se heurtait sans arrêt à des murs, faute de connaître la sortie.
Bien sûr, Alexis et Viviane étaient ses sœurs. Sa famille. Toutes les trois, du reste, se ressemblaient assez pour que nul n'ignore leurs liens génétiques. Même blondeur de cheveux, à une nuance près — pâle pour Alexis, ardente chez Viviane, dorée pour Gracie —, grands yeux bleus, même taille dans la moyenne. Néanmoins, ayant passé la moitié de sa vie à l'écart de la fratrie, Gracie éprouvait les pires difficultés à se glisser de nouveau dans la peau de la confidente sans un minimum d'échauffement.
A tout hasard, elle tenta d'argumenter.
— Tu ne sais pas avec certitude ce que fait Zeke... C'est peut-être effectivement la campagne électorale qui l'occupe.
— Justement ! Je compte bien en avoir le cœur net, figure-toi.
Un sourd pressentiment se fit jour chez Gracie. Son estomac commençait à donner des signes d'une acidité croissante.
— Quelque chose me dit que je vais regretter d'avoir posé la question, mais... comment vas-tu t'y prendre ?
— Je vais le pister. Ce soir même, il a soi-disant une réunion avec Riley. Eh bien, j'y serai, moi aussi.
— Très mauvaise idée, déclara Gracie en attrapant sa tasse de café. Crois-moi, je te le dis en connaissance de cause ! Ma propre expérience avec Riley m'a coûté très cher.
— J'irai, s'entêta Alexis, les larmes aux yeux. Et j'aurai besoin de ton aide.
Gracie reposa vivement sa tasse.
— Ah, non ! Non, Alexis, je ne peux pas. Et toi non plus ! C'est de la folie !
De grosses larmes dévalaient maintenant les joues de sa sœur aînée. Alexis souffrait, c'était évident, et Gracie n'était pas armée pour résister à une telle détresse... Elle essaya, cependant.
— Cela ne peut mener qu'à la catastrophe, déclara-t-elle fermement. Je refuse de m'en mêler !
— Je comp... comprends...
— Tant mieux, parce qu'il est hors de question que je t'accompagne.
C'est ainsi que, ce même soir, Gracie emboîta malgré elle le pas à Alexis, et se retrouva cachée dans une haie, sous les fenêtres du manoir Whitefield. La vénérable bâtisse avait abrité plusieurs générations de privilégiés dont le dernier en date n'était autre que Riley
Les deux sœurs firent halte à quelques mètres d'une fenêtre donnant sur l'arrière de la propriété.
— Je suis en plein cauchemar, chuchota Gracie, le cœur battant. J'ai cessé d'espionner Riley à quatorze ans, et voilà que je recommence ! C'est complètement dingue...
— Ce n'est pas Riley que tu espionnes, c'est Zeke. Aucun rapport !
— Je doute que Riley soit sensible à la nuance, s'il nous surprend.
— Il ne s'apercevra de rien. Tu as apporté ton Polaroid ?
Gracie brandit son appareil photo instantané fétiche, qu'elle tenait caché sous son bras. L'éclat du réverbère le plus proche alluma un reflet dans l'étroit objectif.
— Prête ? souffla Alexis. La fenêtre de la bibliothèque est juste après le coin. De là, tu devrais pouvoir prendre une très bonne photo...
— Pourquoi tu ne la prends pas toi-même ? répliqua Gracie, qui sentait le trac lui couper les jambes.
— Parce que je vais rester là, tiens, au cas où une traînée détalerait par la porte de derrière !
— Mais si Zeke avait une liaison, est-ce qu'il n'irait pas plutôt dans un motel ?
— Impossible. C'est moi qui règle les factures. Et puis, quand on sortait ensemble, il lui arrivait de prêter son appartement à un copain pour la soirée. A tous les coups, Riley lui rend le même genre de service. Entre nous, ça ne te chiffonne pas, des réunions électorales qui s'éternisent jusqu'à 3 heures du matin ?
D'un certain point de vue, le raisonnement se tenait. Le problème, c'était le plan qui en découlait, songea Gracie en s'approchant du mur à pas prudents. S'introduire incognito dans une propriété privée pour mitrailler une fenêtre ouverte tenait de l'épreuve physique et mentale.
— Nous ne savons même pas s'ils sont dans la bibliothèque, objecta encore Gracie à voix basse.
— D'après Zeke, c'est là que se tiennent toutes les réunions.
— Et si je jetais simplement un coup d'œil par la fenêtre ? Ensuite, je te raconte..,
— Je veux une preuve.
Gracie, elle, voulait tout autre chose, mais elle céda devant l'entêtement d'Alexis. A supposer même qu'elle en ait eu envie, elle était incapable de tourner le dos à sa sœur. Autant prendre ces fichues photos et décamper, plutôt que d'argumenter pour rien au milieu des buissons.
Sans ajouter un mot, elle se remit en marche, très lentement, vers la maison.
Les plantations au pied du mur se révélèrent plus denses que prévu. Des branches griffèrent ses bras nus et son pantalon. Plus grave, la fenêtre de la bibliothèque était si haute qu'elle serait obligée de brandir le Polaroid au-dessus de sa tête et de pointer l'objectif au petit bonheur vers la pièce, sans savoir qui s'y trouvait...
Avec sa déveine, il ne manquerait plus que quelqu'un se penche à la fenêtre à ce moment précis !
— Advienne que pourra, marmotta la jeune femme en se hissant sur la pointe des pieds.
Elle appuya sur le déclencheur — et une vive lumière explosa dans la nuit.
Gracie retomba instantanément à genoux, jurant tout bas. Le flash ! Comment avait-elle pu oublier le flash ?
Parce que cet appareil lui servait à photographier des gâteaux, pas des maris infidèles, voilà pourquoi ! Mais le moment ne se prêtait pas à l'autocritique. Sans plus tarder, elle se releva tant bien que mal et se mit à courir vers la voiture.
Aucune trace d'Alexis.
Gracie secoua la tête. Avait-elle seulement photographié quoi que ce soit ? Mais qu'importe, l'essentiel était de filer d'ici avant que...
— Pas un geste!
L'ordre claqua comme un coup de fouet dans le silence nocturne. Et, dans la seconde qui suivit, ce qui ressemblait fort à un canon de revolver se planta entre les omoplates de Gracie.
La jeune femme obéit, tétanisée.
— Qu'est-ce que vous fichez là ? Pour un voleur, vous n'êtes pas très doué... Vous vous annoncez toujours avec un flash ?
— Ecoutez, riposta Gracie, le souffle court, je suis désolée de vous avoir fait peur. Mais je peux vous expliquer...
Tout en parlant, elle se retourna très lentement face à l'homme qui tenait l'arme pointée sur elle.
L'un comme l'autre tressaillirent et reculèrent d'un pas. Tandis que Gracie récitait une prière expresse pour que la terre s'ouvre sous ses pieds et l'avale aussitôt, l'effarement se peignit sur le visage de Riley Whitefield. On aurait juré, à sa mine blême, qu'il venait de voir un fantôme.
— Nom de Dieu, murmura-t-il. Gracie Landon !